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Les élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale

LIBRE EXPRESSION

Cette modeste contribution n’entend nullement faire état d’une qualité de politologue que je ne suis pas et dont je ne cherche nullement à endosser le costume. Ma position est fondée sur une lecture inévitablement subjective des récentes élections européennes, avec leurs répercussions successives, et qui vient conforter les analyses esquissées depuis longtemps.

À La Réunion, de mon point de vue, le succès électoral des extrêmes se conjugue avec la vague caractéristique des abstentions, constante dès qu’on s’éloigne des préoccupations purement locales d’accès au pouvoir politique. Je peux en déduire une interprétation sommaire : Entraver les problématiques qui taraudent notre société dans une lutte de pouvoir entre droites et gauches (extrêmes ou non) serait décidément faire preuve d’une cécité voire d’une surdicécité erronée. C’est pourtant là où semble s’enfermer la situation déclenchée par la dissolution de l’Assemblée nationale et les élections qu’elle va entraîner.

Alors que certains dirigeants évoquent « La gravité de la situation politique actuelle… », j’estime pour ma part cette allégation plutôt réductrice. Il conviendrait plus exactement d’évoquer la gravité de la situation sociale et sociétale, sa détérioration et son altération. Il faudrait lire et comprendre l’épuisement de multiples concitoyens qui ne supportent plus le déclassement dont ils sont l’objet, la perte désormais systématique de tout pouvoir d’agir sur leur propre devenir. Concitoyens qui, écœurés par les décisions arrêtées par les institutions qui guident le pays et dont ils ne comprennent pas ou dont ils réprouvent le sens (signification aussi bien qu’orientation), tiennent désormais les autorités à distance de leur quotidien et seraient prêts à « en essayer d’autres », quelles qu’elles soient, même au risque d’une option arrêtée dans une ignorance et un aveuglement réactionnaires.

À chaque épisode, nous pénétrons un peu plus profondément au cœur d’une crise de société qui se traîne depuis des années. Et celle-ci, comme toute crise, analyseur social spontané, fonctionne comme un test de dimension transdisciplinaire réelle, mettant à l’épreuve l’organisation et le fonctionnement de la totalité de nos structures de vie, politiques bien sûr, mais également économiques, sociales, culturelles, sanitaires, médiatiques, les compétences supposées de leurs responsables, la confiance qui leur est accordée, ainsi que les configurations qui produisent le consentement aux décisions arrêtées ou leur rejet. 

Cette crise permet de s’interroger sur les clivages qu’elle a entraînés : les méandres de la démocratie et les incertitudes du pouvoir, les rapports de l’individuel et du collectif, les relations dégradées des détenteurs de l’autorité avec les citoyens, la confrontation désespérée au global et l’aspiration vaine au local, le profane considéré comme ignorant face à l’expert perçu comme sachant, l’émotionnel subjectif vs. le rationnel objectif, la légitimité des alertes et les délires spéculatifs, la cruelle réalité des divergences sociales et l’indispensable rétablissement de leurs cohésions…, … Et bien d’autres encore.

Face à cet amoncellement conceptuel, il ne s’agit pas pour autant d’ignorer les difficiles réalités auxquelles est confrontée une multitude de nos concitoyens jeunes et moins jeunes : cherté de la vie et pauvreté réelle, accès à l’emploi, accès au logement, problèmes sécuritaires de toute origine, défaillances des services publics préjudiciables aux usagers, anxiété croissante devant les dégâts commis sur notre environnement planétaire… et tant d’autres !

Le temps et l’espace que j’assigne à cette brève contribution ne me permet guère d’aller au-delà de ce résumé : Selon mes multiples observations, la plupart des graves problèmes effleurés dans les lignes précédentes constituent des conséquences, des effets et des symptômes dont les causes pathogènes, insuffisamment analysées, proviennent toutes du désordre profond qui règne ainsi dans notre société dite « avancée ». 

L’espace public, le « terrain » de nos existences, n’est pas habité et animé par des citoyens adultes, ou des personnes de toutes générations ou des familles, condition fondamentale pour que se transmettent aux générations successives, « dans le vivant », les savoirs sociaux et les comportements pertinents. Il est occupé jusqu’à saturation par des professionnels, des institutions, des associations, des offices et des organismes, des partis et des syndicats, des agents sociaux, des animateurs, des médiateurs, etc, tous experts qui parlent et agissent pour les gens, c’est-à-dire à leur place et sans eux. Ces cohortes de sachant, de spécialistes, de décideurs et de bureaucrates gavent à ce point le « terrain social » que les simples gens n’ont rien à dire, ne sont pas écoutés ou tout bonnement jamais interrogés. Étouffé par cet entrelacs de technicités et d’expertises, de mesures, de moyens humains et financiers, de dispositions et de dispositifs, de décisions prises loin d’eux sans leur consentement et sans même aucune concertation, le pouvoir social d’agir des individus a tout bonnement disparu. 

Si l’on considère le niveau simplement local, l’effondrement de la quasi-totalité des organismes d’éducation populaire, dont nous observons les effets délétères dans la dégradation persistante de la vie sociale et civique réunionnaise, doit notamment sa terrible évidence à l’abandon radical, par la classe politique, de toute intervention approfondie sur la conscientisation sociale continue de nos concitoyens.

Nous-mêmes, dans nos engagements associatifs toujours soumis à cette précarité qu’entretiennent avec soin les pouvoirs publics, nous avons besoin de savoir où nous allons, où se dirigent et nous dirigent nos instances locales et nationales, nos institutions collectives. Nous avons un urgent besoin que s’échafaude enfin la cohérence d’une vision de l’organisation et du fonctionnement de notre « contrainte à vivre ensemble », que se reconstruise et se renouvelle ainsi, dans un contexte dont la complexité est incontestablement croissante, un véritable « projet de société ».

Pour l’heure, l’actualité confuse dans laquelle nous sommes plongés persiste à nous donner en spectacle les blocs et les conflits de gauche et de droite, où s’agitent des femmes et des hommes, toutes et tous habités d’une obscure sincérité, pas plus compétents les uns que les autres, toutes et tous se revendiquant plus « républicains » les uns que les autres Et toutes et tous solidement ancrés dans la convoitise, jamais assouvie, de cette aspiration au pouvoir de diriger une société dont l’indétermination instable semble être la constance caractéristique…

Oui, plutôt que de « fronts », populaire, national, centriste, républicain…, nous avons sacrément besoin que soit édifié un authentique projet de société ! 

Il s’agit d’abord de réveiller la conscience d’une population, égarée par la succession ininterrompue des crises qui la frappent et mise dans l’incapacité à exercer tout discernement sur ce que devrait être notre existence en France au 21ème siècle. Ensuite seulement, décliné dans des programmes conçus au cœur d’une vie collective respectueuse des individus… nous pourrons penser que l’exercice de la responsabilité politique reflète autre chose que la réussite d’une conquête passablement maladive du pouvoir. Alors le vote prendrait sens.

Mais sans doute … je rêve…

Arnold Jaccoud, le 14 juin 2024

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

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Dissolution de l’Assemblée nationale

La dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud