Les logiques du développement 2 – ou la fabrique de la contestation

LIBRE EXPRESSION

L’affaire du « complexe touristique » de Manapany, la Maison de la Mer de Saint-Leu, le Parc du Volcan du Tampon, le projet de téléphérique de Grand Bassin… et tous les autres projets d’aménagement…

À propos des opérations d’aménagement mentionnées dans ce titre, et qui se réclament explicitement ou non des intentions multiples avérées de contribuer au développement de La Réunion, je ne dispose bien sûr que des informations diffusées par les médias, donc des inévitables démarches d’interprétation des journalistes qui les traitent. Mais tout en assumant la subjectivité de mes propos, je considère que ces opérations sont emblématiques. Elles se présentent dans ces lignes en appui de ma réflexion sur les risques d’altération progressive de ce qui constitue « l’identité » socioculturelle réunionnaise. Elles reflètent bien la tendance générale à dilapider les caractéristiques d’exception qui ont octroyé à cette île sa personnalité si particulière, pour la laisser se dégrader en une extension quelconque d’un capitalisme exotique de consommation, d’agrément et si possible de profit inépuisable.

Après les opérations de « rattrapage », est venu le temps des offensives du « développement » …

J’ai toujours été étonné de l’étonnante résistance manifestée à l’égard des « plans de développement » élaborés par les élites réunionnaises, à commencer par le célèbre PDA initié par Paul Vergès en 1992, largement contesté en dépit de l’adhésion unanime des groupes politiques de la Région ainsi que des syndicats patronaux et ouvriers. Je me souviens de cette période considérée comme historique, où semble-t-il tous les courants, politiques, économiques, sociaux et culturels (ou en tout cas leurs dirigeants), s’accordaient sur une analyse et sur des solutions pour La Réunion. Ceci par ailleurs dans une indifférence et un désintérêt populaire flagrants, caractéristiques d’une population qui alterne sans avertissement passivité et moucatage hargneux. Je n’ai jamais cessé de m’interroger sur ces mécanismes.

Le « développement » et le « progrès » n’ont à l’évidence jamais attendu les plans de développement, qualifiés ou non de « durables », pour toucher et transformer La Réunion. Pourtant incontestables sur le plan matériel et en dépit de leurs dénominations éloquentes, ils apparaissent souvent désastreux du point de vue du comportement, des valeurs éthiques, des mentalités, ou des adhésions personnelles et collectives. Pour résumer, ces 40 dernières années ont permis un accroissement fantastique des équipements modernes collectifs et domestiques, des infrastructures de toute nature, du niveau de vie global, du pouvoir d’achat, des importations du fantasmagorique bric à brac technologique et culturel mondial, etc. Le développement humain lui en fut proportionnellement inverse… Les tensions et les inégalités sociales n’ont jamais diminué.

L’expression des frustrations donne périodiquement le sentiment d’entrer dans des phases d’accélération, déroulant par vagues des prises de position incontrôlables, sortant des cadres établis et soutenant qu’il n’y a pas de règles pour exprimer ses revendications et ses emportements lorsqu’il s’agit du désaveu même de l’autorité, pas de règles pour dire quoi-comment-quand s’indigner et contester, quoi-comment-quand protester contre l’injustice, clamer son exaspération, mettre en question les abus du pouvoir et la maltraitance institutionnelle, les injustices sociales, les conformismes de classe qui étouffent et aliènent durablement, par leurs normes contraignantes, les individus comme les communautés…

Curieusement, en ce qui concerne les projets d’aménagement en cours mentionnés dans le titre de cet article, on pourrait observer là une illustration caractéristique de la façon dont les institutions sont susceptibles de créer elles-mêmes, inconsciemment sans doute et pas forcément dans l’immédiat, les conditions mêmes de l’exaspération sociale et du chaos dont elles ne manqueront jamais de se plaindre.

Dans mon article précédent, j’ai tenté de poser quelques repères essentiels.

Entièrement investi de ses dimensions humaines, à l’aide des opérations qui s’en disent porteuses, le véritable développement d’un territoire ne peut qu’impliquer activement chacune et chacun des membres de la collectivité concernée. Il requiert la maîtrise vigilante par les forces endogènes de tous les apports extérieurs qui lui sont toujours vitaux. Il est intégré et intégrateur de tous les paramètres analysés. Il s’appuie sur une culture de la rencontre et du débat interpersonnel. De la part de chacun des acteurs, il suscite la réévaluation permanente de leurs propres engagements, démarche de conscientisation personnelle donnant accès à une prise de conscience collective, attachée au sens que revêtent les programmes en cours. Faute de quoi, on n’obtient qu’une vision technocratique et bureaucratique des actions en voie de réalisation.

En ce qui concerne les opérations d’aménagement qui nous intéressent, tous les projets envisagés, leur substance, leurs finalités ou la manière dont ils sont menés ne constituent pas eux-mêmes, bien sûr, le cœur du problème. Ils en sont plutôt une sorte de symptôme temporaire.

Le scénario qu’ils déroulent sous nos yeux semble devenu banal, tant il est répétitif :

• En dehors des instances institutionnelles de décision et d‘approbation, le citoyen ordinaire ne se sent a priori guère concerné par les ambitions ou les projets de ses élites, qui apparaissent tout juste bons à satisfaire leurs besoins narcissiques. Lui se consacre exclusivement à ce qu’il pense être ses intérêts propres, cherche surtout à entretenir sa quiétude, à faire subsister sa famille jusqu’à la fin du mois et se désintéresse sans état d’âme de toutes les réalisations plus ou moins mirifiques qui lui sont promises, (dont il verra tout de même plus tard comment en profiter !).

• Pendant ce temps, les lanceurs d’alerte eux, Veilleurs de la Cité, s’impliquent sans compter de réunions en analyses, diffusent leurs tribunes libres dans les médias, font signer des pétitions, instruisent les procédures judiciaires utiles (souvent inutiles…) et vont jusqu’à épuisement « bat karé » sur la voie publique. Leurs prises de position sont généralement considérées comme une agitation répréhensible et une menace de « trouble à l’ordre public ».

• À l’initiative de l’entreprise mise en œuvre qui fait l’objet de cette alerte, à chaque fois se dresse une personnalité politique locale, la plupart du temps contaminée par le syndrome de la goyave de France, dont l’obsession du pouvoir n’est plus à démontrer, et qui s‘acharne à vouloir faire aboutir sa volonté, même contre le bon sens et la raison les plus évidents. À chaque fois, outre l’intimidation judiciaire, viennent s’enchaîner les arguments répétitifs liés à son projet, arguments imparables et réellement invérifiables, claironnés à tout va, du tourisme, de l’économie et de l’emploi. Et bénéficiant si possible du consentement positif attendu d’un commissaire enquêteur, dont l’impartialité se trouve par ailleurs régulièrement mise en cause… À chaque fois, intervient une façon de conjugaison incestueuse de l’autorité publique politico-administrative (intercommunalité, mairie, etc), des forces de l’ordre et du système judiciaire, appelée à l’emporter sur le remue-ménage déclenché par les « lanceurs d’alerte sans pouvoir », dans un combat joué d’avance, et qui, quelle que soit sa légitimité, n’a aucune force contre le juridisme bureaucratique dominateur.

• À chaque fois, le pouvoir fait sortir de leur accalmie familiale ou de leurs actions de protection des citoyens, des escouades de gendarmes et de policiers, mises au service d’une cause des plus discutables, mais à l’évidence pas discutée. Contraventions et dénonciations sont plus ou moins copieusement infligées… L’affaire est généralement enterrée par la juridiction administrative concernée et le projet suit son cours…

Ou plutôt non ! L’alerte lancée glisse fréquemment vers la franche contestation. Les veilleurs de la cité sont transformés, à choix, en opposants politiques ou en voyous à sanctionner. Normal en fin de compte ! La culture du podium (C’est moi le chef ! C’est moi qui tiens le micro, donc la parole, donc le pouvoir) ne peut laisser aucune place à la culture du débat (Organisons un roncosé ! Cherchons et décidons ensemble…)1.

Plongée dans les envoûtements et les accélérations d’une modernité triomphante, une population qui consent à tout …

Ce qui est probablement l’arme massive la plus efficace des stratèges du développement destructeur de la « manière réunionnaise », c’est la plupart du temps la passivité et la démission d’un peuple anonyme, non pas stupide, mais abusé par la fascination de tout ce qui vient d’ailleurs… et ce pourquoi on lui promet du divertissement ininterrompu, dans la mesure du possible « exotique », avec les emplois (pour se le payer) ! La majeure partie des réalisations issues ces dernières années de ces multiples « plans de développement », tels ceux mentionnés en titre de cet article, se réfère ainsi à une conception de l’économie de la surconsommation ou du tourisme de luxe et de batifolage, s’appuyant sur des aménagements menés par des bureaux d’études et des entreprises peu avares en bétonnage.

Dans les démarches qui nous occupent ici, au moins deux dimensions semblent tout de même faire l’objet d’une contestation qui s’amplifie :

1 • La première est constituée par une approche hypocrite et perverse de l’environnement, promis à une éradication dépourvue de toute considération non directement économique et rentable. Exemple : « Mais voyons : Nous allons replanter deux jeunes arbres magnifiques pour ce vieux pied de bois centenaire prêt à tomber malade… » Et passez muscade…

– Elle conduit à un bétonnage accru ou au moins à une artificialisation intensifiée du territoire. Elle renvoie immanquablement aux célèbres propos tenus par Edgar Pisani, le ministre de de Gaulle : « Quel est le plus important pour le développement d’un pays ? » … demandait-il ?. « L’homme ou le béton ?… C’est parce que trop de gens répondent encore : le béton… que le chemin sera long. » On n’en a jamais fini avec ça, décidément !

– Elle transforme progressivement l’île en une banale et plus ou moins luxueuse banlieue de la mondialisation tropicalisée. Menace d’une invasion hétéroclite. Vous allez n’importe où sur la planète, par n’importe quel aéroport. Vous trouverez partout les mêmes infrastructures dépourvues de caractère, les mêmes styles architecturaux, les mêmes produits à acheter et à consommer, les mêmes chaînes multinationales de restauration, les mêmes installations récréatives… La Réunion risque de se noyer dans ce bazar international. On importe ici tous les « exotismes » possibles, à la japonaise, à l’italienne, à la turque, à l’américaine, fast food, burger… Vous êtes devenu le citoyen du capitalisme international. Et on commence même à reprocher aux créoles de vendre leurs terrains où seront construites les maisons promises à la location touristique ou au Airbnb…

– Elle participe des questions majeures qui préoccupent notre commune humanité sur une planète graduellement délabrée, dont on peut craindre qu’elle se vide insensiblement de sa substance vivante.

2 • La seconde dimension est relative au respect et à la conservation de ce que les populations environnantes (et par extension, toute la population réunionnaise conscientisée) estiment constituer leur patrimoine. Matériel, immatériel, culturel et symbolique, c’est celui-là même qui a contribué à fonder un mode de vie singulier, une langue créole dont la saveur est inimitable, des racines identitaires essentielles et une reconnaissance partagée dans un savant « zembrocal » historique et créatif.

Tous les plans d’un développement authentique posent toujours les multiples questions de la reconnaissance et de la valorisation de ce passé, même relativement récent, mais qui risque toujours de s’estomper peu à peu dans la conscience sociale collective et qui, sans travail d’investigation, de sauvegarde et d’actualisation, pourrait aboutir à une éclipse totale, à un effacement pur et simple au fur et à mesure de la disparition des générations les plus anciennes.

Bien entendu, il est important d’affirmer ici que l’identité individuelle et collective ne se construit pas, n’évolue pas ou ne se transforme pas simplement par l’importation et l’usage, même nouveaux et immodérés, de produits, d’inventions techniques de toutes sortes et de leurs applications : énergie, communication, information, alimentation, confort domestique… L’altération culturelle (ou la déculturation) n’est en aucun cas la simple rançon de cette invasion « d’objets » exogènes. De même, il faut poser la question de l’évolution des traditions au sens large. Celles-ci doivent-elles s’adapter pour rester dans l’air du temps ou risque-t-on de perdre un peu de notre identité en les modifiant ? L’identité ne peut pas se résumer à des éléments ancrés dans la tradition. C’est un ensemble de représentations et de pratiques qui peut évoluer et s’adapter, mais non sans quelques conditions (que j’ai tenté d’exposer précédemment). De ce point de vue également, l’altération culturelle et identitaire est bien plutôt le fruit acide et amer de l’importation, sans aucun contrôle et sans intégration, de logiques de vie autres et profondément antagonistes.

Les projets d’aménagement discutés et contestés illustrent la plupart du temps cette gangrène née d’un dehors invasif non encadré et qui, sous le couvert de la modernisation technocratique, ne respecte rien de ce qu’est le mode de vie des gens d’ici, de ce qui a façonné leur personnalité et plus encore, leur substance existentielle, que certains Réunionnais, parmis les plus conscients, personnifient souvent dans l’héritage de leurs ancêtres.

Ce qui déculture un pays c’est l’irruption hasardeuse et insouciante de façons parfaitement étrangères de penser et d’organiser la vie, ce sont les représentations hétéroclites de ce que doit être le monde, l’environnement et la place de l’homme en son sein, ce sont les conceptions importées des rapports sociaux et de la manière de les matérialiser, entre les natifs, avec les gens de passage, avec les touristes. C’est essentiellement le sacrifice et la trahison de son pouvoir endogène de maîtrise attentive de tout ce qui provient d’ailleurs !

Arnold Jaccoud

Il me faut m’interrompre en plein élan ! À propos de cette problématique à laquelle je ne peux qu’accorder une importance indiscutable, je m’étais promis de rédiger deux articles. La nécessité et l’envie également me conduisent à en imaginer un troisième, à la rédaction duquel je vais désormais m’employer… A.J.

1 Peut-être faudrait-il également évoquer toutes les opérations, plus ou moins masquées, de privatisation des espaces publics, (bord de mer, terrains de tourisme des Hauts…). J’espère m’y atteler dans un troisième article.

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud