[Mafate] « Bana ifé sa pou obliz lé zan kité »

ÉPISODE 14 : LES POLITIQUES D’AMÉNAGEMENT DU CIRQUE

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Après avoir passé au crible l’ère de Paul Benda, Conservateur des Eaux et Forêts dans les années 1950, il examine le mandat de son successeur Jean-Marc Miguet en exhumant trois rapports de 1957, 1962 et 1963. Puis il raconte l’interminable contentieux entre le service forestier et les Mafatais

1957

Le premier document, inspiré par l’ingénieur Jean-Marc MIGUET, successeur de Paul Benda, date de septembre de l’année 1957. Il décrit l’action économique du service des Eaux et Forêts dans le cirque, mais précisément dans le périmètre Aurère-Bourse.. Le recensement de 1954 évalue le nombre d’habitants à plus de 1600 (1672 précisément), plus du double de ce qu’il sera en 2006.

Ce document traite de 

1 – l’évolution de la propriété foncière du cirque (avec un système de colonat partiaire encore actuel)

2 – de l’organisation de la coopérative agricole d’Aurère créée en 1956, présentée sur deux pages, avec une description des modes de culture ainsi que des revenus possibles à en tirer,

3 – mais considérée par l’auteur comme « provisoire », dans l’attente de l’évacuation de la population hors du cirque, due au fait de conditions de vie désastreuses…

C’est encore, pour quelques années, l’époque de la culture du géranium rosat, dont la distillation produit une essence fortement appréciée en parfumerie. En 2006, on retrouve encore un peu partout dans le cirque des carcasses d’alambic, la plupart du temps défoncés et écrasés.

À Aurère, 50 ans plus tard, il n’en reste pratiquement plus que quelques souvenirs. Inutiles dans une société rurale confrontée à des conditions d’existence d’une instabilité et d’une précarité constantes.

1962

Dans le document datant de 1962, après les descriptions caractéristiques habituelles de la topographie du cirque et des conséquences qu’elle entraîne, on relève plusieurs observations lapidaires, relatives à la société mafataise, et qui font penser qu’une évolution est en cours :

1° L’histoire du peuplement et des concessions

2° La répartition des terres selon leur vocation

3° La régression de la population, passée de 1672 habitants en 1954 à 1257 en 1962, sans compter les zones périphériques

4° L’action salvatrice du service forestier et la création puis le fonctionnement des coopératives d’Aurère, de la Nouvelle et de Roche Plate, avec des projets d’écoles, de dispensaires, de route et de téléphérique

5° Les programmes de reboisement forestier et d’irrigation des terres qui ont débuté à l’époque

6° La volonté émergeante de stabiliser la population, voire d’en accroître la taille… Les projets d’expulsion semblent ainsi être plutôt en passe d’être abandonnés. Mais toujours. on entend regrouper la population au bénéfice d’une réappropriation des terres par le Domaine.

1963

En 1963 : Le service forestier est encore assuré par l’administration des Eaux et Forêts. Il le sera  jusqu’en 1966, date de la création de l’établissement public industriel et commercial de l’Office National des forêts – ONF, (selon la loi votée en décembre 1964, sous l’impulsion d’Edgar Pisani, ministre de l’agriculture de Charles de Gaulle). À La Réunion comme en métropole, les Eaux et Forêts ont le souci de faire appliquer avec rigueur les textes leur attribuant la responsabilité des mesures de protection de l’environnement en général et leur accordant le pouvoir d’intervention et de gestion sur les territoires domaniaux.

Le présent document date de juin 1963. Ainsi que la plupart des textes similaires, il commence par l’énoncé des caractéristiques géographiques et économiques du cirque.

1 • La zone basse de la rivière des Galets, avec le bras de Sainte-Suzanne et les îlets abandonnés ultérieurement (Albert – Troussail – Cap Lebot…)

2 • La Grande Place, centre du cirque et ses écarts, près de 300 habitants.

3 • La rive gauche, saint-pauloise, avec ses îlets considérés comme fermés et hostiles (Orangers Cordes – Lataniers – Hirondelles…)

4 • La zone considérée comme la plus évoluée du crique, en relation avec l’administration, avec Aurère et Bourse

5 • Le « fond » du cirque tout en zone domaniale, et qui comprend Roche Plate – Marla – Plaine aux Sables – La Nouvelle.

Après avoir souligné à nouveau la précarité et la misère dans lesquelles vivent les quelques 1200 habitants, le rédacteur mentionne par ailleurs les trois thématiques qui intéressent l’administration :

– La propriété des terres

– Les cultures et les zones cultivables susceptibles d’être irriguées

– La socioculture : les écoles – les chapelles – les cimetières

Le Contentieux – Rive gauche – 1960 – 1964

Extrait de « Mafate – Servitude et insoumission » – Arnold Jaccoud – Eclipse du Temps éditeur 2016

Ça faisait plus de deux heures maintenant qu’ils s’étaient réunis, autour de la table démesurée qui occupait la grande salle du domaine de la Providence. Puis ils étaient passés au buffet. Comme à l’accoutumée, l’espace était glacial et austère, ainsi qu’il convenait aux fonctionnaires collet monté de la préfecture. Et un peu moins sans doute à leurs commensaux de la Conservation des Eaux et Forêts. On n’avait cependant pas lésiné sur le punch, ni sur les samoussas, les beignets bringelles, le boudin créole ou les sarcives. Le préfet Perreau-Pradier avait accepté de se déplacer sur le site, « pour des raisons techniques », accompagné de ses chefs de service. Exceptionnel chez cet impérieux représentant de l’autorité de l’Etat. Catégorique et autoritaire. Sa vraie nature. Il regardait d’un œil torve ses subordonnés se goinfrer sans retenue de ces spécialités locales dont le Conservateur régalait ses hôtes. Lui-même ne parvenait décidément pas à s’y habituer. Tout cela évoquait un relent de populisme indigne de sa haute fonction et qui plus était, imprégné de ce communisme tropical contre lequel il s’arc-boutait avec la dernière énergie.

Quoiqu’il en fût, le plan avait enfin été arrêté. Les tableaux récapitulatifs affichaient maintenant sur les murs l’ensemble des dispositions qui allaient permettre au Domaine de récupérer, en dépit de ce que pouvaient prétendre les occupants, toutes ces terres en déshérence. Et de restituer à l’Administration la maîtrise presque totale des 9500 hectares du cirque de Mafate. Après des mois et des années de tergiversation, on reprenait enfin fermement les choses en main.

Bien entendu, ça n’allait pas être simple. La stratégie était délicate. C’était plus facile de l’écrire que de la réaliser. On pouvait heureusement compter sur les forestiers qui désormais n’y allaient pas de main morte pour mettre au pas les récalcitrants. Prêts à toutes les destructions et toutes les activités prohibées, les occupants du cirque opposaient systématiquement à la loi résistance, ruse et expédients. Mais les gardes savaient leur tenir tête et, au besoin, les réduire à merci. 

L’îlet des Orangers depuis le Maïdo

Depuis des années, les autorités hésitaient entre une expropriation générale et un encadrement de plus en plus restrictif. On n’en était plus vraiment à l’époque du creusement du port de la Pointe des Galets, pendant laquelle l’administration avait redouté en permanence que les activités génératrices d’érosion, auxquelles se livraient ces misérables Mafatais, en arrivent à faire combler les bassins péniblement creusés, par les alluvions que charriait la rivière. On avait alors songé à vider Mafate de toute présence humaine, et ce par tous les procédés, y compris la menace de mettre le feu aux boucans ! Comme dans les années 40 sur Îlet à Malheur. Si l’ébauche de barrage, conçu par le Conservateur Paul Benda, avait été abandonnée faute de financement, on ne pouvait renoncer pour autant au projet déjà ambitieux de procéder à la restauration, si possible intégrale, de la couverture forestière du cirque. Et ceci quel qu’en fut le coût social auquel l’Administration allait immanquablement se heurter.

Les choses avaient été bien trop longtemps laissées à l’abandon. Il fallait y mettre le holà de façon urgente ! C’était l’économie forestière et agricole de l’île qui se trouvait toute entière menacée du fait des ravages produits par les occupations illégales.

– Je voudrais, Messieurs, que nous examinions à titre d’exemple, la note suivante, que nous a fait parvenir notre estimé collègue du Tampon, ici présent, Monsieur l’Ingénieur en chef Müller :

N° 863

Le Chef de District de Eaux et Forêts

A Monsieur l’Ingénieur des Travaux des Eaux & Forêts – Tampon

OBJET : Ilet des Orangers.

J’ai l’honneur de vous rendre compte que le sieur LOUISE (Pascal) demeurant a l’Ilet des Orangers m’a présenté un acte concernant la portion de terrain qu’il occupe. Cette pièce est ainsi conçue.

Vente de LOUISE Agathe à Mme Vve LOUISE Valmir du
 31.5.1900

Provenance : cette portion de terrain appartient au vendeur pour la détenir de l’Administration par suite des conventions intervenues entre l’Administration des Domaines, constaté par acte au rapport de M. BELLEGRADE notaire à St-Paul en date du
18 Février 1874, enregistré à St-Paul le 28 du même mois. F.91
V-C/5 à 8 « gratis »

Portion décrite au plan sous le n° 5

Je vous demanderai donc des instructions sur la conduite à tenir dans ce cas et sur la validité de cet acte. Sur cette portion il y aurait LOUISE Clément et Abel fils de Pascal.

St-Paul le 29.11.59 
signé : NATIVEL

N° IT 2/ 4.670 – COPIE CONFORME à M. L’INGENIEUR des E. & F. St-Denis

pour information

J’adresse au C.D. NATIVEL des précisions d’ordre juridique sur la question soulevée qui sont de nature a détruire l’argumentation de LOUISE (Agathe) – Une copie vous est adressée à titre de C.R.

Tampon, le 11 Décembre 1959


L’Ingénieur des Travaux des Eaux et Forêts

– Après une simple vérification, je ferais observer entre parenthèse qu’il s’agit de Me Bellegarde et non Bellegrade. À corriger. Ceci étant dit, des dizaines de déclarations à peu près identiques sont exhibées ainsi au passage de nos agents, quelquefois avec homologation notariale. La plupart du temps, les titres ne sont aucunement validés. Ce n’est pas parce que les occupants sont installés là depuis des décennies sur un terrain qu’ils cultivent, qu’ils en sont pour autant les propriétaires légitimes. L’absence de cadastre régulier, l’approximation généralisée des limites d’occupation, le manque absolu de bornage leur interdisent absolument de se réclamer d’une quelconque prescription décennale ou même trentenaire. D’autant que précisément en 1874, après un bornage global effectué sur la rive gauche, l’envoi de Me Bellegarde a permis d’obtenir la signature de pratiquement la totalité de la population de l’époque, reconnaissant le caractère domanial de tous les lieux.

« Et puis, je ne voudrais pas, Messieurs, que nous passions à côté du problème de fond. La présence incontrôlable de cette population, son occupation illégale du territoire et ses contestations systématiques font peser sur nous une menace redoutable. Et ceci depuis plus d’un siècle. Nous l’avons par trop négligée. Je le répète : elle détruit la couverture forestière, comme vous le constatez, chaque jour un peu plus inconsidérément. La disparition de la forêt, c’est l’annonce de l’affaiblissement de notre civilisation européenne et de notre supériorité en ce qui concerne la préoccupation que nous avons de notre environnement. Sa dégradation serait à la fois le symptôme et une cause dramatique de notre dégénérescence dans cette partie du monde. Je vous appelle tous à votre devoir.

« Par conséquent, Messieurs, ces prétentions fumeuses à la légalité des occupations, tout cela doit faire l’objet d’un rejet résolu et sans discussion. Le bornage ne constitue en rien un titre de propriété. On examinera au coup par coup les éventualités individuelles. Pour le reste, il s’agit de procéder selon le modèle que je vous fais passer… »

EAUX & FORETS CANTONNEMENT DU TAMPON

N° IT 2/ 4.673

NOTE

OBJET : Ilet des Orangers
  

Prétentions à la propriété privée de M. LOUISE (Pascal)

REFER : Votre C.R. n°863 du 29.11.59


Je vous informe que :

Le 18 Février 1874, il est survenu un accord entre le Domaine et les occupants de l’Ilet des Orangers. Dans un acte passé par devant M. Charles Cassin de BELLEGRADE, le 18 Février 1874, entre le Domaine et les occupants de l’Ilet des Orangers, il est dit notamment : « Les occupants sur l’interpellation qui leur est faite par Me VALENTIN et les indications qui leur ont été fournies, à la vue du plan qui leur a été donné en communication, indications qu’ils ont déclaré parfaitement comprendre, ont reconnu et déclarent que les parcelles de terre qu’ils occupent sur l’Ilet des Orangers situées entre le Bénard et le rempart des Ilet à Corde et des Lataniers (Cirque de la Rivière des Galets) forment une dépendance du Domaine de la Colonie et qu’ils occupent et ne détiennent ces terrains qu’à titre de pure tolérance de la part de l’Administration ».

En outre, en Mai 1900, le dénommé Firmin CERNEAU dit Lorry demeurant à l’Ilet des Orangers a été verbalisé pour coupe d’arbres sur terrain domanial cultivé.

Dans ces conditions et en vertu du principe qui veut qu’on ne peut pas avoir plus de droit que ses auteurs, les consorts LOUISE ne peuvent exciper valablement un titre de propriété. Ils doivent être verbalisés s’ils ne veulent pas régulariser leur situation en souscrivant un contrat de location pour habitation.

Tampon, le 11 Décembre 1959

L’Ing. des Trav. des E&F

DESTINATAIRES :

M. Le C.D. NATIVEL pour exé.

M. L’Ingénieur à titre de C.R.

L’effervescence était à son comble. La nouvelle déferlait sur les îlets. Les forestiers étaient arrivés en force. Ingénieur et nouveau chef de district en tête. Apparemment ils étaient tous munis de leur arme de service, des pistolets MAB 7,65 Modèle D. Ils s’étaient préparés à l’accueil qui devait les attendre. Ça faisait des années que la menace se précisait. Les vieux se risquaient même à dire que ça datait de près de cent ans. La pédagogie, plus que sommaire et même brutale, appliquée par les responsables successifs du Service forestier, devenu Conservation des Eaux et Forêts en 1948, était demeurée sans aucun autre effet que d’accroître les tensions avec la population. « Vos soi-disant actes de propriété sont sans aucune validité. Vous les avez obtenus de vendeurs qui se trouvaient eux-mêmes en situation totale d’illégalité. Simples occupants provisoirement tolérés sur un territoire appartenant au Domaine… » 

Dans les cases, les jeunes, surexcités, avaient préparé galets et gourdins. Comme leurs aïeux l’avaient fait cent ans auparavant. On allait bien voir ! 

Depuis quelques temps, la consigne préfectorale se faisait de plus en plus oppressive. L’intimidation, systématique. La décision politique imposait de récupérer la totalité du cirque, sous l’allégation de la seule légitimité de la propriété domaniale. Les autorités savaient pourtant que ça prendrait du temps. 

L’îlet des Orangers depuis le Maïdo

L’action la plus spectaculaire de l’Etat avait été, dès 1956, le rachat des deux propriétés qui englobaient tout le périmètre d’Aurère jusqu’à l’îlet à Bourse, deux mille hectares, entre celle appartenant à la famille Fleurié et celle de M. Massinot. Il n’y avait qu’à faire le calcul : Deux millions de m2 à 23 centimes CFA ! De quoi éblouir les miséreux qui exhibaient, sans savoir souvent même les déchiffrer, ces fameux actes notariés, papiers souvent chiffonnés, hérités pour la quasi totalité du 19ème siècle. Et qui, eux, aux yeux de l’Administration ne constituaient en aucun cas une preuve valable.

La menace collective exercée par le Service forestier était parvenue à faire l’unité de la population contre lui. Elle aboutissait, pour une fois, à abolir résolument les barrières entretenues entre les ethnies d’origine. Noirs et yabs ensemble! Pas fréquent.

L’administration s’était rangée à l’idée de considérer les habitants comme des squatters. Un siècle plus tôt, quoique engourdie dans une inaction chronique, elle faisait déjà tout pour abolir la prescription décennale. Notamment sur la rive gauche, aux Lataniers, aux Orangers, à Cordes où ses raidissements successifs avaient fini par amener le directeur des Domaines, M. Echernier, à promulguer ce plan de 1874 par lequel, renonçant à « provoquer le déguerpissement immédiat de 183 familles, qui n’irait pas sans soulever de très graves difficultés », il avait été conduit à réactiver le Service forestier à La Réunion.

On ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait de quoi hésiter. Il était difficile de rendre simplement responsables de l’état du territoire mafatais les descendants des noirs marron. Et cette évidence faisait taire les mentalités les plus crispées de la colonie. Dès que les « dangers » associés au marronnage avaient disparu, en au moins deux vagues successives, les familles de petits blancs s’étaient mises ainsi à coloniser le cirque. Provenant de Salazie, elles avaient passé le col de Fourche. Elles croyaient pouvoir vivre leur vie comme elles l’entendaient. On reconnaissait parmi les immigrants des Grondin, des Payet, Clain, Bègue, Dalleau, Boyer ou Gauvin. Les reproches qui s’accumulèrent à leur égard furent motivés par leur mode de culture sur brûlis, une déforestation anarchique, l’accroissement de l’érosion et des formes variées de pillage des ressources des hauts. Selon ce que disaient les spécialistes du Service forestier, les arbres faisaient tomber la pluie. Couper un arbre aboutissait immanquablement au ravinement du sol puis à l’éboulement des pentes. Beaucoup d’immigrants avaient payé pour s’installer. Mais la plupart des autres, considérés comme des envahisseurs illégaux, se considéraient malgré tout comme propriétaires de fait, profitant du flou juridique de leur situation. Difficile de s’en débarrasser sans entraîner protestation publique et trouble de l’ordre social. 

Mais l’intérêt collectif, confondu avec la reconstitution intégrale du Domaine, devait être farouchement sauvegardé, en comptant sur l’acharnement des dirigeants responsables qui allaient se succéder à la Direction du Service forestier. Pour les autorités, la restauration forestière devint de la plus extrême urgence, tant, estimaient-elles, on avait pendant de trop longues années gravement sous-estimé les dangers du déboisement.

Se gardant bien de toute expulsion brutale et armée, l’Administration afficha donc, dès cette époque, sa volonté de récupérer les terres du cirque en provoquant le départ des habitants. On envisageait de laisser les îlets les plus reculés se dépeupler. On les maintiendrait volontairement à l’abandon. On regrouperait résolument les habitants qui resteraient. On ne chassait pas directement les agriculteurs. Non ! Pire, grâce à une réglementation draconienne sur les Eaux et Forêts, qui renforçait les interdictions de défricher et prévoyait des mesures contre les empiétements sur le Domaine, les autorités s’appropriaient terrains et concessions, considérés comme délaissés après une simple absence de 15 jours de la part de leurs occupants, en dépit des actes notariés présentés ! Il fallut l’intervention du Gouverneur lui-même pour porter ce délai à un an. On contenait la population, on procédait au bornage des concessions… La politique de reboisement franchit allègrement le siècle et se poursuivit jusqu’à la départementalisation.

Interdit de ramasser le bois

De fait, le conflit qui oppose, dès sa création, le Service Forestier à la population mafataise constitue une interminable histoire. On observe que dès 1870, mais surtout dès 1874, les tentatives d’interrompre pratiquement ce qu’on qualifiait de destruction de la couverture forestière du cirque, se heurtent à la résistance farouche des habitants, dont on racontera plus tard qu’ « excédés, ils s’opposèrent aux agents forestiers et les chassèrent en les attaquant à coups de galets et de bois, après bien des années de tourments« . Il faut dire que le durcissement de la réglementation était tel qu’il était devenu interdit de ramasser même le chablis, le bois tombé et de brûler une branche morte, sous peine de voir son habitation détruite ou d’être envoyé creuser le port de la Pointe des galets.

Les anecdotes ne manquaient pas : Le Gouverneur Dupré, monté une première fois au Grand Bénard en 1862, y retourna six ans plus tard et revint épouvanté du changement. Dans Mafate, tout était, disait-il, ravagé. À Cilaos, l’îlet à Corde était ruiné, desséché, squelettique, un tas de cailloux. Vingt ans après, on disait au Conseil Général que les forestiers refusaient le bois chablis pour fabriquer des cercueils, obligeant les Mafatais à dégrainer leurs cases.

En avril 1915, le directeur Chef de service des Domaines et le Chef de la section forestière envoient un courrier conjoint à Monsieur le Gouverneur de la Colonie, sollicitant son intervention en vue de mettre fin aux usurpations frauduleuses des terrains boisés situés sur les hauteurs de l’île. Après le recours à la procédure civile en usage, et à défaut de toute conciliation, ils requièrent en tout état de cause et en cas de résistance, l’obtention de jugements autorisant l’expulsion par la force armée… Ces mesures rigoureuses s’imposent, allèguent-ils, pour faire respecter la propriété domaniale mise au pillage… Quelques jours plus tard, en conclusion d’un échange épistolaire avec le Chef du Service des Domaines, l’avoué Camille de Tourris à Saint-Denis, professionnellement impliqué dans les affaires en cours, prédit que « du train où vont les choses depuis dix ans, (il) ne donne pas trente ans à notre Colonie pour n’avoir rien à envier au rocher d’Aden. »

Fluctuation caractéristique de cette époque, les années qui suivirent, jusqu’à la décennie 1950, perpétuèrent le mouvement oscillatoire constant à l’égard d’une population mafataise, à propos de laquelle on ne savait pas s’il était souhaitable d’améliorer ses conditions sociales sur place, tout en l’excluant au mieux de tout accès à la propriété, ou s’il fallait tout bonnement l’évacuer hors du cirque.

Les Orangers

1960

– Mi di gouvèrnman i dwa fé tout parèy pou tout domoun. Lé pa la zistis sa, i vé larg a nou, nou isi nou pir kin bef ! (…) bana i di aou in pé, mé le fonn zot kèr zot i di pa ou ! Mwin na linpresyon bana ifé sa pou obliz lé zan kité, pou nou alé (…) Mafate sé pa Mafate san lé Mafaté, non ?

Les Orangers

– On a fait des pétitions. Il n’y a pas de justice ! Le service forestier est menteur. On a montré nos papiers, on a prouvé nos droits. Ils ont dit que c’était sans valeur. Ils ont dit que les premiers vendeurs avaient trompé nos familles. Que tout appartient aux Domaines, depuis toujours. Et qu’il y a cent ans, tout le monde dans le cirque avait signé l’acte de reconnaissance…

– Ouais, puis ensuite, ils se font doucereux et paternalistes… « On consent à tolérer votre présence ici, qu’ils disent, aux conditions suivantes… On veut bien que vous restiez là, si vous signez le bail !  » Et là, ils sortent les contrats de location… Maître, merci d’être venu, on a besoin que vous nous défendiez, même si on n’en a pas les moyens.

Le jeune Me Hoarau, avoué au barreau de Saint-Denis, se sentait passablement submergé par les protestations débordantes de ses clients, à la défense desquels il avait été commis par décision du Bureau d’Assistance Judiciaire. Il avait pris le risque de randonner jusqu’aux Orangers, franchissant le Maïdo, s’épuisant dans la descente jusqu’à la bifurcation de la Brèche, cheminant le long de la ravine Grand-Mère… exténué par cette marche que certains de ses interlocuteurs effectuaient allègrement chaque semaine, pour aller vendre leurs maigres produits au marché de Saint-Paul.

– Voilà ce qu’ils nous disent : « Régularisez votre situation et tout ira bien… » Regardez, Maître, les termes de ce contrat scandaleux…

Me Hoarau connaissait, bien entendu, mais il n’était pas question de désobliger ses clients dont il percevait péniblement l’extrême agitation.

– Voyez comment ils écrivent ça ! Voyez, c’est nous qui sommes soi-disant les demandeurs. C’est nous qui les prions de bien vouloir nous concéder la location. Un hectare pour trois ans, ça fait 400 gaulettes qu’on devrait payer à l’avance au prix que les forestiers vont fixer eux-mêmes. Et si on refuse de payer, on s’engage à partir immédiatement.

– Et on n’a pas le droit d’exploiter le chablis et en aucun cas de couper des pieds de bois vert, même pour nos cases. Et pour la pâture des bêtes, c’est eux qui déterminent si on peut ou non. Et où et comment…

– De toute façon s’ils décident de nous virer, on a 15 jours. C’est écrit là, tenez ! C’est pour ça qu’ils interdisent de construire les cases en dur. Comme si on en avait les moyens ! Ils disent que tout ce qui reste sur le terrain après 15 jours leur appartient. Et la sous-location est interdite.

– Est-ce que vous pouvez imaginer, Maître, le mépris et la violence du traitement que subissent les pauvres ici. Nous qui n’avons que notre bout de terre, hérité de nos parents, et qui y subsistons tant bien que mal depuis trois générations ?

« On devine tous la politique qu’ils mènent ainsi : nous décourager et nous faire partir dans les Bas. Les fonctionnaires décident que la vie des habitants sur les îlets n’a en définitive que peu d’importance et qu’on se porterait mieux sur le littoral. On ne nous demande jamais rien, et ça depuis toujours. Ici, on n’a jamais aboli l’esclavage. On bouleverse nos existences, sans que nous n’ayons jamais rien à dire. Mon vié papa a servi dans la guerre et on lui enlève sa terre comme s’il n’était rien. Ça l’a marqué. Ça laisse des traces : papa était allé à la guerre pour sauver son pays… mais… quand il s’en est revenu, il voulait élever sa famille et il dit qu’il s’est fait jeter dehors pour s’en aller vivre ailleurs… Il en a gros sur le cœur. Il a résisté. Il avait l’habitude. Il se sent comme si sa liberté lui avait été enlevée. Comme un prisonnier en Allemagne. Vous savez Maître : ici, on avait tout. Et même si c’était dur, on vivait bien ! »

Me Hoarau fit le tour des îlets, recensant ceux qui refusaient résolument d’être dénombrés en tant que locataires et de s’acquitter du montant d’une quelconque location. 

Provenant des îlets de Roche Plate, des Orangers et d’îlet à Cordes, 59 chefs de famille, se réclamant d’actes de propriété indubitables, lui confièrent le soin de défendre leur cause et de déposer à ce titre un mémoire introductif d’instance. Il y avait là des Louise, des Euphrosine, des Thiburce, des Attache, des Magdeleine, un Loriston, des Augustine, des Bulin, des Gaze, un Brennus… Me André Bouquet, Huissier près des Tribunaux de Saint-Denis assigna en leur nom l’Etat Français à comparution. On était en août 1962.

Ebullition sur les Orangers, le 22 juillet 1964

– Venez vite, venez vite… la Thérèse, madame Félix, elle a totoché Dambreville, le topographique ! On l’a retenue, mais elle avait déjà bousculé le garde, le José Ethève. Ils l’ont bien cherché, allez ! Depuis ce matin, té zot i rod le bout. Ils étaient avec les ingénieurs… 

– Ben oui, le topographique, il dit comme ça qu’il est là seulement pour faire les mesures pour connaître les surfaces. Il dit que dans trois mois, les Juges vont venir en hélicoptère pour discuter ek zot.

– Ouais, mais le topographique, il fait un peu ce qu’il veut avec son matériel. Il peut calculer les mesures qui l’arrangent lui. Ou bien ceux qui l’ont grassement payé pour qu’il dise ce qu’ils veulent eux. Il cherche à nous faire causer. Nou, nou koné pa ryien ! Tant que l’avocat Vinson n’est pas avec lui, on ne peut pas le croire… Et surtout qu’il est accompagné par les forestiers. Une fois de plus on veut nous manipuler.

– Ils veulent tout nous prendre, c’est sûr. On ne peut plus croire personne. Et le magistrat instructeur Bonnardeau et son greffier Couturier, quand ils viendront sur place, les forestiers leur montreront ce qu’ils veulent. On ne pourra jamais leur prouver que nos familles étaient là avant mars 1942, comme la loi le dit.

– Ben oui… Déjà que les juges ont décidé qu’on n’était pas chez nous et qu’on n’avait pas le droit de rien faire. Ils ont décidé que tout appartient au Domaine. Que c’est prouvé et jugé. Et qu’on a été tous déboutés et expropriés. Et que même si on continue à penser qu’on était propriétaires, à cause de la prescription trentenaire, il faudrait délimiter officiellement la terre, faire des plans et enterrer des bornes.

– Tu as raison, il faut absolument empêcher le topographique de prendre ses mesures sans la présence de Me Vinson. Et on ne va rien lui dire. Il fera ses délimitations sous le contrôle de notre avocat. Ouais… Et la madame Félix, la Thérèse, elle a bien eu raison de lui balancer ce galet. Et le garde José, il a aussi goûté. Ils ne vont plus revenir de sitôt…

La dignité des humiliés

A fin octobre 1964, retardée du fait de la visite à La Réunion du Ministre de l’Agriculture, la descente de justice des magistrats Bonnardeau et Couturier, accompagnés de Me Vinson, avocat des plaignants, tourna à la confusion de la totalité des habitants. Après avoir précédemment invalidé leurs droits de propriété, la Justice contesta la prescription dont ils se réclamaient, dans la mesure où il ne fut absolument pas reconnu qu’ils bénéficiaient de la possession dite trentenaire, paisible, publique et non équivoque des parcelles litigieuses, avant la date arrêtée par la loi, du 24 mars 1942. Mais dans la population, on continua longtemps à laisser entendre que certains titres de propriété auraient en fait disparu ou n’auraient simplement jamais été validés au cours de cette opération.

Les jeunes avaient baissé les bras, désormais convaincus de l’inutilité de leur mobilisation et de leur combat. Dérisoires signes de résistance, ne leur restaient que les microscopiques tentatives de rébellions, comme on l’avait toujours fait, pour se donner le sentiment d’avoir le pouvoir de contester les interdits préfectoraux : comme retourner pêcher en misouk la truite ou le bouche ronde dans la Rivière des Galets ! Piètres transgressions d’asservis. On se consolait comme on pouvait. Seule la soumission, même temporaire, avaient décrété les anciens, était à même de tempérer l’aggravation de la situation. De mémoire d’homme, le destin avait toujours enchevêtré ses parts d’espoir et d’accablement. Et la régularisation battit son plein. Il fallut s’acquitter du montant des concessions. Ou décamper… 

Tout au haut des Orangers, dans une des modestes cases de la famille Attache, chaque soir dès minuit, quatre femmes vêtues de noir dansaient et tournaient sur elles-mêmes, murmurant leur mélopée lancinante. Leur maloya sacré. Elles invoquaient les ancêtres et leur rendaient hommage. Elles perpétuaient, selon leur coutume, les incantations en faveur de la liberté et de la dignité des humiliés. Deux d’entre elles tenaient, serré entre leurs mains, un squelette dont les tibias tapaient par terre en faisant tak… tak… tak.

Arnold Jaccoud

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