CINÉMA : INTERVIEW DE GREGORY LUCILLY
Marmaille est le premier film réunionnais à obtenir une distribution aussi large dans l’Hexagone. Sorti le 4 décembre dernier, le film a réalisé près de 12 000 entrées pour sa première semaine. C’est une première pour un film en créole tourné à La Réunion avec des acteurs réunionnais, mais pour son réalisateur Grégory Lucilly, ce film est d’abord un cri du cœur qui explose le tabou de l’abandon parental.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien en podcast :
« Marmaille », un film réunionnais au-delà des clichés
Bonjour Grégory Lucilly, vous êtes le réalisateur de Marmaille, le premier film réunionnais en créole distribué dans l’Hexagone, sorti le 4 décembre dernier. Il est sorti en avant-première à La Réunion où il a été très bien reçu. Avec près de 12 000 entrées enregistrées en métropole dès la première semaine, cela fait maintenant deux semaines. Avez-vous plus de recul sur tout ce qui vient de se passer ?
Grégory Lucilly : Je suis toujours très heureux et touché de voir que le film plaît. On reçoit beaucoup de messages de félicitations. Ce n’est pas le premier film en créole ni le premier qui tente une distribution dans l’Hexagone, mais c’est le premier qui a obtenu une telle exposition avec autant de salles en dehors de La Réunion.
Concernant votre parcours, vous avez voulu faire du cinéma très tôt, mais avant de vous lancer, vous avez fait une école de commerce. C’est après un stage chez Pathé que vous décidez de vous consacrer à votre passion. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?
J’ai toujours voulu faire du cinéma. La Fontaine disait : « On rencontre sa destinée souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter. » C’est un peu ce qui m’est arrivé. Je n’ai pas fini mon école de commerce, mais j’y ai beaucoup appris, et cela me sert encore aujourd’hui : la gestion de projets, d’équipes, de budgets. Je suis rentré dans ce milieu par la petite porte, en apportant le café sur les tournages. Puis j’ai rencontré un chef-opérateur qui m’a dit : « Si tu veux devenir réalisateur, il n’y a pas 36 solutions : il faut réaliser. » C’est à ce moment-là que je suis rentré à La Réunion pour réaliser mon premier court-métrage.
L’importance du créole
Quelle place le créole a-t-il eu dans la création du film ? Vous auriez pu le tourner en français ?
On m’a proposé de tourner en français, mais j’ai toujours refusé. Je trouvais qu’il y avait un parallèle intéressant entre le destin de mes personnages et le destin de La Réunion. Je considère que La Réunion a encore un âge adolescent : c’est une île très jeune, moderne, fougueuse, comme un adolescent. Le décor de La Réunion devenait un personnage à part entière du film. Et je ne pouvais pas tourner ce film dans la réalité réunionnaise, celle que j’ai pu vivre, en faisant parler mes personnages en français. Je me suis battu pour que ce film soit en créole, tourné à La Réunion avec des jeunes marmaille d’ici.
Un cri du cœur avant tout
Dans quelle optique avez-vous écrit le scénario ? Aviez-vous dès le début l’ambition de réaliser le premier film en créole distribué dans l’Hexagone ?
On ne pense pas à ce genre de choses quand on fait un film. On fait un film parce qu’on a un cri du cœur en soi. Pour moi, c’était le cas, car je mène une enquête et je me rends compte que beaucoup de jeunes connaissent l’abandon parental dans leur vie. Et que c’est très dur de s’en relever. Je ne l’ai pas fait dans un but compétitif pour être le premier à sortir un film réunionnais. Nous étions portés par une histoire, pas par un défi économique.
Un regard réunionnais sur la société réunionnaise
Quel regard vouliez-vous poser sur la société réunionnaise à travers votre film, pour un public habitué à des films souvent « cartes postales », peu imprégnés de la culture locale ?
J’avais envie de casser les clichés. À chaque fois qu’on parle des DOM-TOM, la fachosphère se déchaîne en nous traitant d’assistés, etc. Quand on a présenté le film au CINEMED, un spectateur a pris la parole pour nous désigner comme « les confettis de l’Empire ». On m’a aussi dit en séance publique que c’était normal pour les peuplades africaines d’abandonner leurs gamins. En recevant tous ces commentaires, cela renforçait l’idée que j’avais raison. Même quand des productions métropolitaines viennent tourner ici, on est parfois dépeints de manière insultante. Je voulais montrer, non pas des assistés, mais un peuple combatif et bienveillant, dans une île qui se construit. Il était de mon devoir de recentrer le débat sur qui nous sommes et de poser ma caméra à hauteur de destins.
La Réunion, terre de cinéma
Comment avez-vous vu évoluer le milieu du cinéma à La Réunion, qu’on décrit maintenant comme une terre de tournages ?
Quand j’arrive vers 2008 pour réaliser mes premiers courts-métrages, il n’y a pas grand-chose à La Réunion. Il n’y avait pas de loueurs de matériel, et ceux qui avaient une caméra ne la louaient pas pour conserver le marché. J’ai dû acheter des projecteurs de jardin chez M. Bricolage pour éclairer mes tournages. C’était très roots au départ, mais j’ai vu cette industrie se bâtir grâce au travail formidable de la Région Réunion et de l’Agence Film Réunion. Cette évolution est positive : le cinéma, l’audiovisuel, c’est du soft power. La Réunion est un studio de tournage à ciel ouvert, avec une variété de paysages et de carnations. Aujourd’hui, on a tous les professionnels et les équipements nécessaires pour tourner dans les règles de l’art. C’est une richesse qu’il faut préserver.
Une enquête minutieuse
Vous avez choisi de traiter de l’abandon maternel, une situation plus courante qu’il n’y paraît. Comment s’est passée votre enquête sur ce sujet ?
Il fallait rendre hommage à ce combat que mènent tous ces jeunes. Un scénario de film, ça se romance, mais il fallait nourrir le propos à partir d’une base authentique. L’un des plus beaux compliments qu’on a pu me faire, c’est de dire que ce film entre en résonance avec la réalité que connaissent certains jeunes. Ils méritent qu’on traite ce tabou correctement.
Un casting entre acteur chevronnés et débutants
Vous avez choisi des acteurs non professionnels pour les rôles principaux, mais comment avez-vous sélectionné les autres, relativement connus ?
Maxime (Thomas) a été casté lors d’un battle à Saint-André, et Brillana (Audrey) a été proposée par sa prof de français. Ils n’avaient aucune expérience, mais c’était une donnée dès le départ : je voulais aller chercher des diamants bruts. À l’inverse, pour les adultes, j’ai choisi des comédiens chevronnés de La Réunion, comme Yaëlle Trulès ou Délixia Perrine, à l’exception de Vincent Vermignon, Martiniquais, qui a appris le créole réunionnais pour l’occasion. La performance des acteurs a été saluée, car cette histoire leur parlait profondément.
L’importance du montage
Le montage s’est passé comment ? Qu’est-ce qui a le plus changé entre le scénario initial et le film ?
Jusqu’à maintenant, je montais moi-même mes courts-métrages. Mais pour ce film, j’ai demandé à mes producteurs d’avoir accès à un chef monteur. Jennifer Augé, qui a travaillé sur Petit Pays ou La Promesse de l’aube, a été précieuse. Elle a resserré l’action et recentré l’histoire sur les deux gamins. Le montage est une troisième écriture, après le scénario et le tournage. C’est une étape créative que j’adore.
Au lycée, vous avez réalisé un reportage sur un hôpital psychiatrique pour un cours de philosophie. C’est quoi cette anecdote ?
C’était pour mon tout premier film, qui est resté sur le banc de montage. Je devais répondre à la question « Qu’est-ce que la folie ? » et je n’avais pas envie de faire une rédaction. J’ai emprunté une caméra au lycée et suis allé à l’hôpital de Saint-Paul. Je me suis présenté comme journaliste, mais le chef de service a vite compris que je mentais. Il a été impressionné par ma démarche et m’a laissé filmer. Cela a nourri mon besoin d’enquêter avant de tourner.
Copyrights photos et photogrammes :
Photos : Gwael Desbont @ Cine Nomine
Photogrammes : @ 2024 Cine Nomine
Léa Morineau et Urvashi Velechy
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