[Mafate] L’histoire du bèf pano

ÉPISODE 20 : UN PATRIMOINE OUBLIÉ

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans ce 20e épisode, il raconte l’histoire des bèf moka et des bèf pano (qu’on appelait aussi bèf pakè). Ils font partie intégrante du patrimoine réunionnais.

L’histoire

L’introduction des bœufs à La Réunion accompagne le peuplement d’origine. Etienne de Flacourt en y déléguant à plusieurs reprises le capitaine Roger le Bourg, depuis Fort Dauphin à Madagascar, lui confia notamment le premier cheptel :« En cette année 1659, j‘y ai fait passer quatre génisses et un taureau afin d‘y multiplier. Et en l’année 1654, j’y ai envoyé autant, lesquelles on trouva qu’elles s’étaient multipliées jusqu’à plus de trente. J’ordonnais au Capitaine Roger Ie Bourg d’en prendre une nouvelle fois possession au nom de sa Majesté, d‘y poser les armes du roi et de Ia nommer Île Bourbon… »

Il semble qu’il s’agissait de bêtes d’origine européenne. D’autres importations suivront mais ne seront que des bœufs de l’Inde (race brahmane) et des zébus de Madagascar. Ces animaux vivaient libres, sans aucune attention particulière. La sédentarisation des corsaires et des forbans repentis dessina un début d’organisation de vie collective. Le principe de la propriété personnelle et inaliénable étant acquis par les mœurs, l’achat et le partage des terres conduisirent généralement à la domestication des troupeaux jusqu’alors plus ou moins laissés à eux-mêmes… On attachait les bêtes à un poteau déplacé chaque jour, autour duquel elles broutaient leur pâture. 

C’est ce qu’on observe aujourd’hui encore parfois à Mafate, où la clôture des animaux est quasi inexistante. Certains troupeaux ont retrouvé en revanche une certaine liberté et un état semi-sauvage (au plateau du Kelval, par exemple, sur la plaine des Tamarins et la plaine aux Sables, à Trois Roches ou sur l’îlet Moutou abandonné). En dépit de l’illégalité du procédé, les bêtes sont souvent chassées et abattues au fusil, dépecées sur place, découpées et transportées à dos d’homme. 

Le portage et les fonctions exercées par les animaux

Sur l’île, le terme de bœuf —lo bèf— conjugue indifféremment ceux de vache et de taureau. Dans les animaux de portage, utilisés à Mafate jusque vers 1987-1990, période où ils furent progressivement et définitivement remplacés par l’hélicoptère, on ne trouvait pas de taureaux castrés. 

De manière générale à La Réunion, l’animal était souvent désigné en fonction de Ia charge qui lui était impartie : 

— On trouvait ainsi « le bœuf de brancard » (bèf brankar), ou « bœuf de joug » (bèf lo zoug), ou « bœuf de charrette» (bèf sarèt) — qui a existé jusque très récemment sur les champs de cannes de Saint-Louis — termes regroupant celui de bœuf de trait utilisé rarement encore sur l’île, généralement pour le transport des cannes. 

Le « bœuf de charrue » (bèf la saru) a complètement disparu depuis au moins 20 ans. À la fin de leur laborieuse carrière, ces animaux devenaient « bœufs de litière » (bèf litier), engraissés pour devenir des « bèf kari » condamnés a l’abattoir !

Dans les Hauts de l’île et dans les cirques, on utilisait les bèf pano ou bèf pakè, des « bœufs bâtés». Ils servaient à transporter diverses charges sur les chemins escarpés. C’est le développement des infrastructures routières et de l’héliportage qui a provoqué leur disparition quasi totale.

Les races de bœufs !

Pour le portage, à Mafate comme sur toute La Réunion, on utilisait généralement le « bèf moka ». De petite taille, d’un poids d‘environ 500 à 600 kg, il possède une bosse (Ioup) au niveau du garrot. Cette bosse, plus marquée chez le zébu, passe pour être une réserve alimentaire, dont la taille diminue lorsque l’animal est mal nourri ! Les animaux n’étaient pas gras, ils ne le sont pas plus aujourd’hui en liberté. Le poil luisant, musclés, résistants aux maladies et extrêmement rustiques, certains spécimens du cirque de Mafate paraissent avoir adapté leur morphologie au milieu montagnard. Ces animaux peuvent être bruns ou roux, voire noirs et blancs selon leurs origines. Le plus souvent, vaches et taureaux paissaient ensemble en liberté et une sélection naturelle s’effectuait ainsi.

Le bèf pano chez Georget Boyer à Aurère

Le terme prédominant de moka provient à l’origine de bœufs africains importés du Yémen (Ville de Mokha) par la Compagnie des Indes orientales au début du 18e siècle. Mais les bovins réunionnais sont en fait des hybrides issus de divers croisements entre le moka africain, le zébu, bœuf de Madagascar (bèf malgas) à la bosse proéminente, et le bœuf du pays (bèf péi) lui-même issu de bovins de races bretonnes et normandes.

L’équipement : le bât ou pano bèf

Le bœuf est équipé d’une sorte de chevalet de bois de bitte, lo pano, ressemblant de loin aux chevalets à scier les bûches, mais aux dimensions plus réduites ! De chaque côté sont fixés deux crochets auxquels viennent se suspendre les sacs de portage en goni (toile de jute).

Lo pano est posé sur le dos du bœuf, équipé d’une paillasse de protection en toile de jute remplie de vieux chiffons, de mousse et de paille imputrescible. Il est maintenu par plusieurs sangles : une sous-ventrière, une autre à l‘avant qui fait le tour du cou de l’animal (la sang dovan) et s’appuie sur son poitrail pour retenir la charge dans les montées. Une sangle horizontale, qui entoure la croupe de l’animal et passe sous la queue (rekuloir), permet, elle, de retenir la charge dans les descentes. La sangle arrière est maintenue par une corde passée sous le ventre du bœuf pour s’attacher à la sous-ventrière.


Mémoire collective et témoignages

L’histoire des bèf moka et des bèf pano (qu’on appelait aussi bèf pakè) fait partie intégrante du patrimoine réunionnais. Elle n’a pourtant guère laissé de traces écrites, de textes ou de photos. Ces bovidés occupent en revanche encore la mémoire collective des générations les plus âgées. Même s’ils ont pratiquement disparu, leur présence et leur souvenir sont quelquefois évoqués dans les Hauts, dans les cirques et les milieux ruraux.

• À Mafate, plusieurs personnes possédaient des animaux de bât. Elles en parlent avec une certaine nostalgie :

— Défunt Ivrin Pausé, le propriétaire de la boutique épicerie de Grand-Place, s’en souvenait en 2006 : « Nous descendions toutes les semaines, je possédais huit bœufs pour approvisionner mon commerce …. »

—  Benoît Boyer au Pavillon, le gîte de Grand-Place-les-Hauts : « On avait avec mon père dix-huit bœufs pano, on descendait à la rivière des Galets toutes les semaines. Nous nous mettions sur le dos des animaux et remontions les goni de riz pour la coopérative. Nous partions à 2 heures du matin et remontions dans la soirée (soit environ 32 km A-R). Les animaux se débrouillaient pour manger, je donnais seulement un complément, quand la vache qui allaitait servait pour le portage »… « Il faut un animal d’au moins deux ans pour commencer le dressage et 7 mois pour le former. » En 1995, Benoît avait un taureau et une vache, il descendait aussi une fois par semaine à la rivière des Galets.

Georget Boyer, à Aurère : « Il fallait quatre personnes pour 16 bœufs… Les taureaux ne posent de problèmes que si une vache est en chaleur »… « en quinze jours de portage, on gagnait 3 mois de salaire ! C’est l’hélicoptère qui a tout cassé…» En 1995, Georget Boyer possédait encore une vache. Il descendait régulièrement à la rivière des Galets.

• À Grand-Place également, à cette époque, le père de Clovis Thomas était encore propriétaire d’un bœuf. Les bœufs montaient la route du Haut Mafate depuis Le Bélier (Salazie) jusqu’au col de Fourche, puis des Bœufs (!), ils passaient le Taïbit, ils descendaient du Maïdo jusqu’à Roche Plate. Calixte Thomas du gîte de Grand-Place Cayenne affirmait « savoir encore dresser lo bèf » selon ce que son père lui avait appris…

• En juin 2006, Giroday Hoareau, de Marla, rendait compte avec nostalgie de son expérience de conducteur de convoi de transport par bèf moka en montrant les restes de plusieurs pano totalement délabrés.

Benoît Boyer – Observations : 

• Ces « pano » ont été fabriqués par Benoît Boyer qui transportait le riz pour les coopératives, avec son troupeau. 

• Dès 1977, les hélicoptères ont commencé à monter les marchandises dans le cirque, essentiellement pour les constructions. La nourriture et le riz ont été chargés sur les bèf pano jusqu’en 1987, date à laquelle les troupeaux ont été réformés. 

• Benoît a poursuivi à titre privé le transport avec ses animaux, pour approvisionner son épicerie, entre 1988 et 1991. Il y a mis fin à cette époque. Les bœufs ont disparu… Ne restent que les pano, inutilisés, qui finissent par se détériorer irrémédiablement ! 

Georget Boyer – Observations : 

• En 2006, le frère de Benoît, Georget BOYER du Gîte d’Aurère, qui possède également un pano de cette époque défunte, faisait une démonstration de ce type de transport avec une vache (non dressée).

• Le pano a été fabriqué par Georget et son père, Ariste Boyer, vers 1970. Il est façonné en bois de mapou, bois de rempart à la fois dur, dense et léger, dépourvu de veines provocatrices d’esquilles. Les baguettes de goyavier sont également d’une grande solidité et le goni formant la paillasse de protection est fourré de matières imputrescibles. 

• Demeuré intact, ce « pano bèf » n’est cependant plus du tout utilisé, la largeur des sentiers ne permettant plus le passage des bèf pano. Georget l’a installé sur un bovin à mon intention, exactement comme dans le tan lontan.

Loïc Thomas – Observations : 

À îlet à Bourse, Loïc a bénéficié, pour Noël 2006, d’un cadeau exceptionnel de la part de son parrain Yoland Maillot de Malheur-les-Hauts : un taurillon (un bèf) d’un an. Ce dont il est immensément fier ! Il imagine même développer un petit élevage. Le pano a été fabriqué par le grand-père Michel, il y a plusieurs années, et vient d’être donné à son petit-fils…

Patrimoine

Le bèf pano appartient à l’image profonde de Mafate, territoire dépourvu de toute infrastructure routière… Mais les sentiers, aménagés dans le tan lontan pour favoriser ce mode de transport qui s’imposait ne sont plus entretenus pour permettre le passage des animaux… Bien qu’on l’ait envisagé un moment, avant la fin du 20e siècle, pour accroître l’attrait touristique du cirque, en imaginant le proposer aux visiteurs pour leurs randonnées, l’hélicoptère l’a rendu obsolète et a rayé son existence du paysage mafatais…

1972, sur le chemin du Haut Mafate

Le transport des marchandises par bèf pano, sur le chemin du Haut Mafate – RFO 1972

Les images reproduites ici sont des captures de vidéo. Elles sont de piètre qualité… On peut le comprendre ! Datées de 1972, elles proviennent d’une émission de RFO, la télévision publique, elle-même visuellement très médiocre… Elles présentent un convoi de bèf pano appartenant probablement à la famille Gravina, remontant du Bélier en direction du col des Bœufs (ou de Fourche ?), pour se rendre à la plaine aux Sables.

Arnold Jaccoud

Benoît Boyer à Grand-Place en 2007

Bât de transport de marchandises à dos de bovin 

• Ces deux « pano » ont été fabriqués par Benoît BOYER, qui transportait le riz pour les coopératives, avec son troupeau. 

Les clichés des pano ont été effectués par Elysée LIBEL – 5 novembre 2007

• Dès 1977, les hélicoptères ont commencé à monter les marchandises dans le cirque, essentiellement d’abord pour les constructions. La nourriture et le riz étaient encore chargés sur les bef moka — bef pano jusqu’en 1987, époque à laquelle les troupeaux ont été pratiquement tous « réformés ». 

• Benoît a poursuivi à titre privé le transport avec ses animaux, pour approvisionner son épicerie, entre 1988 et 1991. Il y a mis fin à cette époque. Les bœufs ont disparu… Ne restent que les pano !

Les bœufs, animaux de portage 

• Dans une interview effectuée en novembre 2007 dans son gîte « Le Pavillon », à Grand-Place, Benoît évoquait sa jeunesse :

« Avec mon papa, étant petit, dès l’âge de 7 ans, j’ai commencé à connaître la rivière des Galets… Îlet à Malheur–rivière des Galets, il fallait descendre le jour pour remonter le lendemain…

A cette époque, il y avait deux jours d’école par semaine. C’était un peu dur… Deux jours, pas plus ! Parce qu’il y avait 4 jours d’école du lundi au vendredi… Et le jour où on arrivait, on était fatigués, on ne pouvait pas aller à l’école. Toutes les semaines, c’était pareil. Y avait pas d’hélico à l’époque. Il fallait alimenter la coopérative, tous les habitants d’Aurère, Îlet à Malheur, jusqu’à îlet à Bourse. Et on allait jusqu’à la coopérative d’Aurère. J’ai travaillé comme ça avec papa de l’âge de 7 ans jusqu’à 16 ans. A 16 ans, l’ONF m’a embauché comme transporteur. J’ai commencé un travail déclaré à l’âge de 16 ans. Je me suis acheté un petit bœuf en premier, j’ai acheté le deuxième, le troisième, jusqu’à ce que j’en aie au moins 7… Et puis je me suis mis à mon compte. Je me suis acheté une petite case à Aurère. Et puis j’ai travaillé jusqu’à 20 ans en restant à Aurère, pendant 4 ans…

Fin 1984, je suis venu ici (à Grand-Place) et ensuite l’ONF m’a demandé de faire le transport de riz… Trois-quatre mois après, l’ONF m’a demandé d’arrêter parce que c’est l’hélicoptère qui prenait toute la charge et qui transportait toute la marchandise… Et là, je me suis retrouvé au chômage… Et surtout, tous mes bœufs étaient au chômage… Il fallait me débrouiller… Et puis après… je me suis remis au travail à l’ONF carrément, jusqu’en 88… Là j’ai ré-ouvert un petit commerce, je suis redevenu indépendant… jusqu’à présent. C’est en 1998 que j’ai ouvert le gîte…»

Georget Boyer à Aurère en 2006

Bât de transport de marchandises à dos de bovidé … avec son porteur : une vache bâtée 

Le bèf pano chez Georget Boyer à Aurère

Ce pano a été fabriqué à Aurère par Georget Boyer et son père Ariste Boyer, vers 1970. Le bois de mapou, bois de remparts à la fois dur, dense et léger, est dépourvu de veines provocatrices d’esquilles. Les baguettes de goyavier sont également d’une grande solidité et le goni formant la paillasse de protection est fourré de matières peu putrescibles. 

Demeuré intact et utilisable, ce « pano bef » n’est plus du tout utilisé, la largeur des sentiers ne permettant plus le passage des bef pano (ou bef pakè). 

En juillet 2006, Georget Boyer faisait un démonstration de ce type de transport en installant son pano à notre intention sur une vache (non dressée), exactement comme dans le tan lontan.

Loïc Thomas à Îlet à Bourse, en 2007

Loïc Thomas et son bèf bâté !

À Noël 2006, Loïc Thomas recevait de son parrain un très beau taurillon d’un an. Ce dont il était immensément fier…

En janvier 2007, sur Îlet à Bourse, il dressait son bèf à porter le pano que son grand-père Michel lui avait confié. 

Les caractéristiques des pano sont quasiment invariables ! Pour celui-ci : Fabrication « maison » en bois dur ??? – métal (crochets – tige filetée – boulons) – sangles – paillasse en mousse synthétique et goni. Les dimensions, elles, varient selon le constructeur. Ici, elles ont en moyenne 10 cm de plus que les pano trouvés chez les Boyer à Aurère et à Grand-Place. La base mesure de 51 cm. La dimension des bois du cadre est de 46 cm. La hauteur médiane 30 cm. Largeur intérieure 27 cm.

Dans une interview effectuée en la circonstance, Loïc, en jeune éleveur déjà expérimenté, disait avoir demandé à son grand-père le pano pour pouvoir utiliser son bèf chez lui pour divers transports… Et là, il dressait son animal à s’habituer à être bâté… Et à manger de l’herbe pour nettoyer un peu « la kour »… Content de ce début de cheptel, il espérait en accroître la dimension par l’achat d’une vache et des accouplements fructueux… !

A.J.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud