Mafate Notre-Dame de Lourdes

[Mafate] Les témoins du sacré

EPISODE 27 — NOTRE-DAME DE LOURDES

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Pour ce 27e épisode, il s’intéresse aux pratiques religieuses, à la christianisation du cirque, et particulièrement à la paroisse de Notre-Dame de Lourdes.

Ce chapitre commence par l’histoire de la création, en 1872, de la paroisse de Mafate, consacrée à Notre-Dame de Lourdes.

Le premier monument religieux et public est la croix érigée sur le rocher de Cimendal. Au bas, on aperçoit une statue de St Joseph dans une niche de pierre… Cette double érection est due à M.
de la GRANGE, propriétaire à Ste Marie vers l’année 1865.

M. l’abbé SAGE, ancien vicaire général de St Denis et chanoine honoraire étant venu prendre les eaux de Mafate pour cause de santé fut touché du grand nombre d’habitants répandus dans les îlettes du cirque de la Rivière des Galets et de leur abandon du point de vue religieux. Plus de 5’000 âmes demandèrent un prêtre et une église. D’accord avec les autorités coloniales et ecclésiastiques, il s’occupa sérieusement de créer une paroisse à Mafate.

Le lecteur prendra connaissance de l’histoire religieuse de Mafate et de ses curés, en consultant la « Banque de données » à laquelle le lien indiqué dans cet ouvrage donne accès.

Les cieux sont comme un livre où tout homme peut lire

Charles-Marie Leconte de L’Isle

N.D. de Lourdes – 1872

Extrait de « Mafate – Servitude et insoumission » – chapitre 3 – L’Eclipse du temps – Editeur

– Votre Excellence, je suis votre humble et dévoué serviteur.

Confortablement installé en compagnie de Monsieur le chanoine Sage, ancien vicaire général, dans les fauteuils du salon privé de l’évêché de Saint-Denis, Mgr. Victor-Jean- François-Paulin Delannoy, récemment arrivé sur l’île, prenait une nouvelle fois la mesure des questions à débattre dans son diocèse.

– Je sais, je sais, Monsieur le chanoine. Depuis que mes deux prédécesseurs, Messieurs Desprez et Maupoint, ont reçu de Sa Sainteté Pie IX la mission d’occuper le siège épiscopal de notre jeune évêché de Saint-Denis, je me suis souvent posé la question des manifestations de la présence de Notre Seigneur dans ces montagnes. Tous les comptes rendus montrent qu’une partie des populations des Hauts est privée presque entièrement des secours de la religion.

– Ah oui Votre Excellence. Cela même dans les cas extrêmes. Et bien que beaucoup soient animés du désir d’accomplir les devoirs prescrits par notre très sainte doctrine dans laquelle ils sont nés et qui les a nourris. L’éloignement et l’inaccessibilité de certains chemins font que beaucoup ne reçoivent pratiquement aucun sacrement. Ni baptême, ni confirmation, ni eucharistie, ni bénédiction de mariage même… et les funérailles se déroulent souvent, il faut le dire, de façon indigne d’un chrétien.

– Monsieur le chanoine, vous me voyez profondément préoccupé de la situation et plein d’attention à ce dont vous souhaitiez m’entretenir. Vous avez assumé, avec grande compétence m’a-t-on rapporté, le vicariat général pendant la maladie et jusqu’à la fin de M. Maupoint, que Notre Dieu Tout Puissant l’ait en sa sainte garde. Lui qui écrivait, avec cette splendide lucidité spirituelle, ainsi que je crois m’en souvenir, que « volens nolens, la religion est la source de toute civilisation. Et qu’avec elle, la civilisation coule à pleins bords et porte partout la joie, la fertilité et la vie. » Vous-même connaissez mieux que quiconque la situation de l’Eglise dans cette colonie de la nouvelle république.

Que la colonie devienne une chrétienté à part entière

– Eh bien Votre Grandeur, vous avez, je crois, bénéficié de tous les rapports qui vous ont été adressés lors de votre arrivée. Vous discernez parfaitement, je pense, les efforts déployés depuis l’érection de notre évêché pour que la colonie devienne une chrétienté à part entière, consacrée à l’établissement de l’autorité incontestée de notre Saint-Père. Vos augustes prédécesseurs se sont résolument opposés à toutes les idées nouvelles, progressistes et disons-le immorales, qui pullulent en ces temps de décadence.

« Et en ce qui me concerne, Votre Grandeur, vous n’êtes pas sans connaître mon état de santé, qui m’a contraint à aller régulièrement prendre les eaux, au fond du cirque de la rivière des Galets, au pied de ce morne qu’on appelle le piton Bronchard. En ces circonstances, j’ai pu me faire peu à peu, selon cette optique, une idée de l’état de dénuement spirituel des habitants du territoire qui entoure ce lieu, auquel on a donné le nom de Mafatte. Mes informateurs sont formels à propos des conditions de vie misérable à tous points de vue des populations de l’ensemble du cirque, quasiment maintenues à l’état sauvage. Ce qui inquiète le plus en ces hauteurs déshéritées, c’est, à mon humble avis, la survivance tenace des cultes païens chez les noirs anciens esclaves. Les superstitions abominables relatives aux âmes errantes et aux esprits qui hantent les îlettes, le culte diabolique accordé aux ancêtres, selon les traditions venues de Madagascar des temps qui datent d’avant la récente libération de nos esclaves. Ce lieu a été infesté de marrons qui en fuyant leurs maîtres échappaient du même coup aux bienfaits de la religion. Et tout ceci en dépit des efforts déployés par les prêtres du diocèse et les pères de Saint-Lazare. On a même, tenez-vous bien, octroyé à de nombreux lieux dits et sommets de ces espaces reculés, des noms issus de ces cultures africaines d’où provenaient nos esclaves. Il paraît même que le nom de Mafatte vient d’un marron abattu là, dit-on, il y a une centaine d’années, et dont la mémoire n’a jamais été effacée.

– Mon Dieu, Monsieur le chanoine, que me contez-vous là ? Quel est donc ce quartier non encore touché par la civilisation ?

– Il l’est Monseigneur, il l’est, mais insuffisamment. Difficile d’extirper le démon dans ces montagnes escarpées. Je souhaiterais, plaise à votre Excellence, vous faire part de l’intérêt de la chose.

– Faites, Monsieur, faites, je vous en prie.

– Soit. Cela fait presque vingt années maintenant qu’un pharmacien de la Marine, Monsieur Delavaud, rendit au Gouverneur M. Henri-Hubert Delisle, un rapport élogieux sur les qualités thérapeutiques de la source d’eau sulfureuse de la rivière des Galets. Le gouverneur fut convaincu de l’intérêt scientifique et économique de cette trouvaille. On a même rapporté que les premières indications sur l’existence de cette source dataient du début de notre siècle. En 1804, c’est dans les cahiers de M. Lemarchant, qu’on les a retrouvées : Il prétendait avoir envoyé un esclave malgache, nommé Nicaise, chercher de cette eau dont on lui avait parlé. Cet esclave avait l’air parfaitement au courant, bien avant que son maître ne lui assignât cette mission. Mais vous savez, Votre Grandeur, quoi qu’il en fût de l’origine de cette découverte, il a fallu toutes sortes d’aménagements pour bénéficier des soulagements physiques de ce don que notre Dieu Tout Puissant a bien voulu nous octroyer, et qu’il a eu la bonté de faire jaillir d’une fente du basalte.

« Au début il était pratiquement impossible d’y parvenir, tant les accès en sont périlleux : Vingt kilomètres dans le lit de la rivière jusqu’au Bras d’Oussy, dans un environnement d’une sauvagerie inhabituelle. De plus l’endroit n’était abordable que pendant la belle saison. Située à peine à deux mètres au- dessus du lit du torrent, la source sulfureuse disparaissait pendant la période des pluies, noyée sous les flots tumultueux, une seule énorme roche suffisant à obstruer la gorge très étroite.

– Seigneur Dieu Tout Puissant ! Mais pourquoi allez- vous donc vous aventurer là-bas, à votre âge, Monsieur le chanoine ?

Construire des résidences secondaires

– Monseigneur, sauf votre respect, vous n’en croiriez pas vos oreilles ? De nombreux malades s’y précipitent, si je puis dire, portés sur des chaises par les indigènes. Ils vont y soigner toutes sortes d’affections : leurs problèmes de peau, l’herpès, l’arthritis psoriasique, l’eczéma, l’asthme, la bronchite et la laryngite chroniques, l’hypertrophie ganglionnaire, même la tuberculose et le paludisme. En ce qui me concerne, mes rhumatismes me font tellement souffrir…

« Avant même qu’un captage permanent ne soit vraiment réalisé, et il ne l’est pas encore véritablement, l’atelier colonial y a exécuté un chemin de cavalier qui ne met les abords de la station qu’à cinq ou six heures de la route impériale, heu… pardon, nationale. Mais ensuite, il faut aller en escalade par des passages abrupts, jusqu’aux îlettes de Bloc et de Romuald. Deux kilomètres qui ramènent les curistes dans le lit de la rivière. Il est obstrué par des blocs énormes qu’on ne franchit qu’au prix d’intenses efforts et d’épuisantes fatigues. Et l’on est contraint de gravir les 19 échelles installées par les soins de M. Troussail, l’un des découvreurs de la source. C’est là où les indigènes habitant le cirque se font un plaisir de nous transporter en chaises, au dessus du vide vertigineux, contre menue monnaie, comme il se doit.

« Et Votre Grandeur, veuillez me croire sur parole : Un véritable village est en voie d’installation le long de ce cours d’eau. Ces Messieurs de Saint-Denis y font construire des sortes de résidences secondaires, pour y demeurer pendant la cure et y accueillir leurs amis. Une douzaine de cases, je pense, est déjà édifiée et deux auberges, toujours pleines de clients. Il doit y avoir quelques dizaines ou centaines d’années, un éboulis immense s’est détaché du rempart de la rive droite. Et c’est là, sur le point le plus élevé, que le Dr. Jean Milhet Fontarabie y a établi sa villa. On dit, Votre Excellence, qu’il sera le prochain maire de Saint-Paul ! « 

– Mais… et Dieu, l’abbé ? Dieu, notre Dieu ? Où a-t-il sa place dans cet antre de perdition ? Qu’en est-il de Notre Seigneur ? Et de sa Très Sainte Mère dont la conception immaculée est maintenant célébrée dans le monde entier ?

– J’y viens votre Grandeur, j’y viens. Ce fut même l’objet de ma demande d’audience. Une croix a été érigée sur le rocher de Cimendal, il y a cinq ou six ans, juste au dessus de la rive droite. Au bas, on aperçoit une statue de St Joseph dans une niche de pierre. Cette double édification est due aux bons soins d’un propriétaire de Sainte-Marie, Monsieur de La Grange, navré de l’état spirituel des habitants de ce cirque volcanique perdu. Le 26 novembre de l’an dernier, de ma propre initiative, mais avec l’approbation de défunt Monseigneur Maupoint, votre auguste prédécesseur, j’ai béni un petit oratoire, dû à la générosité des baigneurs que je fréquente par la force des choses, au gré de mes cures thermales.

« Ce faisant, je me suis heurté, et c’est là où je voulais en venir, à une sorte de résistance passive de la part de quelques individus parmi les habitants indigènes. Si vous voulez bien, Votre Grandeur, je dois vous expliquer quelques faits qui ne vont pas vous surprendre, vous qui êtes amené, par votre rang, à lutter efficacement contre les ennemis de Dieu. Je vais reprendre ce que je vous exprimais toute à l’heure :

« De fait, la population du cirque est double. Et distinctement séparée. Les familles les plus récemment arrivées sont blanches. Elles sont montées dans les Hauts pour échapper à la misère. Et les bénédictions de la sainte religion catholique romaine leur manquent cruellement, je le crois sans aucune hésitation. Elles le disent et l’écrivent. Les autres sont les descendants du marronnage. Populations de nègres d’Afrique et de Madagascar. Ils se sont installés plutôt sur la rive gauche et dans les bas de la rivière des Galets. Ces gens- là, tout religieux qu’ils prétendent être, ne craignent Notre Dieu Tout Puissant que du bout des lèvres, et encore le plus souvent sous la menace. Par devant, ils sont confits de la piété que nous leur avons inculquée. Ou peut-être ne cherchent-ils plutôt qu’à déguiser leurs superstitions les plus monstrueuses et pernicieuses. Par derrière, ils n’adorent que les esprits infernaux, les divinités sanguinaires, les phases de la lune et ils s’empressent de nuit dans les cimetières pour prier et exécuter des danses sataniques devant les ossements de leurs défunts qu’ils déterrent sans vergogne, horribile dictu ! »

L’église de Mafate-les-eaux • Lithographie d’Antoine Roussin
L’église de Mafate-les-eaux • Lithographie d’Antoine Roussin

En un geste quasiment simultané, les deux prélats, l’évêque et le chanoine, décroisèrent leurs mains délicates et effectuèrent précipitamment le signe de la croix.

– Il y a mieux, ou plutôt pire, bien pire, Votre Grandeur. J’ai appris de façon incidente, que le dénommé Mafatte, le guérisseur démoniaque, abattu dans les environs et qui a donné son nom au site, a fait l’objet d’une sépulture païenne dans une des anfractuosités qui foisonnent le long de la rivière. Périodiquement, certains se rassemblent encore pour le célébrer. Plus de cent années plus tard. Un soir, un indigène imbibé du rhum local, est même venu me montrer des ossements, dont il a prétendu qu’il les avait extraits de la sépulture collective au centre de laquelle on trouverait le squelette du sorcier guérisseur en question, devenu, je crois, une sorte de saint luciférien. Bien entendu, il a refusé de m’en montrer le chemin. Trop méfiant ou trop ivre, je ne sais pas. J’ai failli en informer Monsieur le gouverneur pour une intervention des forces de l’ordre. Puis je me suis ravisé. L’Eglise et la République nouvelle vouée à la Franc-Maçonnerie ne font guère bon ménage!

Mafatte-les-Eaux

– Sans doute. Mais qu’importe. Ah l’abbé ! Monsieur le chanoine, quelle tâche gigantesque m’attend… Que proposez- vous donc ?

– Monseigneur, je crains fort que le cœur même de Mafatte-les-Eaux ne soit régi par Satan en personne, ses pompes et ses œuvres. Je propose donc d’extirper le démon de ces lieux, Monseigneur, tout simplement. De tout temps, chez moi en Bretagne, notre sainte Eglise a dû lutter contre le paganisme qu’on avait peine à faire disparaître dans nos campagnes. Nombreuses sont les sources et les fontaines, les pierres levées, les arbres aussi, qui étaient encore l’objet d’un culte fervent de la part des populations. Impossible d’abattre tous les temples qu’on a tenté de décrypter dans la nature, de combler les fontaines ou d’arracher les arbres sacrés… Et ici précisément, c’est une source, la source, justement sulfureuse, donc portant les marques de l’enfer, qui est à l’origine de cette abomination païenne.

– Ah ! Monsieur le chanoine, je suis parfaitement votre raisonnement. À défaut de pouvoir extirper la réalité physique de l’objet satanique, nous allons faire ce que l’Eglise a toujours su réaliser. Nous allons le christianiser ! Comme la croix de Notre Seigneur dressée sur ce… comment dites-vous ? Cimendal ? un nom affreusement idolâtre, et dont les maléfices sont ainsi annihilés. À chaque époque et partout l’Eglise a ainsi restitué au Dieu créateur et qui s’est révélé à ses enfants dans ses Bienfaits insondables, les quêtes maladroites et dépravées des cultes obscurs, produits de la religion naturelle : les idoles reçoivent le nom d’un saint ou d’une sainte, les sources sont dotées d’un oratoire ou d’une chapelle, les sommets des montagnes et les pierres dressées sont surmontés d’une croix, on édifie des basiliques sur les collines et les hauts lieux telluriques. Voyez Saint-Jacques de Compostelle, le Mont Saint-Michel, les grottes dédiées à Sainte Marie-Madeleine, Rocamadour, le Puy-en-Velay, Vézelay, que sais-je encore…

– C’est précisément cela que je n’aurais jamais eu l’audace de suggérer à Votre Excellence! Ayez la bonté d’envisager de créer une véritable paroisse et de faire édifier une véritable église en ces lieux de misère. Elle constituera un authentique foyer de civilisation. Une église ! C’est quasiment le seul endroit où les populations de ces escarpements isolés peuvent espérer se réunir, nourrir ces liens de familles et de société sans lesquels elles resteraient à jamais voisines de la sauvagerie. C’est l’église qui rend partout les populations paisibles et inoffensives, ainsi que le démontre, dans nos plantations, la bonne conduite des affranchis, par comparaison avec la criminalité des Indiens. Nous y exterminerons les dernières puanteurs du paganisme. Nous y rendrons leur dignité d’hommes à tous ces malheureux et éloignerons de leurs enfants les tentations du démon. Nous leur tendrons ainsi une main amie pour les consoler et une main sacrée pour les bénir.

– Merveilleuse initiative, Monsieur le chanoine. Je vais y réfléchir posément. Comptez sur moi pour obtenir l’agrément de l’autorité coloniale. Et je vous donne entièrement raison ! C’est la croix qui apprend au peuple la science la plus pratique et la plus sublime : savoir souffrir sans murmurer. Au fond, l’église joue à l’égard des pauvres, le rôle des salons, des banquets et des spectacles pour les riches. Elle leur permet de se donner du cœur tout au long des rudes sentiers de la vie. Oui, vous pouvez compter sur moi !

Nouveaux convertis

– Je vous en serais tellement reconnaissant, Monseigneur. Que le Dieu de toutes choses vous comble de ses grâces pour cette heureuse décision. Oh un mot encore, Votre Grandeur. Une humble requête : La ressemblance de ces majestueuses montagnes avec celles des Pyrénées qui nous sont familières, à vous comme à moi, m’incite, avec modestie, à vous demander de choisir Notre-Dame de Lourdes pour patronne de cette future paroisse. Et peut-être pourrions-nous y faire sonner la cloche de Madras, la ville de l’apôtre Saint- Thomas, que nos engagés Indiens ont ramenée avant la chute de la Compagnie ?

– Accordé, Monsieur le chanoine, accordé de tout cœur. Et j’y consens chaleureusement en y joignant ma pleine bénédiction au nom de la Très Sainte Trinité.

– Encore une ultime prière, votre Excellence. Une adjuration de la plus haute importance à mes yeux. En toute humilité, cela va sans dire.

– Je vous en prie, l’abbé.

– Nous devons prendre garde à ne pas soumettre nos nouveaux convertis au risque de ces tentations polymorphes et séductrices dont le malin menace les âmes simples.

– Bien entendu. Certes. C’est la sagesse même. Pouvez- vous être plus précis ?

– Eh bien, vous citiez vous-même il y a un instant le lieu de pèlerinage si réputé de Rocamadour. Je ne saurais bien entendu faire le procès de ces Vierges noires qui, entre nous, Votre Grandeur, déferlent depuis si longtemps sur l’Europe et exercent ainsi leur influence sur la piété de nos compatriotes. Il est hors de question pour moi de mettre en cause les représentations de notre très Sainte Mère de Dieu, cela va de soi, surtout lorsque tant de miracles témoignent si fréquemment de leur prodigalité. Bien que l’on connaisse aujourd’hui à quel point cette couleur sombre laisse apparaître de fait la survivance des symboles païens de la Terre Mère et des cultes polythéistes d’origine.

« Ce qui me préoccupe, Monseigneur, c’est l’effet que pourrait avoir l’introduction irresponsable d’une Vierge noire dans ces espaces sauvages, peuplés justement d’une population d’anciens esclaves nourris depuis des générations à ces religions idolâtres. Nos convertis risqueraient bien de s’y comparer et de s’y reconnaître. Ils en retireraient de ce fait un orgueil excessif qui risquerait de les faire sombrer à nouveau, irrémédiablement, dans le péché. En un mot, votre Excellence, christianisons ce territoire et ses représentations diaboliques, soit, mais contrôlons fermement les symboles sacrés que nous offrirons à l’adoration de nos africains. La statue que vous aurez l’honneur insigne de consacrer à Notre Dame de Lourdes ne doit, à mon humble avis, en aucun cas leur ressembler, ni à la sainte Vierge de Rocamadour… »

– Vous êtes la lucidité et la sagesse incarnée, mon bon chanoine. Que pourrais-je faire si vous ne m’éclairiez de vos conseils judicieux. Je vais vous suivre avec détermination, soyez-en convaincu.

– Grand merci Votre Grandeur. Grâce à votre action décidée, ensemble nous parviendrons à éradiquer les forces sataniques de ces vallées abandonnées…

Les yeux pétillants d’une excitation que contredisaient difficilement les gestes onctueux de leurs mains posées sur leur soutane immaculée, ils se quittèrent, réjouis de leur résolution.

Arnold Jaccoud

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud