KAZ AN PAY • CASES EN PAILLES — ÉPISODE 1
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail… » Ethno-sociologue, Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il propose aujourd’hui de partager avec les lecteurs de Parallèle Sud. Il nous ouvre ses cahiers et ses albums photos des jours et des nuits qu’il a passés auprès des habitants du cirque de Mafate. L’enquête se déroule durant la première décennie du 21ème siècle (2005-2007). Certains témoins ont disparu ou ont changé. Mais l’essentiel demeure.
Le voyage sera long, il commence cette semaine. Partons avec Arnold Jaccoud à la découverte de « la réalité restituée et ressuscitée de ce que fut la vie dans Mafate et, plus généralement, dans les Hauts ».
Parallèle Sud
Le cirque de Mafate • Sociocultures et espaces de vie • Autour de la kaz par Arnold Jaccoud
Les étrangers qui visitent La Réunion n’y cherchent pas seulement les sensations sportives à la mode ou la séduction des plages les plus ensoleillées. Nombre d’entre eux sont en quête d’une émotion profonde, celle que produit la rencontre avec les témoins du passé et leurs niches écologiques, chargés de vie et d’histoires de vies, qui enracinèrent autant que possible des communautés de déplacés dans cette terre d’immigration forcée. Mais ils y trouvent de plus en plus, surtout, des concentrations de véhicules presque immobilisés et des localités modernes occidentalisées et mondialisées, avec, parsemées en quelques lieux de prestige, les demeures de ceux qui furent les anciens maîtres. La population et son existence « du temps longtemps », domestique ou laborieuse, culturelle, festive ou religieuse, n’y a qu’une place subalterne… De ce point de vue, l’approche usuelle de Mafate illustre parfaitement l’indigence des repères historiques, culturels, socioculturels, humains, offerts aux hôtes du cirque, d’autant plus qu’ils demeurent généralement ignorés de ses habitants eux-mêmes. Et même si on peut considérer que l’absence de route pour parvenir dans le cirque a tout de même ralenti la disparition des manières de vivre traditionnelles des Hauts.
Paradoxalement, partout émerge la demande « touristique », portant sur la découverte des aspects patrimoniaux culturels et sur la compréhension des modes de vie passés et présents. Une part importante des voyageurs de notre temps est devenue intelligente et se défie heureusement de l’uniformisation des cultures. Ou ne désire plus se contenter de suer en couvrant un maximum de dénivelés dans le moins de temps possible !
La réalité ressuscitée
Dans cet univers tout à fait exceptionnel que constitue le cirque de Mafate, les quelques traces qui subsistent risquent bien d’être peu à peu étouffées par le déferlement de la modernité, sans que le visiteur étranger ait pu y saisir — pendant qu’il est temps — concentré et intense, ce qui a disparu à peu près totalement des localités réunionnaises, la réalité restituée et ressuscitée de ce que fut la vie dans les Hauts.
Dans les investigations dirigées vers la connaissance fine de Mafate, les manques sont flagrants, amalgamant des aspects apparents et d’autres, moins visibles mais tout aussi déterminants.
Par exemple :
> On ne trouve pas de « Guide péi », susceptible de présenter et transmettre l’histoire locale.
> La mémoire du Cirque n’est aisément lisible nulle part, ni dans les écrits, ni dans les lieux, ni par la transmission orale.
> L’information sur le vécu actuel de la population est tout autant dispersée ou simplement inexistante.
> On ne s’est pas préoccupé de recueillir méthodiquement, pendant qu’il était temps, et encore moins de diffuser, le souvenir des modes de vie et de penser qui constituaient l’essentiel et le particulier de l’existence dans le Cirque, il y a seulement 20 ou 50 ans.
Ce champ d’investigations est évidemment vaste. Il concerne notamment, dans leur état et dans leurs évolutions :
– Les implantations familiales, les liens familiaux, les généalogies, les cérémonies, les histoires de familles, les activités, les gestes, les rythmes et la vie domestique “lontan”, les modes d’alimentation, de cuisson, les recettes, les modes de production et d’agriculture, les échanges et le commerce, les modes de construction et d’habitat, l’occupation de l’espace et son aménagement, tout ce qui concerne l’eau, la terre, les itinéraires de déplacement, les sentiers, les passerelles…, les toponymies, leurs origines, l’histoire du paysage, la place et le rôle des animaux, le portage, les traditions orales, coutumes, histoires, légendes, les croyances religieuses, les superstitions et les sorts, les kabar, les arts bruts et les fêtes…
Des traces en voie de disparition
La publication, qui débute aujourd’hui, n’a pas la prétention de réparer ces carences, vraiment pas. Elle n’en n’a guère les moyens. Elle n’est qu’un témoignage tout à fait limité d’une époque récente (2005 – 2007) à partir de laquelle l’accélération des changements s’est intensifiée dès la création du Parc National. Elle présente simplement, et de façon clairement impressionniste et partielle, quelques dossiers et documents susceptibles d’aider à comprendre et aimer les sociocultures mafataises telles qu’elles furent dans un passé relativement proche et telles qu’elles peuvent perdurer ici ou là encore aujourd’hui.
La seule ambition explicite de ce travail sera peut-être d’avoir contribué à laisser quelques traces furtives de modes de vie qui s’estompent, illustrations réalistes des résiliences humaines dans un environnement périlleux et ingrat. Son auteur souhaite n’être identifié ni aux pilleurs de tombes, ni aux destructeurs de patrimoine… Ces traces disparaissent bien trop rapidement de la mémoire contemporaine, dans une indifférence qui semble bien caractériser les époques pour lesquelles le passé génère des sentiments plutôt douloureux et rappelle une précarité que l’on souhaite oublier.
En 2007, il en restait les éléments épars de ce que l’on peut appeler un patrimoine architectural. C’est cet habitat précaire qui a été l’amorce de la description aussi bien que de la réflexion que présentent ces pages, par le texte et par l’image.
Arnold Jaccoud
Références
Pour des approches scientifiques et systématiques détaillées des modes de construction des cours traditionnelles et des cases en paille dans les Hauts de l’île et notamment dans les cirques, il convient de consulter les travaux architecturaux, ethnologiques et anthropologiques indiqués ici :
APR – Atelier d’urbanisme de la Réunion – Etude préliminaire sur l’habitat traditionnel dans le département de la Réunion – Juin – juillet 1962
ACTES du Premier colloque de Mafate – mai 1983 (Sous le pilotage du Sous-Préfet Henri SOUCHON, Commissaire Adjoint de la République de l’Arrondissement de Saint-Paul)
Jean DEFOS du RAU – L’ILE DE LA RÉUNION – Étude de géographie humaine– Faculté des Lettres de Bordeaux – 1960 – pp. 398 et ss.
Christian BARAT – « Les paillotes de l’île de la Réunion ». Université Française de l’Océan Indien, Centre Universitaire de la Réunion. Travaux de l’Institut d’Anthropologie sociale et culturelle de l’Océan Indien. N°3. 1978.
P.GOUNAUD et J.PIERART – Etude sur l’Habitat traditionnel – Parc naturel du cirque de Mafate – ONF 1983 (Etude commandée à la suite du Colloque de mai 1983)
Paul PANDOLFI – Paillotes de Salazie – Rapport d’enquête pour l’Ecomusée de Salazie – août 1998
Claude VOGEL – Be Cabot – Approche ethnologique d’un écosystème – Université Française de l’Océan Indien, Centre Universitaire de la Réunion – juillet 1983
Vanessa LACAILLE – Mafate, cœur habité d’un parc national– Master Habitats – janvier 2007
De même, une connaissance globale et synthétique des modes de vie dans le cirque peut être aisément acquise (parmi beaucoup d’autres bien sûr) au travers du mémoire d’architecture rédigé en 2009 par Guillaume Cuisy pour l’institut Saint–Luc de Tournai.
Guillaume CUISY – MAFATE – Vivre hors du temps au cœur de La Réunion (Accès : Centre de ressource du PNR)
Identité et patrimoine
Les peuples sont comme les individus. Sans vision d’avenir, ils vont à la dérive, mais sans appropriation de leur histoire passée, leur présent est plus que problématique. Plus ils s’attachent à leurs fondements et moins ils porteront de chaînes. Tout autant qu’un argument d’identité, les racines sont un facteur essentiel de liberté.
À la Réunion également, le désenchantement croissant et quelquefois dramatique à l’égard de la vie urbaine et de la modernité engage individus et familles à rechercher et à retrouver l’imaginaire de ce qui est révolu. Et ce n’est pas là une mythologie régressive. Il semble bien que dans le domaine des représentations mentales et sociales, le rêve n’est que l’autre versant, psychologiquement vital, du réel.
À défaut d’être en mesure de les réinventer vraiment, chacun peut avoir envie de repérer une connivence avec les espaces, les objets, les productions, les rituels, les évènements, les gestes essentiels, ceux qui relient l’homme à la nature ou à son labeur multiple, ceux qui furent propres à la société de plantation dans sa transition vers la civilisation contemporaine.
Irruption brutale de la modernité
Le cas particulier de Mafate, où s’amalgament, parfois paradoxalement, l’endogène et l’exogène, est caractéristique à bien des égards. Une meilleure compréhension des cultures traditionnelles du quotidien peut encourager la prise de conscience des identités collectives, souvent désarticulées par l’irruption par trop brutale des aspirations à la modernité. Dans un environnement marqué par les ruptures et la dislocation apparente des significations reçues en héritage, il est utile de créer des continuités.
Dans cet espace circonscrit que constitue le cirque, on peut imaginer que la relation concrète des modes de vie et des identités : “comment nos aïeux vivaient” aide à déterminer “ce que nous leur devons, qui nous sommes” (et parfois à orienter “ce que nous voulons devenir.“) Il pourrait s’avérer utile de comprendre, au moins partiellement, comment les hommes et les femmes de Mafate, en simples résistants souvent privés à la fois de rêve et d’outillage conceptuel et technique, pensaient leur vie, comment ils ressentaient les choses, comment ils menaient leurs gestes dans le quotidien. Et à travers cette imprégnation autant affective qu’intelligible, nous pourrions être conduits à une réflexion sur nos propres conceptions, de nous-mêmes et du monde, ainsi que de nos actions.
Le réalisme s’impose pourtant ici : Loin de toute idéalisation enchanteresse à la mode européenne, l’exploration de ce « patrimoine culturel » évoque surtout la précarité sociale et économique, et une misère matérielle dont la population a hâte de sortir. La plupart des Mafatais ne souhaitent très logiquement qu’une chose : vivre un minimum de confort, à peu près comme sur le littoral, la tranquillité en plus ! Et oublier la honte d’être des “moun Mafate”, scandaleux préjugé les faisant passer carrément quelques fois encore pour des attardés…
Dans cette culture de la précarité matérielle, bien avant sa relative importance ethnologique et historique, on sait que le patrimoine revêt d’abord pour les habitants un intérêt essentiellement utilitaire. Il ne perdure véritablement ici que sous la contrainte économique. L’accès à un niveau de vie plus commode conduit la plupart du temps à sa disparition, bien sûr regrettable, mais compréhensible. L’habitat traditionnel essentiellement végétal et les modes de vie et de sociabilité qui y sont associés en sont une illustration évidente.
A.J.
Un inventaire impressionniste des modes de vie
Les paillotes remontent à l’origine du peuplement de l’île, dès 1665. A cette période, elles sont appelées huttes, boucans, cabanes ou « ajoupa », et elles sont recouvertes de différents éléments végétaux.
La population bourbonnaise de bas niveau social (petits colons métis, noirs…) a adopté cet habitat en reprenant une méthode de construction largement inspirée des techniques apportées par les malgaches. La dimension de leur demeure a été fixée par une ordonnance datant du 5 juin 1846, (longueur : 5 mètres, largeur : 3 mètres, hauteur : 2,50 mètres).
Pendant l’époque de l’esclavage, on peut voir des paillotes sur les plantations, dans les « villes » ou regroupées dans les montagnes (dans les camps marrons). Durant cette période, la paillote constitue un type d’habitat quasiment modèle et représente la « kaz » la plus populaire. Les « kaz an pay » s’étendent sur toute l’île. Chaque habitant possède la sienne et la monte lui-même selon ses moyens, aidé de sa famille et de ses “dalons”.
Après l’abolition de l’esclavage, l’ordonnance de 1846 n’étant plus en vigueur, la paillote s’aménage, agrandissement des pièces et ameublement, puis, par la suite, rajout de tôle. La vie s’organise autour de la cuisine au feu de bois ouvert, et de la basse-cour avec ses élevages de volailles : poules, canards et de lapins .
Au début du 20ème siècle, les paillotes sont progressivement remplacées par les cases recouvertes d’abord de tôle plate façonnée avec des fûts découpés, puis progressivement, semble-t-il, dès le cyclone Jenny de 1962, par de la tôle ondulée. Il faut noter que l’invention de la tôle ondulée a été brevetée en 1829 et l’idée de la protéger par la technique de la galvanisation fut mise en pratique industrielle vers 1844. En peu de temps, elle est devenue le matériau de choix pour la construction métallique légère…
À la Réunion, c’est justement à partir de ces années cycloniques (Jenny en 1962, Giselle en 1964, Denise en 1966 …) que les cases en pailles disparaissent progressivement du paysage réunionnais. À Mafate, territoire enclavé… ce sera bien plus tardif.
En octobre 1983, à la suite du Premier colloque de Mafate, mené en mai sous la direction du Commissaire adjoint de la République de Saint-Paul, le sous-préfet Henri SOUCHON, le bureau d’architecture P.GOUNOD – J.PIERART de Jarze reçoit la mission de mener une étude sur l’habitat traditionnel de Mafate pour le compte de l’ONF. Il en définit une typologie dans laquelle il fait toujours entrer les constructions en paille de vétiver. Dans le cirque, la tôle n’a pas encore totalement supplanté la paille, surtout pour la construction des cuisines. Deux raisons : les limitations du revenu moyen à Mafate et le maintien de la culture du vétiver.
On retrouve la disposition éclatée de l’habitat réunionnais traditionnel, propre notamment à des modes de construction ne disposant que de matériaux végétaux aux dimensions restreintes, et que l’extrait de Christian FONTAINE, « La kaz kréol », publié par le CDPS en 1988, illustre avec un humour communicatif.
A.J.
Extrait de Fontaine C. : “La kaz kréol”, in Zistwar Tikok, CDPS, 1988, p.24. p.143.
I prétan di an Frans, la kaz la pa parèy la kaz isi, Larényon. Daborinn, bann zorèy i apèl pa sa “la kaz” : i apèl sa “la maison”. Zot “maison” la lé drol sa ! I ansèrv kaziman po tout ! Ladan ou na “la cuisine” ousa i fé kui manzé, épi ou na la “salle à manger”, ou na “les chambres à coucher”, épi la “salle de séjour” ousa i roswa domoun po kas la blag ansanm ; ou na “le grenier”, in léspès farfar la kaz ousa i dépoz bann vyé zafèr, épi, pardsou la kaz, ou na “la cave” ousa i ramas bann boutèy dovin… Dann “maison” là, na ziska “les toilettes”, kabiné si wi profèr !
Isi Larényon, tout zafèr lé pa mayé konmsa ansanm ! Isi la kaz sé la kaz ! La kizine ! kabiné : kabiné !… Soman, sa i vé pa di nou na plis la plas laba an Frans ! Sa i vé pa di nou lé plis ris ! Kontrèr ! Souvandéfwa akoz nou lé séré, akoz nou lé maléré minm ni fé nout tournéviré konmsa ! War zot minm : la kaz Maksimin, kamarad Tikok, na ryink dé pyès, lé kouvèr an pay vétivér, napwin “la cheminée” konm an Frans. In sipozisyon alors : monmon Maksimin i rod fé kui manzé anndanla ! Zot
i wa in pé kosa i sar fé ! Dofé dan la pay, boukanaz dann zyé, kouvértir marmit dann bifé linz, lo marmit li minm èk potsanm sou lo li ! Taka po kabiné koz pi ! Dolo atitré ousa i tir ? Papyé tann, ousa i lé ? Kansréti in flakon grézil po fé fane lodèr, kilé ? nana ? in-in ! Dann fotrin konmsa domyé kontant out touf fig ankor, laba dann fon la kour, détrwa koton maï dann out min, in gouni po anbar aou pardvan.
Boudikont, in kaz konm sat Maksimin i ansérv aryink po dormi la nuit. Ankor ! konm Maksimin na in gran frèr èk trwa mwayin gran sèr, i fé lé dé garson lé blizé dor si in kés dan la kizine ! Apark sa, la zourné, madanm Rafaèl i rant tazantan dann son kaz, riyink kan la bézwin-bézwin minm : po aranz lo li, po ropasé, po rod in papyé konsékan. Sé dan la kaz osi li dépoz son tant koutir, soman li sar koud déor sou trèy sousou. Trèy sousou-la i ansèrv konm “salon” osi : la minm li roswar son moun… sirtou mwa désanm, zanvyé, févriyé, trwa mwa ousa la nèz i fonn an Frans, aléwar isi, domoun i rod po fonn èk lo féso i fé !
A suivre…