chantier maison de la mer saint-leu

Les logiques du développement

LIBRE EXPRESSION

« Partout sur la planète, l’intégrité culturelle, l’énergie créatrice et la vitalité des divers groupes humains 

se trouvent menacées par des stratégies de développement 

qui accentuent les conceptions d’une croissance économique 

ou d’une efficacité institutionnelle à tout prix…

Trop souvent les valeurs fondamentales des individus et des sociétés sont irrémédiablement détériorées 

par des modèles de changement social technocratiques, fondés sur la consommation, 

la compétition, l’acquisition forcenée des biens et sur la manipulation des aspirations humaines. »

Thierry Verhelst – Des racines pour vivre

Les drames locaux et mondiaux qui nous plongent dans le désarroi, la souffrance et la colère ne devraient pas pour autant nous interdire toute réflexion sur le présent et le devenir de notre société réunionnaise.

Tout au long de ces derniers mois, voire de ces dernières années, se sont additionnés ce que j’appellerai par convention « les projets de développement » relatifs aux territoires de certaines communes du département. Le plus récent concerne la « Maison de la Mer » sur le front de mer de Saint-Leu. Il suit de quelques dizaines de semaines le projet du « Parc du Volcan » au Tampon. Il y a eu, avec ou sans destruction de l’environnement et perspective de bétonnage redoublé, l’ébauche du complexe touristique de Manapany, l’aménagement de Casabona. Et on s’oriente vers un projet de téléphérique qui devrait relier Grand-Bassin à Bois Court… Insuffisamment informé, j’en oublie certainement…

Tous ont provoqué et provoquent questions, réactions et mêmes farouches oppositions. En dépit des perspectives invariablement invoquées, destinées à obtenir l’approbation de la population. En quête permanente d’une amélioration de son économie, La Réunion dans son ensemble devrait, dit-on, profiter de ces initiatives lancées par les institutions et les collectivités publiques auxquelles on reproche habituellement leur inertie. Il n’en va pourtant pas de soi.

En m’appuyant sur les controverses qu’entraînent ces projets, je souhaite traiter cette question du développement et de ses conditions. Je tenterai de le faire au moins en deux parties. La première aborde ce que devrait être un réel travail de développement de notre société. La seconde analysera les motifs essentiels des controverses entraînées dans le contexte réunionnais actuel.

À dire vrai, ce premier article est plutôt théorique. Je tente de m’inspirer de Lénine qui, dans un tout autre domaine, certifiait à l’époque que « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire »… L’article qui suivra sera ancré plus évidemment dans le concret des enjeux réunionnais.

Ce qu’on appelle le progrès dans nos sociétés « avancées »,

ce n’est pas la progression de l’humain,

c’est souvent hélas celle du système économique, technocratique et industriel.

Mon hypothèse repose sur la conviction qu’une collectivité humaine ne peut se développer véritablement que si chacun de ses membres se développe lui-même et contribue au développement collectif, et non pas simplement au travers des projets et des mesures conçus dans les cercles politiques sous l’influence de la technocratie économique, touristique ou récréative. Parmi les spécificités préoccupantes qui caractérisent La Réunion, une des plus spectaculaires est certainement celle qui dessine l’abîme entre l’incontestable progrès matériel de la société et l’état de stagnation et de dépendance de la population concernée.

Comment s’organise le développement humain ? Comment se motivent et se mobilisent les gens dans les localités et les quartiers ? Pourquoi certaines personnes, certaines associations, certains groupes se lèvent-ils, prennent des initiatives, alors qu’à côté, les voisins se plaignent et se complaisent dans une inertie et une passivité apparemment insurmontables ? Pourquoi la résistance au changement, l’indifférence et les obstacles se multiplient-ils dans certains espaces, face à certains projets, alors qu’ailleurs se libère une énergie féconde et irrésistible ?

1 • Il m’apparaît premièrement que tout développement obéit d’abord à une logique endogène. Nous disposons de nos propres forces, de nos incontestables ressources.

On peut partir des déficits de l’énergie sociale interne, souvent alimentés, il faut en convenir, par certaines maladresses institutionnelles. La paralysie et le découragement guettent. Il est coutumier aujourd’hui de souligner le discrédit du politique et la mise en cause du service public, prétendument « au service du bien-être collectif ». Il reste bien sûr à savoir dans quelle mesure cette déconsidération influence le sens civique. Mais de manière logique, la difficulté de chaque individu à satisfaire ses propres besoins conduit la plupart du temps à douter de l’efficacité ou de la compréhension des autorités et des appareils administratifs. La seule capacité institutionnelle se fatigue à susciter le développement, autant qu’elle peine à engager la participation à la vie collective. L’absence d’implication (« Moin lé palaksa… Lé zaffèr azot ») équivaut à une disparition croissante de la citoyenneté.

Selon mes expériences, je considère que le développement et le changement authentiques ne peuvent s’appuyer que sur des démarches de caractère endogène. Sur le fond, l’initiative ne peut provenir que des gens concernés, autorités élues, habitants, citoyens ou usagers. Ils doivent être au cœur de l’action, de son appropriation, de son contrôle et ceci d’un bout à l’autre. Chaque groupe de voisinage, chaque quartier doit pouvoir vivre et débattre de sa maturation, de ses transformations et de son évolution. Toute imposition qui voudrait ignorer les nécessaires adhésions, toute légitime qu’elle se prétende -réglementation administrative, enjeu politique, nécessité juridique ou modernisation institutionnelle, etc. – produit toujours protestation, résistance, ruse, évitement, etc… Elle peine à établir les changements stables, durables et facteurs de réel progrès.

L’organisation du développement humain semble aléatoire si elle ne compte que sur l’efficience des mécanismes institutionnels, juridiques et techniques. Le fonctionnement de la représentation démocratique (locale, régionale ou nationale) est tout aussi contestable s’il n’est pas étayé par des dynamiques sociales solides et explicites. Derrière les configurations collectives, politiques ou associatives, nous devons toujours interroger la croissance et la conscience des personnes. L’indispensable pouvoir collectif d’agir, force endogène déterminante, repose sur l’épanouissement de la conscience personnelle, facteur endogène tout aussi décisif. Tant il apparaît évident que nous n’adhérons à des idées communes et nous ne soutenons franchement des projets communs que si nous avons effectué une démarche personnelle.

2 • Toute démarche de développement endogène doit être intégrée profondément dans la représentation que chacune ou chacun peut avoir de son rôle social.

Ou plus directement, le contrôle de toute action doit rester à portée des gens concernés. La maîtrise du pouvoir d’agir sur sa vie et ses conditions de transformation est nécessaire pour le développement d’une conscience collective. Mais à lui seul le pouvoir endogène d’agir n’enclenche pas automatiquement la créativité, le changement ou la croissance. Il produit même parfois le repli, l’isolement, la préférence « de quartier » ou régionale étriquée, le rideau de l’ostracisme et de l’exclusion.

Le développement, dynamique évolutive s’il en est, a un besoin impérieux d’intégrer la plupart du temps des éléments qui proviennent de l’extérieur ! Toutes les expériences démontrent le succès des démarches qui, dans une sorte de métissage techno-culturel, allient les impulsions extérieures avec la maîtrise endogène des processus. L’exogène apporte la plupart du temps les moyens, les outils, les semences de l’ouverture et de l’innovation.

Mais condition impérieuse et vitale : l’endogène doit conserver la conscience de son contrôle déterminant sur ce qui se passe et le pouvoir effectif et indispensable de le sauvegarder. Faute de quoi on assiste à une altération, une détérioration, voire un ravage des modes de vie locaux.

Comme en psychologie individuelle, le développement des groupes et des projets se produit dans les directions où leur environnement le stimule. Qu’on le considère dans le registre positif ou négatif… Il ne peut pas être envisagé simplement par le biais d’une bureaucratie anonyme et de bureaux d’étude planificateurs, mais au moyen de relations interpersonnelles réelles. Donc au niveau de regroupements à taille restreinte et humaine. Lorsque l’exogène impose ses modèles propres, bureaucratiques et technocratiques, les réalisations auxquelles il parvient aboutissent sans cesse à la destruction de l’énergie sociale, voire de la socio-culture même des intéressés. Elles conduisent à accroître la passivité, l’inertie, la dépendance, ou la frustration et la contestation. Et le recours à l’intérêt purement individuel et privé…

Cette hypothèse peut faire l’objet de multiples vérifications. Pour illustration, le champ social abonde de ces exemples paradoxaux. Dans des domaines aussi variés que celui de la délinquance, de la parentalité ou de l’insertion, on voit sans étonnement que la prolifération institutionnelle massive dans l’espace public a tendance à accroître dépendance, démission, dépossession de soi, marginalisation, déresponsabilisation de pans entiers de la société. Je défends et promeus donc ici la nécessité d’une coproduction, d’une co-élaboration, d’un co-développement, intégrant de façon équilibrée l’énergie fondamentale de l’endogène, source et moteur de tout développement durable, et les appoints stimulants et catalyseurs de l’exogène contextuel, l’endogène ayant le devoir absolu de garder la maîtrise de toute évolution.

3 • La démarche de développement endogène intégré doit s’inscrire dans une élaboration et une pratique interpersonnelles.

En dépit de l’application scrupuleuse des principes énoncés dans les paragraphes précédents, j’ai obervé que ça ne marche pas toujours… Les fiches-action qu’on faisait et qu’on fait encore établir à partir des plus brillants diagnostics, les projets construits selon les intentions les plus généreuses, avec les comités de pilotage les mieux élaborés et les partenariats les plus attentifs, tous ces montages révèlent, ça va de soi, un incontestable souci d’efficacité.

Mais j’ai souvent observé qu’ils passent entièrement à côté de leur objet s’ils négligent de mettre en présence réelle, physique, personnelle, toutes les catégories concernées : les décideurs, les concepteurs, les administratifs, les agents du développement, et les habitants – citoyens – administrés. Le choix résolu d’une culture du débat contradictoire et respectueux, et basé sur l’information examinée ensemble, la réunion de travail, la discussion, la consultation partagée, la négociation attentionnée, ce sont toutes « ces mises à plat communes des diverses contraintes de la réalité sociale et de leurs logiques variables » qui sont en mesure de générer la rencontre interpersonnelle. Et c’est sur ce registre seul que s’élabore la maturité des acteurs. Tout le reste n’est qu’illusion technocratique et bureaucratique !

Une approche du développement stable liée à n’importe quel programme de croissance, quel que soit le territoire considéré, passe par l’instauration de relations interpersonnelles confiantes et constructives, dont la finalité ne peut être en aucun cas manipulatrice. Elle s’inspire des méthodes de la communication relationnelle, celle qui permet aux interlocuteurs de se relier à eux-mêmes et à leur histoire, aux autres et au monde. Celle qui favorise dans le groupe concerné la croissance et la maturité, un meilleur fonctionnement social, économique, la responsabilité personnelle et une plus grande capacité d’affronter les complexités de la réalité.

L’interrogation est de savoir comment parvenir à s’éloigner résolument des soupçons d’une « écoute démagogique et populiste » et subtilement manipulatrice. Le chemin devrait permettre d’accéder au versant participatif et interactif de ce que l’on pourrait caractériser de « démocratie locale », enrichissement déterminant pour le débat relatif à tout développement et pour les interlocuteurs citoyens, élus décideurs ou opérateurs institutionnels et administratifs. L’équilibre serait ainsi obtenu et maintenu entre la satisfaction des besoins individuels légitimes et celle de l’intérêt général prioritaire…

4 • Tout projet de développement endogène, intégré et interpersonnel est mesuré et confirmé par l’expansion de la conscience individuelle

Tout plan de développement collectif est tributaire d’une façon ou d’une autre des implications personnelles. Le développement de la conscience participative collective repose sur la valorisation des déterminations personnelles et sur la conscience individuelle qui s’en dégage progressivement.

J’ai la conviction qu’agir pour le développement, c’est être en mesure de conscientiser les individus et les groupes sociaux qui s’y consacrent. Je pense à l’affirmation, il y a près de 40 ans, de Paulo Freire, l’intemporel pédagogue brésilien : « L’homme ne peut modifier le monde que s’il sait qu’il peut l’être et l’être par lui »[1]. Et de cette réappropriation de son pouvoir social d’agir, l’homme ne peut prendre conscience que si on ne lui extorque pas le « bénéfice » qui lui revient, qui peut être d’ordre économique et matériel, mais qui touche souvent à des gratifications plus personnelles, psychologiques, symboliques, ou qui sont même susceptibles d’entraîner une réévaluation de son statut social. Il observe le résultat de son engagement, il est en mesure d’en évaluer les conséquences et de s’accorder à lui-même une « valeur ».

Je considère pour ma part que nous avons constamment à donner du sens à nos actions, nous avons à les situer dans un environnement, nous avons à évaluer les affects que nous y engageons. Nous avons à inscrire ces engagements dans la cohérence de notre propre histoire. « C’est peut-être là, dans cet investissement de sens que réside la croissance réelle, celle de la conscience, celle de l’être[2] ». D’intégré, le développement mis en œuvre doit devenir intégrant. Au féminin comme au masculin, il permet enfin d’êre citoyen agissant à part entière, d’être reconnu comme tel et de contribuer activement à construire son « ti péi ».

Arnold Jaccoud

Dans le texte qui suivra (la semaine prochaine ?), je souhaite aborder les problèmes majeurs que posent les projets de développement mentionnés en tête de cet article et les conditions concrètes qui auraient pu prévaloir pour en décider collectivement… Il me semble évident que ne devraient pas être acceptées sans débat les conceptions des stratèges politiques du développement, qui apparaissent trop fréquemment à la source des déséquilibres sociaux actuels.

[1] Pour lui l’éducation n’a pas seulement pour fonction d’apprendre à lire des mots, mais à discerner le monde de manière critique. Il s’agit d’un processus de conscientisation qui nourrit le pouvoir d’autonomisation et d’action d’un peuple devenant capable de transformer la réalité sociale.

[2] Philippe Missotte, sociologue, promoteur de Mélanésia 2000, en Nouvelle Calédonie et ancien Directeur du Collège coopératif de Paris.

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud