LIBRE EXPRESSION
A l’occasion de la commémoration des 300 ans du Code Noir des Mascareignes..
Le Code Noir des Mascareignes de décembre 1723, connu sous le nom de Lettres Patentes, en forme d’édit concernant les esclaves nègres des Isles de Bourbon et de France, reprend avec quelques ajustements les articles de l’Édit de mars 1685 – baptisé Code Noir dès le début du XVIIIe siècle – portant sur les rapports entre maîtres et esclaves. Initié par Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), puissant ministre de Louis XIV, achevé par son fils, le marquis de Seignelay, l’Édit de mars 1685 sur la police des îles de l’Amérique française est l’une des premières tentatives de codification, au 17e siècle, d’une pratique esclavagiste montante jusqu’à lors non réglementée. Il sera étendu à d’autres colonies tout au long du XVIIIe siècle (Saint-Domingue en 1687, Guyane en 1704, Mascareignes en 1723, Louisiane en 1724) avec à chaque fois plus de dureté à l’égard des esclaves, justifiant ainsi l’appellation Code Noir.
Un texte qui légalise l’esclavage
Comme toutes les puissances coloniales européennes, la France exploite ses colonies des Mascareignes grâce à une main d’œuvre servile importée massivement d’Afrique subsaharienne, le plus souvent du Mozambique et de Madagascar. Les Noirs, désignés par le terme Nègres, sont considérés comme les plus à même de travailler dans les plantations. Ce qui importe prioritairement au législateur des “Codes Noirs”, c’est avant tout le profit que le royaume peut tirer de ses colonies. Dans cette perspective, l’ordre, la discipline et la bonne gestion doivent impérativement régner dans les colonies. Et le tout, sur fond de la primauté du droit d’évangélisation ou la priorité du salut des âmes (le baptême affranchissait du péché originel) et des préjugés racistes parfois nourris de référence à la Bible comme le mythe de Cham[1] et surtout par une vision de l’Afrique comme barbare.
C’est sous cet angle qu’il convient, pensons-nous, de lire et d’interpréter les “Codes Noirs”, qui organisent la domination juridique du maître sur l’esclave. Quant à savoir si le Code Noir (dans ses différentes versions) est raciste et doit être considéré comme « le texte juridique le plus monstrueux qu’aient produit les temps modernes », comme l’affirme avec passion Louis Sala-Molins dans Le Code Noir ou le calvaire de Canaan (PUF, 1987), les avis divergent. Ce qui est certain, c’est qu’à partir du moment où le Nègre est réduit en servitude, « esclavisé », il est réifié, il devient une chose ou une bête de somme. On pouvait l’acheter, le vendre, le léguer ou lui redonner la liberté par l’affranchissement. En tant qu’esclave, le Nègre entre donc dans la catégorie des biens meubles, mais en tant que futur chrétien – destiné à être baptisé pour bénéficier du salut de son âme – il est considéré comme un être humain à part (presque) entière. C’est cette contradiction, semble-t-il, que le Code Noir veut résoudre en essayant de tracer, tant bien que mal, une frontière entre la qualité de sujet de l’esclave et sa qualité d’objet (Le Code Noir, Introduction et notes de Robert Chesnais, Edit. L’Esprit Frappeur, 1998).
L’esclave, un être hybride, à la fois chose et homme, objet et sujet
L’article 39 du Code Noir des Mascareignes nous enseigne que l’esclave est considéré comme un bien meuble : « les esclaves sont réputés meubles ». Pour Laurent Sermet, juriste spécialiste des Droits de l’homme et professeur à La Réunion en 2004, le participe passé « réputé » est ici pris comme être tenu pour, signifiant ainsi que les auteurs du Code sont parfaitement conscients du besoin de recourir à la fiction juridique, comme un instrument de construction du droit dont tout le reste (la condition juridique) découle. On comprend dès lors, précise notre juriste, que « le recours à la fiction juridique signifie aussi qu’il n’y a aucune preuve factuelle qu’une personne doive être tenue pour bien meuble. Grâce à cette fiction toute juridique, la légalité et la légitimité de l’esclavage sont alors institués » (Code Noir, portail-esclavage-réunion.fr).
L’esclave n’est donc qu’une chose en tant qu’objet de droit par opposition à l’idée d’un sujet de droit. En conséquence, sa personnalité juridique ne doit pas être confondue avec la question de son appartenance à l’humanité. L’esclave est à la fois une propriété et un homme ayant une âme. Bref, un être juridique hybride, à la fois objet et sujet. Certains articles témoignent de son humanité. Ainsi l’article premier (Code Noir, 1723) stipule que tous les esclaves doivent être « instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine, et baptisés » et toute autre religion est interdite. Il est interdit de les faire travailler les dimanches et jours fériés (art.4). Ils peuvent se marier, mais avec le consentement de leur maître respectif (art. 6), mais l’interdiction est faite aux maîtres de les marier contre leur gré (art. 7). En cas de saisi ou de vente des esclaves, le mari, la femme et les enfants ne peuvent être séparés (art.42). Les maîtres sont tenus d’entretenir les esclaves infirmes ou malades (art. 20) et peuvent affranchir les esclaves à leur service (art. 55 du code 1685).
Dans d’autres articles, près d’une vingtaine, l’esclave est traité comme un bien meuble : il peut à ce titre être vendu de gré à gré ou à l’encan, saisi, donné ou faire partie d’un héritage (Articles, 39 à 48). De bien meuble il peut devenir un bien mobilier, voire un immeuble (art.43 et s). Comme le bétail, l’esclave a un prix et seulement un prénom, mais pas de patronyme. Il ne peut rien posséder, pas même un pécule qu’il ne peut transmettre à ses héritiers naturels. Pas de liberté de réunion non plus et l’attroupement d’esclaves est sévèrement réprimé (art.12). Réputé meuble, l’esclave est dépourvu de responsabilité civile. De ce fait, il ne peut agir au pénal contre autrui. L’article 30 du Code Noir de 1723 prévoit que les maîtres sont tenus, en cas de vols ou d’autres dommages causés par leurs esclaves…, de réparer le tort en leur nom. Par contre, le même Code de 1723, prévoit que l’esclave ayant frappé son maître ou sa famille sera puni de mort. Il risque la même peine en cas « d’excès et voies de fait » commis contre les personnes libres (art.27). L’infraction du marronnage est sévèrement sanctionnée (art.31 et 32). La reconnaissance juridique de la personnalité de l’esclave ne fait ici aucun doute. Un droit de recours de l’esclave contre son maître est même reconnu par le Code Noir (art.19). Bref, l’esclave est un être hybride juridiquement, à la fois chose et homme, objet et sujet.
Une « portion particulière de l’humanité »
A la lumière de nos convictions présentes, nous considérons cette figure de l’esclave, à la fois chose et homme, objet et sujet, comme contradictoire, incohérente. Qu’en est-il pour les auteurs du Code Noir – texte juridique du XVIIe siècle ? « Le rapport théorique entre l’humanité et personnalité juridique en vigueur à l’époque du Code Noir n’est pas celui du droit contemporain », écrit Jean-François Niort, historien du droit colonial (J-F. Niort, Le Code Noir, Idées reçues sur un texte symbolique, 2023). Autrement dit la personnalité juridique de l’esclave ne doit donc pas être confondue avec la question de son appartenance à l’humanité, laquelle ne se pose pas, dit encore Jean-François Niort. Cependant, si l’humanité des esclaves n’est pas nié dans son ensemble, ces derniers sont néanmoins considérés, comme le dit l’historien guadeloupéen Frédéric Régent, comme une « portion particulière de l’humanité » (F. Régent, De l’humain et de la chose… Open Edition).
Infériorisé dès sa réduction en l’esclavage, soumis à un statut juridique qui le chosifie et le patrimonialise, le Noir est de plus en plus discriminé et racialisé par le droit colonial. En 1686, une année après l’Édit de 1685, on assiste à un assouplissement de l’interdiction de vente des esclaves les dimanches et jours de fêtes religieuses. La peine d’amende prévue pour le recel d’esclaves fugitifs (art. 39 de l’Édit de 1685) est transformée en déchéance de la liberté (ordonnance royale de 1705 et les édits de 1723 et 1724). Les affranchissements par les maîtres prévus par l’Edit de 1685 deviennent de plus en plus compliqués. Les mariages mixtes, autorisés par l’Edit de 1685 sont définitivement prohibés par les édits de 1723 et 1724. Les affranchis et leurs descendants seront soumis au cours du XVIIIe siècle à des discriminations professionnelle, sociales et économiques non prévues en 1685. Les choses commenceront à changer à partir des années 1830 jusqu’à sa suppression en 1848.
Pour conclure, il convient de rappeler que le Code Noir (toutes ses versions confondues), notamment dans ses dispositions en faveur des esclaves, a eu très peu d’effets positifs sur le terrain, selon les historiens, y compris dans les Mascareignes. En matière de christianisation, les maîtres étaient plus soucieux de rentabilité que de religion (Claude Prudhomme, 1984). C’est un texte juridique, hors du droit commun et dérogeant à toutes les lois naturelles, qui légalise un système odieux privant un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants de leur liberté et d’autonomie, soumis à un statut collectif contraignant et humiliant et traité par le droit comme un objet de propriété, comme un bien. C’est une législation d’exception qui a malheureusement laissé bien de séquelles dans les sociétés et les mentalités.
Reynolds Michel
[1] MICHEL Reynolds, Le racisme anti-noir et la malédiction de Cham, médias locaux, décembre 2019
Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.