Tiphaine Croz de Roquefeuil est l’une des co-créatrices de la marque réunionnaise Lébon. Il y a maintenant deux ans que le projet est né d’une amitié entre trois anciennes collègues de travail et d’une envie de créer. Quatre collections plus tard, la passion est restée intacte, bien que les défis logistiques et les questionnements éthiques et écologiques aient fait un bout de chemin. La styliste de l’équipe nous raconte l’histoire de Lébon, son évolution, son succès et ses doutes.
Peux-tu te présenter et raconter comment la marque a commencé ?
Je suis Tiphaine Croz de Roquefeuil, et je suis co-créatrice de la marque Lébon, avec Romane et Steffy. Toutes les trois, on s’est rencontrées dans notre travail précédent. Romane est responsable des achats, elle a travaillé à Paris pendant un moment chez Zapa, Sandro et tout ça, donc elle avait déjà une bonne formation. Steffy, qui fait la communication, a une formation de photographe et moi je suis styliste, j’ai fait S-Mode sur 3 ans, stylisme et modélisme. On s’est retrouvées il y a 3 ans à La Réunion dans le même boulot et on a eu un coup de cœur de travail en fait. Ca marchait super bien entre nous trois et on a décidé de se lancer, il y a un an et demi. Ça a été comme une évidence en fait, on a commencé par créer quatre t-shirts. On a fait un événement et en une soirée tout s’est vendu, donc on s’est dit qu’il fallait qu’on continue le truc.

Comment est ce que vous avez continué à vous développer ?
On a continué à développer d’autres produits avec un fournisseur au Bangladesh que Romane, la responsable d’achats, est allée rencontrer. On a développé le projet, beaucoup grâce à la communication. Notre force majeure, c’est qu’on est trois et qu’on est très complémentaires vu qu’on a vraiment trois axes très différents. C’est monté en flèche assez vite mais par contre, il n’y a pas de rémunération. Ça fait donc 1 an et demi que Romane travaille à plein temps à côté. Steffy est à son compte, elle a une agence de com et moi j’ai mon chômage qui m’a aidée à construire toute l’entreprise parce que du coup je fais aussi le fait main. Donc la grosse difficulté, c’est ça : c’est qu’on capitalise bien, mais tout l’argent qu’on fait, on le réinvestit directement dans les commandes, dans le marketing. Pour l’instant, la grosse difficulté, c’est d’arriver à se rémunérer. Mais en tout cas, c’est avec passion, à 2000 %, on est à fond.
Vous faites partie des marques de mode du paysage réunionnais, est ce que vos pièces sont entièrement faites à La Réunion ?
Alors tout est designé ici. Moi je fais tout, donc ça veut dire les couleurs des t-shirts, les coupes, les design, mes patrons, etc…. Ce ne sont pas des t-shirts que l’on achète, on les fabrique de A à Z. Moi je fais les dossiers techniques et puis ensuite c’est envoyé en usine, au Bangladesh. On a choisi ce fournisseur à l’étranger car ici à La Réunion, il n’y a pas d’usines. Mais il y a tout ce côté où tu n’as pas trop la main sur la production, ça veut dire que tu peux pas aller voir tes prototypes. Donc on reçoit des prototypes qui sont ratés, tu en as pour 3 mois encore de renvoyer le produit, de refaire les modifications.

20 bobs « faits-main » en une semaine
Comment gérez-vous l’éloignement de votre site de production ?
On fait tout venir par bateau par un principe écologique aussi, quand même, d’éviter le fret aérien. Donc le transport prend 3 semaines en général, plus le temps que ce soit dédouané ici et sans compter le temps de production. Donc, tu es sûre que quand on dessine des t-shirts, c’est à peu près 6 mois avant que le t-shirt arrive ici. Et du coup pour compenser le fait qu’on doit faire du manufacturé dans d’autres pays, moi je fais du fait main, comme les bobs faits main, les sacoches, les pantalons, les corsets, etc.. Chez moi, j’ai un petit atelier dans mon appart. Là c’est chaud, tu vois, j’ai fait 20 bobs dans la semaine.
Pourquoi ne pas faire aussi les t-shirts ici ?
Pour ce qui est des t-shirts, en fait, à fabriquer, on est sur 500 pièces par exemple pour un t-shirt. Je peux pas faire 500 pièces et il n’y a pas d’usine ici qui fait 500 pièces. Donc tu peux trouver des couturières qui vont te faire 30–40 pièces, mais des t-shirts, et en fait ça n’a plus trop d’intérêt, tu vas payer très très cher. Pour revendre un t-shirt à 30 €, ça n’a pas d’intérêt. Et c’est sur ça qu’on s’est positionné : on fait des produits prêt-à-porter où, si tu as vraiment envie de porter du Lébon, tu achètes un t-shirt 30 € tout simple. Et à la fois si tu as envie d’une pièce, on propose aussi du fait-main et des pièces un peu plus haut de gamme, comme des bobs, des corsaires, des pantalons, les maillots de bain qui arrivent, et des shorts aussi que j’ai faits.


Quelle est l’identité de la marque, quel message avez-vous voulu faire passer dans ce projet ?
On a une marque assez positive, on essaie de partager de la bienveillance, du vivre-ensemble… Enfin voilà, c’est une marque pour tout le monde. On essaie de faire pour tous les âges, c’est pas vraiment clivé, c’est ce qu’on nous reproche des fois, que ce soit pour tout le monde en fait, mais nous c’est ce qui nous plaît quoi. L’idée, c’est vraiment de partager un côté très positif, dans un monde où tu as beaucoup de noirceur et où ça commence à partir vraiment en live. Et du coup, essayer de se raccrocher au fait qu’il y a encore des gens qui ont envie d’être bienveillants, qui ont envie de partager des bons moments, qui ont envie d’être légers et avec tout le monde quoi. Donc, à l’image de La Réunion, le vivre-ensemble. Et donc très coloré, très dynamique. On fait des événements avec des jeux pour que les gens soient en interaction, essaient de se rencontrer… Revenir un peu à une valeur humaine…
L’idée, c’est vraiment de partager un côté très positif, dans un monde où tu as beaucoup de noirceur et où ça commence à partir vraiment en live.
Vous avez très rapidement gagné en visibilité, quelle a été la recette de ce succès selon toi ?
On a une belle visibilité et je pense un bel entourage vu qu’on est trois et qu’on est trois femmes très très différentes. C’est ça qui est assez fort. Moi, j’ai vécu aux Avirons, j’ai toute une bande d’amis ici, Réunionnais, mais du coup j’avais mon cercle proche. Steffy, elle est Malgache, elle avait tout son cercle d’amis de Madagascar, de métropole, donc elle avait une grosse communauté. Et Romane, elle est Portoise, et son conjoint est à Saint-Leu. En fait, c’est devenu une famille où tous les gens se sont investis pour nous, ils ont essayé de mettre la main à la pâte.
C’est à dire… Comment vous aident-ils ?
On se retrouve à étiqueter 600 t-shirts avec quatre potes… En fait c’est hyper collaboratif. Je suis hyper reconnaissante des gens qui nous ont soutenues parce que le premier soir, on a vendu 300 t-shirts. Mes potes en ont acheté 5 par 5 quoi, enfin… Après il y a eu une redescente énorme parce que du coup tes amis qui ont acheté 5 t-shirts le premier soir, ne reviennent pas en acheter 5 à chaque fois quoi. Donc après, ça s’est remis à prendre, il y a eu tout un effet de mode où les gens achetaient parce qu’en fait ils achètent, je pense, l’esprit de la marque. Pour vendre un bon produit, il faut vendre une idée avant de vendre le produit lui-même. On vend de la joie et un truc assez positif auquel les gens ont envie de participer, ils ont envie de se dire : “Ah ben vous êtes super sympas donc on achète un produit.”
À trois c’est mieux
On me dit beaucoup que c’est un succès, moi je ne réalise pas du tout parce que je me sens tellement nulle chaque jour… Des fois, on a la tête tellement dans le guidon que tu te dis : c’est juste nul, c’est dur… En fait, faut prendre le recul de se dire : on en est déjà là, c’est inespéré.
Est ce que le fait d’être trois femmes, était voulu ou réfléchi dans votre façon de travailler ?
C’était pas du tout voulu. D’ailleurs il y a plein d’hommes qui nous entourent aussi. Beaucoup de leurs conjoints : le copain de Steffy est un peu axé sur la comptabilité ; le conjoint de Romane, il est dans l’événementiel, il va nous conseiller sur les événements et puis il est hyper impliqué en logistique, il nous aide à gérer les stocks. Il y a aussi toute une présence de mecs qui viennent m’aider à porter quand il faut faire les pop-up ou les trucs comme ça. Mais oui, la base c’est nous trois et c’est un chiffre que je conseille d’ailleurs.
Pourquoi ? C’est un chiffre magique ?
Dès qu’il y en a deux qui sont d’accord, l’autre dit OK. Et c’est tout le temps comme ça. On n’a jamais eu de conflit en 1 an et demi, mais même pas une once de problème, quoi. C’est le travail avant tout et chacune s’écrase quand il faut, chacune est écoutée. Il y a eu une période ou Romane et Steffy étaient enceintes, et je me suis mise à tout faire toute seule. Je portais la boîte, je faisais les événements toute seule, je faisais les stocks toute seule. J’en pouvais plus quoi. C’est surtout le mental. Je savais que les deux, elles ne faisaient pas grand-chose. À un moment donné, je leur ai dit : moi, ça n’a plus de sens. Et en fait, elles se sont tout de suite réinvesties, tout de suite ré-approprié les choses. On a redistribué… Je me sens trop dans un truc très sain quoi.
Il y a d’autres marques qui se créent petit à petit à La Réunion, est ce que vous ressentez une concurrence grandir peu à peu sur le marché ?
On est tous entrepreneurs, on est tous en galère. Je ne sens pas spécialement de concurrence. Je trouve que tout le monde est dans une approche de bienveillance, dans le sens où ils savent très bien par quoi on est en train de passer, ils ne sont pas dupes de nos problématiques. Ce sont plus des collaborations. On va plus être poussés à se dire : « Mais si on faisait un truc ensemble ? » Et je trouve qu’à La Réunion il y a vraiment cette mentalité-là. Franchement, les Boogie Frip, qui font les friperies à La Réunion, elles font un événement, elles nous appellent : “Vous voulez pas venir ?” alors qu’on fait de la sape aussi.
Syndrome de l’imposteur
Comment est-ce que tu décrirais l’industrie du textile à La Réunion ?
Ça manque d’un “lead” en fait, comme la Nouvelle Industrie a commencé à faire. Moi je suis à fond derrière eux parce que je me sens trop petite encore pour lancer quelque chose de grand mais mon rêve c’est d’avoir un lieu en collectif, où il y a des jeunes qui peuvent venir apprendre à coudre, faire des stages en même temps, et créer des pièces. Moi, je ne suis pas forcément passionnée de mode dans le sens “je suis les défilés” et tout, mais par contre j’adore savoir faire quelque chose de mes mains et pouvoir le transmettre, c’est un rêve.

Quel est ton avis, en tant que créatrice, sur les enjeux sociaux, environnementaux, la fast fashion, et même l’ouverture de boutiques comme Shein, ?
Mois, j’ai un peu un syndrome de l’imposteur. Des fois je me sens hyper coupable de faire faire les t-shirts au Bangladesh, de les faire livrer ici. C’est pour ça qu’on mise autant sur le fait main aussi. Mais des fois je me dis : “Ouais, ça existe déjà, pourquoi est-ce que je fais ça ?” Je me demande un peu quel est le sens de mon métier, parce qu’en fait il y a des milliards de vêtements partout, on peut déjà s’habiller tous pendant toute notre vie entière avec les vêtements qui existent sur terre. Par exemple, j’adore les gens qui font de la fripe parce que je me dis : là, pour le coup, ça aide à faire circuler, et je trouve ça beaucoup plus intéressant au niveau écologique. C’est juste que moi je suis créatrice donc je vibre en faisant. On essaie de balancer un peu entre les deux, en faisant des t-shirts en 100 % coton par exemple. Et puis en fait, si on commence tous à être moralisateurs, on n’avance pas.
Donc pour toi, il faut éviter d’être trop extrême dans les positions ?
Oui. Romane est allée rencontrer les fournisseurs, l’usine… Tu as des certifications pour être sûr qu’ils ne font pas travailler d’enfants, qu’ils ne font pas travailler de femmes dans de mauvaises conditions physiques ou trop âgées. C’est quand même important d’aller sur place pour voir et savoir. Même si, pour être honnête, tu n’es même pas à l’abri qu’ils aient enlevé tous les enfants et qu’ils reviennent après… Mais bon, ils ont des certificats et ils sont censés être très contrôlés là-bas vu que c’est une des zones les plus productives en textile. Moi, j’ai envie d’apporter la mode et un joli produit accessible à des gens qui ne doivent pas payer 80 € leur t-shirt en 100 % coton. Là, nous, on propose un t-shirt à 30 € avec un petit pochon. C’est un joli produit fini, qui est quand même quali et je n’ai pas envie d’augmenter le prix.
Moi, j’ai envie d’apporter la mode et un joli produit accessible à des gens qui ne doivent pas payer 80 € leur t-shirt en 100 % coton.
Comment est ce que tu décrirais la clientèle de Lébon ?
Alors je pense qu’on est sur une cible moyenne de 30 ans, mais par contre on va avoir autant une nana de 19 ans qui craque sur les lunettes, qu’une femme de 60 ans qui voit un t-shirt “ Okip out ki ” qui la fait mourir de rire et qui l’achète pour sa sœur et sa cousine. Donc des fois, moi je fais des livraisons à des femmes de 50 ans qui ont acheté le t-shirt « Tout va mal » à leur mari pour se foutre de leur gueule… On touche un peu tout le monde. Autant des Zoreils que des Créoles qui rigolent avec les expressions, parce que c’est assez provocateur, et des touristes qui vont vouloir ramener un produit local. Donc cible assez large, ouais.
Quels sont vos prochains projets ?
On aimerait développer le fait main, parce qu’on a envie de valoriser ça, de se rapprocher de l’océan Indien, donc de faire fabriquer à Maurice sur le long terme, d’aller visiter les usines, mais pareil c’est un budget. On a envie de recentraliser un peu notre production. On fait des impressions locales, on a un super imprimeur qui est un ami à Saint-Louis. On veut faire marcher l’économie locale. Ensuite on fait beaucoup de collabs. Par exemple, je fais des t-shirts pour le club de rugby de l’Etang-Salé, pour Coco Padel à Saint-Leu, pour les Daleuses, etc. On adore bosser avec des entreprises qui ont envie de faire un peu de produits dérivés. Moi je leur fais le design gratuitement et eux ils payent juste les t-shirts.
On a des projets aussi d’un jeu de cartes qui va sortir en novembre : le valet de pique que j’ai dérivé à la réunionnaise. On va essayer de mettre ça un peu dans tous les bars-tabac de l’île, les lieux touristiques. L’idée est de reconnecter avec la langue, et d’avoir un objet purement réunionnais. Que les gens qui viennent aient vraiment un petit souvenir à ramener ou se posent des questions : “Ça veut dire quoi ?” Ensuite on a des pulls pour l’hiver prochain et le fait main qui continue avec des pantalons et la collection maillots qui sort en novembre.
Entretien réalisé par Sarah Cortier


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