Cirque de Mafate Roche Plate. La partie de Roche Plate au

[Mafate] Le mode de vie des habitants de Roche Plate en 1955

EPISODE 21 : « Monographies familiales »

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans ce 21e épisode, il revient sur le travail de recherche mené par le professeur Pierre Gourou en 1955. Une enquête destinée à établir « des « monographies familiales » sur la vie des familles sous les tropiques dans diverses conditions d’existence » .

Monographies familiales • La recherche du professeur Pierre GOUROU

Éléments de l’histoire du 20e s.
ROCHE-PLATE • Modes de vie – 1955
Présentation des documents 1 à 10

Le 17 août 1955, M. J. ROUQUIÉ, inspecteur principal du travail, chef de service à la direction départementale du travail et de la main-d’œuvre de La Réunion, écrit au Conservateur des Eaux et Forêts (2a), se faisant l’intermédiaire d’une demande de recherche menée par Pierre GOUROU, professeur de la chaire d’Étude du monde tropical au Collège de France et collègue, ainsi qu’ami, de l’anthropologue Claude LÉVI-STRAUSS et de l’historien Fernand BRAUDEL. (1)

Pierre GOUROU, spécialiste réputé de la géographie physique et humaine, mène une enquête visant à établir des « monographies familiales » (2b – 2c) sur la vie des familles sous les tropiques dans diverses conditions d’existence. Il est fort d’une ferme conviction : « Les éléments humains des paysages ne sont pas plus déterminés par une civilisation que par un cadre physique… Rien de tout cela n’est déterminant. Les paysages humains résultent d’un équilibre de facteurs contraignants mais se limitant et s’orientant les uns les autres. »

Parvenu à La Réunion, puis, entre autres investigateurs, par l’intermédiaire de l’ingénieur des Eaux et Forêts, à M. BOURGIN, chef de district préposé à Mafatte (orthographié avec deux « t » en 1955), le questionnaire (3 a – 3b) sera soumis à deux chefs de famille de Roche Plate, « îlette » passant alors pour être « la plus misérable » du cirque.

La présentation de la recherche, puis du questionnaire, illustre très bien le regard que le chercheur portait sur la société insulaire. Regard objectif et réaliste, dépourvu d’illusion humanitaire. Selon le professeur GOUROU, « un groupe humain ne procède pas à un choix conscient parmi un éventail de « possibilités » qui lui seraient offertes par la nature, mais « il exploite celles auxquelles s’appliquent les techniques qu’il maîtrise ». Ce groupe ne peut percevoir dans le milieu naturel que ce qui est familier à sa civilisation et ne peut l’utiliser qu’à l’aide des techniques dont il dispose au sein de sa propre civilisation ». « Le groupe humain auteur du paysage est contraint par la civilisation à laquelle il appartient. Il ne voit et n’utilise dans le milieu naturel que ce qui peut être pris en compte par les techniques dont il dispose au sein de sa propre civilisation, il continue de faire ce qu’il sait faire. »

Le chef de district (signature probable de M. BOURGIN) qui s’y était engagé « à titre amical et personnel », a pris connaissance de la recherche et de son questionnaire, en a recueilli les données et en renvoie les réponses à l’ingénieur en chef, accompagné du bordereau 1255 (4).

Une analyse approfondie devrait être effectuée à partir des informations enregistrées scrupuleusement par M. BOURGIN. Elle traiterait, sans fioritures, des modes de vie des populations modestes, vivant dans les Hauts et les Cirques, dans les années qui ont marqué la fin de la colonie et suivi immédiatement la départementalisation.

Le document 2b expose les attentes non limitatives formulées par Pierre GOUROU, telles en tout cas qu’elles ont été transmises par les services de la direction départementale du travail, sous la responsabilité de M. ROUQUIÉ, au Conservateur des Eaux et Forêts. La recherche doit concerner 6 catégories identifiées de la population, plus une septième indistincte ad libitum. Certaines sont directement caractérisées par leur lieu d’habitation.

1 • Petits blancs des Hauts (Bras-Sec, Palmiste Rouge, îlet à Calebasse… par exemple)

2 • Petits blancs du Volcan (Vincendo, Saint-Philippe, Bois Blanc…)

3 • Mafatte (à Mafate sont recherchés les descendants du marronnage, si possible sur l’îlet de Roche-Plate, considéré comme le plus misérable)

4 • Colons partiaires (Tampon…) (colonat partiaire, mode d’exploitation agricole connu en Europe sous le nom de métayage depuis le Moyen-Âge, dans lequel le propriétaire et l’exploitant d’un domaine se partagent la récolte dans des proportions fixées par contrat)

5 • Ouvriers d’usine (sont recherchées des familles malbaraises, pratiquantes de leur religion)

6 • Petits employés (chauffeur, commandeur… ou contremaître…)

Les enquêteurs sont invités à procéder de façon ternaire, soit trois familles pour chaque catégorie : très pauvre – classe moyenne – relativement aisée. (le chef de district BOURGIN n’en interrogera que deux).

L’ensemble de l’enquête comporte 11 rubriques : MARI – FEMME – ENFANTS – ÉTAT DE SANTÉ APPARENT – HABITATION – CHAMPS – ÉLEVAGE – NOURRITURE – VÊTEMENT, LITERIE et LINGERIE – BUDGET RÉCAPITULATIF – AUTRES RENSEIGNEMENTS…

Les réponses scrupuleuses du chef BOURGIN sont reproduites ici en fac-similé (5a – 5b – Marcel THIBURCE) et (6a – 6b – Félicien THIBURCE).

Bien sûr, pas d’images. Mais l’ensemble des réponses, tableau éloquent des modes de vie d’un intérêt historique et ethnologique certain, fournit un inventaire relativement précis, quoique sans doute encore incomplet et en tout cas dépourvu de toute construction littéraire, des conditions d’existence à Roche Plate, et probablement similaires dans l’ensemble du cirque au cours des années 50.

A • Le premier questionnaire concerne la famille « plutôt aisée ». (transcription 7)

Au moment de l’enquête, elle comporte 2 adultes, ainsi que 4 filles âgées de 15 ans, 13 ans, 10 ans, 8 ans et 1 garçon de 13 mois.

Le formulaire semble relativement fouillé. On observera que la description concerne la case d’habitation et ne contient aucune rubrique particulière dévolue à la cuisine, dont il n’est suggéré nulle part qu’elle existe en tant que construction, en dépit du recensement des ustensiles appropriés.

La case mesure 12,50 m2, divisée en deux pièces. Les parois sont faites de planches, le toit en paille de vétiver. On y dort surtout. Même si l’on vit beaucoup à l’extérieur, 7 personnes, dont un nourrisson, y tiennent difficilement.

On notera également le caractère extrêmement sommaire de l’aménagement intérieur. Dans cette famille pourtant, on dispose de tables, de chaises et d’un buffet.

Locataire du domaine, la famille parvient à vendre une partie de sa production agricole et nourrir quelques animaux. Elle-même se nourrit de manière ordinaire, maïs, riz, légumes secs ou verts, brèdes, patates douces… Aucune mention de consommation de viande.

Si parents et enfants possèdent chacune et chacun un costume « de sortie », leurs vêtements ordinaires sont faits « de grosse toile ». Matelas et oreillers sont comme souvent des gonis ou des toiles emplis probablement de mousse ou de feuilles figues.

Quelques embauches temporaires et quelques indemnités municipales aident à compléter un revenu de toute façon limité.

Relativement aux impressions générales mentionnées dans le questionnaire, M. BOURGIN estime le chef de famille « résigné et accueillant avec beaucoup d’attention les conseils qu’on lui donne, notamment sur le plan économique ».

B • La seconde enquête décrit les conditions de vie et d’habitat de la famille (transcription 8) « très malheureuse » 1

Celle-ci est formée, elle, de 10 personnes : deux adultes, 4 garçons de 22, 20, 19, 5 ans et 2 filles de 16 et 14 ans.

Ici, l’espace est encore plus exigu. La case mesure 3,50 m. sur 3 m. = 10,50 m2 pour 10 personnes, dont 5 sont pratiquement adultes.

Le matériau des parois extérieures comme celui de la couverture est de paille, probablement de vétiver.

Le mobilier se résume à 2 chaises et trois paillasses dont une disposée sur 1 lit, et les autres directement à terre. L’inventaire des ustensiles de cuisine et de la vaisselle est d’une austérité sévère. On constate de plus l’absence de toute mention de meuble de rangement.

Les enfants semblent assez mal nourris et ne fréquentent pas l’école (construite à Roche-Plate en 1953), par manque de moyens. Si leur état de santé n’est pas problématique, celui des parents semble désastreux.

Roche Plate est situé à une altitude moyenne de plus de 1 100 m. En hiver, la température y est plutôt basse. La famille de 10 personnes mentionnée ici ne dispose pour la nuit que de deux couvertures !

La production agricole est uniquement vivrière. Elle ne sert qu’à la consommation familiale. Du fait que rien n’est vendu, les échanges extérieurs sont limités à des achats de survie (rub. 39). Maïs, riz et racines constituent l’ordinaire des repas familiaux.

Tous les vêtements se ressemblent. Les moins abîmés pour les sorties et les autres pour le travail et le quotidien. La literie est plus que sommaire, trois paillasses servant au repos des 10 habitants.

Le revenu financier est constitué de l’indemnité pour famille nombreuse ainsi que de l’échange de travaux entre habitants du cirque, chichement rémunéré.

Si l’impression ressentie à l’égard de cette famille par M. BOURGIN est bonne, à ses commentaires à propos d’un environnement déprimant il ajoute le sentiment d’une absence d’initiative des intéressés (implicitement pour s’en sortir) et un manque de stimulation des pouvoirs publics.

Le reste du questionnaire, dont la totalité pourrait faire l’objet d’une analyse approfondie, illustre l’état de dénuement global de cette famille.

(9) Chapitre 8 de MAFATE Servitude et insoumission

(10) En 1983, si l’on en juge les plans établis par le bureau d’architecture P.GOUNAUD – J.PIERART à la demande de l’ONF, les modes d’habitation paraissent à peine plus évolués, bien qu’ici, à l’évidence, bien plus cossus…

On trouvera un article très complet, dont de brefs extraits sont reproduits ici, sur la pensée et les travaux de Pierre GOUROU dans : « Michel Bruneau : « Pierre Gourou (1900-1999) ».153. 2000″ (1) http://lhomme.revues.org/document1.html

Arnold Jaccoud

1 L’enquête auprès de cette famille a servi de base au chapitre 8 de « MAFATE – Servitude et insoumission »

Qui est Pierre GOUROU ?

Extrait de « Michel Bruneau : « Pierre Gourou (1900-1999) »

Pierre Gourou (1900-1999) a traversé le 20e siècle avec une œuvre d’une longévité exceptionnelle dont la liste des livres publiés, une douzaine, est aussi abondante à partir de 1970 qu’auparavant.

Elle suit une même ligne avec une problématique récurrente sur les relations entre les hommes et leurs milieux naturels passant à travers le prisme de leur civilisation. Les sociétés sont abordées à travers les paysages qu’elles créent et leur capacité à occuper l’espace selon des densités de population plus ou moins grandes. P. Gourou est connu comme le géographe des pays tropicaux, mais il n’est pas seulement cela, car il a élaboré un paradigme valable pour la géographie humaine dans son ensemble.

Pierre Gourou a été longtemps connu essentiellement pour son ouvrage Les pays tropicaux, principes d’une géographie humaine et économique (1947b), livre qui a eu un très grand succès et qui a valu à son auteur la création d’une chaire d’étude du monde tropical (géographie physique et humaine) au Collège de France, inaugurée en décembre 1947. Il occupera cette chaire jusqu’à sa retraite en 1970, et parallèlement une chaire de géographie à l’Université libre de Bruxelles, institution au sein de laquelle avait enseigné Élysée Reclus en 1894.

La civilisation agit sur les paysages

Tout au long de son œuvre, P. Gourou ne cessera désormais d’utiliser ce concept de civilisation dont il fera évoluer le contenu peu à peu au fil des années et des publications. Il y distingue les « techniques de production » qui règlent les rapports que les hommes entretiennent avec le milieu et les « techniques de contrôle territorial » réglant les rapports des hommes entre eux (1966 : 76). « La civilisation est un système intellectuel, moral et technique qui agit sur les paysages et ne dépend pas d’eux. Les changements de civilisation changent les paysages, mais la réciproque n’est pas vraie » (1971 : 107). Ces changements ne sont pas liés à des adaptations à un milieu ou à « une pression sélective », mais plutôt à des dérives renforçant un caractère dominant (le « végétal » par exemple) ou à des contacts entre civilisations (imitations, acquisitions). P. Gourou n’a plus cru par la suite au déterminisme de civilisation : « Les éléments humains des paysages ne sont pas plus déterminés par une civilisation que par un cadre physique… Rien de tout cela n’est déterminant. Les paysages humains résultent d’un équilibre de facteurs contraignants mais se limitant et s’orientant les uns les autres » (ibid. : 113-114), ou encore « complexe très riche, la civilisation ne peut déterminer de façon simple les traits humains du paysage, qui résultent de multiples actions et réactions » (1973 : 338).

Un groupe humain ne procède pas à un choix conscient parmi un éventail de « possibilités » qui lui seraient offertes par la nature, mais « il exploite celles auxquelles s’appliquent les techniques qu’il maîtrise ». Ce groupe ne peut percevoir dans le milieu naturel que ce qui est familier à sa civilisation et ne peut l’utiliser qu’à l’aide des techniques dont il dispose au sein de sa propre civilisation.

P. Gourou établit lui-même une correspondance entre la notion de civilisation et celle de culture ; pour lui comme pour les anthropologues, tout homme étant civilisé, c’est-à-dire encadré, il n’y a pas de « sauvage » (1982 : 29). La définition qu’a donnée Edward Burnett Tylor (1871) de la culture est encore très souvent citée : « Tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société. » Claude Lévi-Strauss (1958 : 389-390) l’a commentée d’une façon telle que cette notion de culture apparaît très proche de la « civilisation » de P. Gourou : « Coutumes, croyances et institutions apparaissent alors comme des techniques parmi d’autres, d’une nature plus proprement intellectuelle, certes : techniques qui sont au service de la vie sociale et la rendent possible, comme les techniques agricoles rendent possible la satisfaction des besoins de nutrition, ou les techniques textiles la protection contre les intempéries. »

A.J.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud