L’un des intérêts de ce court roman consiste en l’évocation d’un chapitre de l’Histoire du vingtième siècle qui s’est déroulé à Maurice de 1940 à 1945, un épisode quasiment inconnu des Mauriciens d’aujourd’hui s’inscrivant dans la tragédie juive de la Shoah.
En 1940 des milliers de Juifs fuyant l’Europe, ayant débarqué à Haïfa, dans ce qui était alors une colonie britannique, ont été refoulés et déportés par les Anglais, qui ne souhaitaient pas les voir s’installer en Palestine, les uns vers Trinidad-et-Tobago, les autres vers Maurice où ils ont été internés en décembre de l’année à Beau Bassin dans un camp aux conditions de survie délétères.
« C’est l’histoire que personne ne connaît. Presque un mirage. Une petite Shoah dans la grande. Une Shoah minime : que sont cent vingt-huit morts au regard de six millions ? ».
Une autre version romancée de cette infâmie en a été donnée par l’écrivaine Nathacha Appanah dans un ouvrage intitulé Le dernier frère.
Le présent roman a pour personnage principal et narrateur un nez, Léonard, qui, ayant fait fortune « avant cinquante ans » en France en créant et commercialisant des marques de parfums, décide de s’installer dans un cadre idyllique, à Maurice, à Floréal, quartier chic résidentiel du centre de l’île, toponyme dont les connotations conviennent idéalement à ses talents de parfumeur. Mais Floréal n’est pas l’unique raison du choix de Maurice pour sa semi-retraite.
« Celle que je n’ai jamais connue que sous le nom de Baba Rivka est la seule de mes quatre grands-parents dont les cendres ne soient pas disséminées aux abords d’un four crématoire de Pologne. […]
Je me retrouve depuis dix ans sur cette île du bout du monde, au cimetière de Beau Bassin, posant des cailloux devant la dalle de Rivka ».
Cette année-là, en résidence à Floréal, Léonard se rend pour poser des cailloux, comme le veut la tradition juive du yahrzeit, devant la tombe retrouvée, parmi celles où reposent cent vingt-sept autres déportés, par un ami, dix ans plus tôt, de Rivka Grymsztajn, sa grand-mère, décédée du typhus en 1942 au bout de deux ans de captivité ; ce rituel annuel, sa propre mère, Jitka, déportée et internée avec Baba Rivka, devenue donc orpheline en 1942 et ayant pu à l’âge de treize ans quitter le camp en 1945 pour rejoindre Londres puis Paris où elle réside dans le temps du roman, exige d’y participer à distance par le canal de son téléphone et de fait elle en contrôle autoritairement l’orthodoxie.
« Depuis que j’ai retrouvé la tombe de Baba Rivka, elle met un point d’honneur à rassembler à Paris les dix juifs adultes dont la présence est nécessaire. […]. Elle m’appelle quand je suis sur site. Ses amis commencent à psalmodier outre-mer. Nous lançons cette prière intercontinentale qui n’aurait certainement pas déplu à Rivka l’aventurière ».
Le cimetière juif de Beau Bassin est l’élément fondateur du récit, le lieu vers quoi convergent les souvenirs de Jitka et le désir de Léonard d’en apprendre davantage sur la vie qu’y ont menée sa grand-mère et sa mère durant leur internement. Les informations recueillies ravivent parfois le poids individuel de la douloureuse mémoire collective:
« Je n’en peux plus de ce passé écrasant, de cet inventaire d’horreurs qui est le fardeau commun des héritiers juifs ».
Le parfumeur noue une relation amicale avec Vivienne, créole, conservatrice bénévole du cimetière juif et gardienne de la mémoire des défunts, et une liaison plus équivoque avec sa voisine de Floréal, Victoria, une « reine » de la vie mondaine mauricienne.
« Avec la reine Victoria, il y a des années que j’entretiens des relations d’arrière-boutique. Toute l’île Maurice lui mange dans la main ».
L’intrigue se corse et agrippe le lecteur dans son filet à mesure que Léonard est amené à attraper par bribes des détails surprenants d’une part sur les liens qui semblent avoir existé entre sa défunte grand-mère et les deux personnages susdits et d’autre part des éléments mystérieusement occultés qu’il parvient peu à peu à arracher, difficilement, à sa mère dont les étranges réactions à la révélation de chacune des pièces qu’il réussit à intégrer dans le puzzle qu’il s’acharne à reconstituer le désarçonnent et ne font que l’inciter à aller de l’avant dans son enquête.
Quels secrets, difficilement avouables, détient chacune de ces femmes ? Quels liens pourraient bien unir, par-delà les décades, Léonard, Victoria, Vivienne et un mystérieux Stephen. L’Insoumis, personnage mauricien, propriétaire de serres de vanille, ayant eu un rôle obscur dans la vie de déportée de Baba Rivka, et, par contrecoup, dans celle de Jitka et des autres protagonistes ? Comment évoluera la relation, ponctuée de découvertes perturbantes, entre Léonard et Victoria ?
L’autrice, en distillant les indices d’une approche très progressive de la vérité, disséminés de façon évidemment très fragmentée dans un courant narratif charriant divers faits quotidiens plus ou moins anodins, ayant peu ou n’ayant pas de rapport avec la quête, crée, en faisant diversion, la tension qui contraint le lecteur à courir les étapes vers un dénouement qui n’est naturellement pas celui auquel il aurait pu s’attendre…
Plateau Caillou, vendredi 21 novembre 2025
Patryck Froissart
Contribution bénévole
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Ce qu’en dit l’autrice
C’est l’histoire d’un faux départ. Deux personnages bling bling se croisent depuis des années dans l’artifice de leur vie mondaine. Un jour, ils tombent des nues en se rencontrant par hasard au cimetière. C’est un second début et une double enquête sur leur passé personnel et familial. Les thèmes du masque social, de la courtisanerie, du secret de famille, de la vérité des êtres par-delà leur apparence ne sont ni neufs ni originaux mais ils me passionnent. Tout est dans l’angle d’attaque qui peut créer de l’inattendu. Cette fois-ci j’ai choisi un personnage « nez » en parfumerie. Tout son univers s’organise autour de l’odorat, celui des cinq sens que les non professionnels (dont moi-même) connaissent si mal. J’ai travaillé le sujet en questionnant des parfumeurs. Chemin faisant, Floréal croise l’histoire des communautés qui ont construit l’île Maurice par vagues de migrations successives mais je ne crois pas qu’on puisse le qualifier de roman historique.
Biographie
J’ai choisi ma voie, à l’École normale supérieure, en découvrant que l’Histoire « avec sa grande hache » (comme dit Georges Perec) a croisé la vie quotidienne de mon Papi, de ma Mamie, la géographie et la trajectoire sociale de Papa et Maman ou de Tonton Joseph. Mon métier d’enseignante consiste à convaincre les jeunes que l’histoire n’est pas le roman barbant de personnages fictifs mais la ligne de vie même de leurs proches et de leurs ancêtres.
J’exige de tous mes élèves (et j’en ai eu des centaines sur trois continents puisque j’ai enseigné en Amérique, en Afrique et en Europe) une interview mémorielle : ils doivent interroger un parent âgé sur un événement historique qu’il a personnellement vécu. Ensuite, nous passons cette précieuse collecte mémorielle au crible du recul critique nécessaire pour évoluer de la mémoire vers l’histoire, donc gagner en objectivité. Depuis mon doctorat sur les Ballets russes du début du XXe siècle sous la direction de Pascal Ory, j’ai écrit des articles pour des revues universitaires et pour les programmes de l’Opéra de Paris. Mais j’ai une double vie puisque j’invente aussi des fictions narratives et dramatiques. Trois années de poste à l’île Maurice m’ont inspirée comme jamais.
Il en est sorti Exîle, un recueil de nouvelles publiées par l’éditeur mauricien Alain Gordon-Gentil (éditions Pamplemousses), puis un roman l’Abécédaire paru chez l’Harmattan en 2024 et enfin, Floréal, le premier qui renoue avec l’histoire et rapproche donc mes deux passions. Aux éditions des Busclats, qui font partie du groupe Gallimard, la relecture exigeante et perspicace de Marie-Claude Char et de Michèle Gazier a été un cadeau pour mon parcours d’écriture. J’ai vécu dans une vraie ville qui s’appelle Floréal mais avec cette couverture, fuchsia comme les fleurs tropicales et dopée par Nicolas de Staël, j’ai la conviction que la littérature peut changer la couleur… et le parfum… de l’histoire au moment même où l’actualité puante menace de nous étouffer tout à fait.
A propos de l’auteur de cet article, Patryck Froissart
Reporter citoyen. Patryck Froissart, Saint-Paulois depuis près de 50 ans, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.
Membre permanent des jurys des concours nationaux de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France)
Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)
Membre de la SGDL (Société des Gens De Lettres)
Membre de la SPF (Société des Poètes Français)
Publications :
-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)
-Li Ann ou Le Tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)
-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)
-Contredanses macabres, poésie (Editions Constellations)
-Pulsations perverses, conte poétique (Editions Constellations) à paraître prochainement
L’actualité littéraire à Parallèle Sud
Auteurs, autrices de La Réunion (de Maurice, de Madagascar…)
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13 rue des papangues – 97460 Saint-Paul
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