[Mafate] Trois cuisines au feu de bois

ÉPISODE 25 — KWIZIN AN PAY • CUISINES EN PAILLES

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Pour ce 25e épisode, il nous fait rentrer dans les cuisines de Lucille Thomas, Bernadette Thiburce et Adèle Boyer.

Une cuisine d’îlet à Bourse • Chez Lucile Thomas

La cuisine de Lucile Thomas, maman de 6 enfants est une cuisine « kaz planté« , dont le toit en tôle ne contredit pas fondamentalement les modes de construction et d’aménagement de ses devancières recouvertes de pay.

( On ne décèle pas, (comme le note Pandolfi en p. 90 de son travail), de différences structurelles majeures entre kaz an pay et kaz an bwa sou tol. « Leurs différences tiennent pour l’essentiel aux matériaux utilisés pour leur construction et sont le résultat d’une évolution historique. Leurs points communs sont nombreux et les techniques de construction mises en œuvre très voisines. »)

Elle marque simplement une étape dans l’évolution des constructions locales. Probablement que l’esthétique d’une telle bâtisse s’en ressent. Et d’autre part, on n’a besoin là que d’une charpente de fétaz, pannes faîtière et sablières, sans les sevrons, les golet et les gatir qui font la caractéristique des toits de paille.

La kès a été entièrement fabriquée en bois de nèfles, il y a une dizaine d’années. « Nou appel sa kaz bwa ron. Rienk bwa ron. Lo bwa i tien mié ». La charpente du toit, elle, est en bois industriel équarri et clouté. Pour que le bois de forêt dure plus longtemps, la règle est de le couper à la pleine lune. C’est également une question de solidité. Et c’est valable pour tous les bois. Lucile l’a appris de l’expérience familiale, transmise depuis son grand-père, qui en avait hérité de son arrière-grand-père. 

( Au passage, Lucile mentionne que cette règle est valable pour tous les pieds de bois, y compris pour le maïs qui est le plus ferme lorsque la lune est pleine. La seule exception semble être attachée au vétiver. La coupe à la lune montante favorise une repousse plus vigoureuse et plus rapide. Mais pour la solidité et la longévité de la paille, il est préférable d’attendre la pleine lune, allèguent d’autres Mafatais, dont Jean-Luc CERNOT à La Nouvelle.)

Lucile explique que la kaz a été recouverte de tôle par son père et ses frères pour des raisons d’économie. Parce que « la pay, lé tro travay. Mé la pay lé mié. Li konserv mié pou la chalèr, pou la pluy, mèm pou lo siklone. Kèk bot solman y lèv. » De fait comme presque toutes les personnes adultes à Mafate – c’est-à-dire qui ont connu le temps d’avant – mon interlocutrice plaide pour la paille de vétiver.

( En dépit de ses convictions, habitée d’une énergie et d’une créativité considérables, à l’époque de mon passage chez elle, Lucile commence la construction du premier bâtiment en dur (parpaing) d’îlet à Bourse. Et ceci malgré la réglementation déterminant les conditions d’octroi des concessions.)

« Le vétiver ne pousse plus comme avant, ajoute Lucile, parce qu’on ne s’en occupe plus. Il faut au moins un an et demi pour avoir de la bonne paille. Dès qu’on a mis la tôle, on n’a plus coupé ».

Là encore, entrer dans cette cuisine me mêle à l’intimité de la famille qui y vit. Interroger, scruter, fureter, fouiner… me fait mesurer la confiance qui m’est témoignée. Donc la responsabilité dont je me sens investi… ( J’ai choisi de décrire son aménagement dans la mesure où j’y ai partagé le repas familial, pendant les vacances scolaires des enfants, dont les aînés étaient remontés du Collège de la Rivière des Galets pour la circonstance).

Le foyer

Le feu est ouvert, les marmites sont posées sur deux barres de fer forgé, engagées dans deux parpaings.

Lucile fait partie de la jeune génération adulte de l’îlet. Menant une existence moderne, elle a hérité de la socioculture familiale et des habitudes de ses parents. Sans aucune hésitation, sans l’ombre d’un déchirement, elle parvient à se mouvoir avec aisance dans les deux univers, celui du cirque et celui des Bas, dans un appartement secondaire de la Rivière des Galets. Avec sobriété, elle explique faire la cuisine tous les jours sur le feu de bois. Le gaz n’est utilisé que pour le café –qu’elle prépare dans « son mok kafé » – ou parfois pour faire chauffer de l’eau. La gazinière est à bout de souffle. Qu’importe, la nouvelle case est en construction. Une gazinière neuve y sera intégrée.

L’armoire aux ingrédients

case en paille de lucille Thomas Mafate

L’essentiel de l’inventaire : la boîte de safran péi, la boîte à café, la bouteille de sel, la boîte pour le gros sel, l’huile et les condiments variés…

Les kad

Sur la palette placée sur le cadre, à côté de la gazinière, des goni d’engrais et des « balles la cendre ». En cas de pluie, la cendre de réserve peut être ajoutée, sèche, dans le foyer.

Sur le cadre de la paroi d’en face posé sur des troncs de filaos, on trouve des goni de grain, de riz, le « manzé zanimo« , le maïs cassé, la farine. La vann est posée là, mais également le pano bef que Loïc, l’un des enfants adolescents a rangé.

À l’usage du maï

Au bout du cadre deux récipients hermétiques renferment la semence de maïs attendant la saison. Entre la porte du pignon et le cadre, posé sur un tronc, le moulin maï qu’utilise régulièrement Lucile. À côté, la réserve de gaz et divers ustensiles.

Rangements

Et de l’autre côté de la porte, la caisse à outil en bois, ainsi qu’un congélateur usagé jouxtant la gazinière, qui sert de coffre de rangement au milieu de la case : 

La table avec la vaisselle

Assiettes et tasses en métal, un inventaire simple, sobre et un accueil incroyablement chaleureux.

Au-dessus, selon la saison, la semence de maïs, que l’on plante entre décembre et janvier, et la semence d’ail qui attend, lui, comme partout à Mafate, « la semèn dé sin » – la semaine sainte qui précède Pâques.

Le toit de la cuisine de Lucile constitue une incroyable réserve de nourriture suspendue et, selon la tradition, préservée par un boucanage qui dure plusieurs semaines, voire plusieurs mois, grâce à la fumée du foyer allumé pratiquement en permanence.

Les zandouiy et toutes les formes de charcuteries boucanées voisinent avec les ustensiles de cuisine, le cabri ou le sanglier et même des bouchrongs (cabots bouche-ronde – C. acutipinis – endémiques des îles des Mascareignes, poissons pêchés dans la rivière du bras d’Oussy qui passe au-dessous de l’îlet).

Ilet Moutou en 1986 – La cuisine de Mme Bernadette Thiburce

Images extraites du film de Christian BARAT et Jacques BARRE • MAFATE, au cœur d’un îlet 1986 •

Bien sûr, ces images – capture d’écran d’une vidéo datée de 1986 sont imparfaites. Mais elles donnent un aperçu de l’environnement, des ustensiles et des gestes qui permettent à la famille de se nourrir.

Marmites en fonte, nombreuses moques en tôle, kalumé (tangol tamoul) pour entretenir le feu, moulin maï et van… Bec de gaz pour y voir clair… Le buffet – commode de fabrication familiale qui abrite des ingrédients. Le moulin à maïs de la famille de Philippe THIBURCE d’îlet Moutou en 1986. Installé à hauteur d’homme, dans sa caisse qui permet une récupération aisée de la mouture.

La cuisine de Mme Adèle Boyer à Grand Place Cayenne en septembre 2005

L’organisation des cuisines n’a guère évolué en 20 ans. A quelques exceptions près cependant : La modernisation des instruments, récipients et outils – Remplacement fréquent par du plastique de ce qui était en métal ou en bois – Mais les marmites à cari, même sur des trépieds (marmites trois pattes), sont les mêmes.

Les matériaux du bâtiment, de roche et de bois, sont depuis longtemps remplacés par la tôle. Le verre des ustensiles de cuisine également est plus fréquent.

Mais globalement, les choses n’ont guère changé. Les modes de cuisson sont identiques. En 2005, avec son foyer ouvert, la cuisine au feu de bois demeure totalement actuelle. Non seulement pour des motifs folkloriques ou touristiques, mais pour de sérieuses raisons économiques. Le prix de la bonbonne de gaz et la disponibilité du bois l’expliquent. Mais de plus, affirment les moun Mafate, le goût du cari au feu de bois demeure inimitable !

• Faire cuire à manger …

Bien entendu, il ne s‘agit nullement d’esquisser ici le moindre « traité alimentaire ou culinaire » mafatais ! J’ai simplement souhaité joindre les quelques témoignages d’un vécu enraciné dans la tradition que tant de personnes ont eu la gentillesse de partager avec moi.

À propos de l’évolution des nourritures de base – Du maïs et des racines… au riz

On peut établir un lien avec l’évolution du niveau de vie qui a entraîné des changements dans la nourriture : motifs, époque…, mais également un abandon de la production de maïs liée essentiellement, selon mes interlocuteurs, à l’appauvrissement de la terre. C’est l’agriculture mafataise traditionnelle entière qui s’est effacée graduellement.

De fait l’ensemble de l’agriculture mafataise semble entraîné dans un abandon progressif et définitif – Les politiques de solidarité publique se sont conjuguées avec le tourisme comme facteur d’évolution (ou de régression ?) sociale, avec ses conséquences alimentaires…

Le témoignage de Benoît Boyer sur le rôle de l’hélicoptère…

« Fin 84 je suis venu ici (à Grand Place) et ensuite l’ONF m’a demandé de faire le transport de riz… Trois quatre mois après, l’ONF m’a demandé d’arrêter parce que c’est l’hélicoptère qui prenait toute la charge et qui transportait toute la marchandise… Et là je me suis retrouvé au chômage… Et surtout tous mes bœufs étaient au chômage… »

Arnold Jaccoud

De 1945 avec Pierre Gourou à 2004 avec l’Arep

À propos de la recherche de Pierre Gourou parvenue à Roche-Plate en 1945, relative à deux familles.

Thèses de P. Gourou : Dans «La civilisation du végétal » (1948 : 227), il définit la civilisation comme «d’abord l’ensemble des techniques d’exploitation de la nature, et, dans une moindre mesure, la plus ou moins grande aptitude à l’organisation de l’espace»…. L’accent est mis presque exclusivement sur les «techniques d’exploitation de la nature» qu’il appellera par la suite «techniques de production» au centre desquelles se trouve l’alimentation végétarienne. P. Gourou ne cessera désormais d’utiliser ce concept de civilisation dont il fera évoluer le contenu peu à peu au fil des années et des publications. Il y distingue les «techniques de production» qui règlent les rapports que les hommes entretiennent avec le milieu et les « techniques de contrôle territorial » réglant les rapports des hommes entre eux (1966 : 76). « La civilisation est un système intellectuel, moral et technique qui agit sur les paysages et ne dépend pas d’eux. Les changements de civilisation changent les paysages, mais la réciproque n’est pas vraie » (1971 : 107). Ces changements ne sont pas liés à des adaptations à un milieu ou à « une pression sélective », mais plutôt à des dérives renforçant un caractère dominant (le « végétal » par exemple) ou à des contacts entre civilisations (imitations, acquisitions).

Un groupe humain ne procède pas à un choix conscient parmi un éventail de « possibilités » qui lui seraient offertes par la nature, mais « il exploite celles auxquelles s’appliquent les techniques qu’il maîtrise ». Ce groupe ne peut percevoir dans le milieu naturel que ce qui est familier à sa civilisation et ne peut l’utiliser qu’à l’aide des techniques dont il dispose au sein de sa propre civilisation. Il dénonce en outre le caractère fallacieux de la notion de genre de vie, parce qu’elle fait tout découler de la technique de production, qui permet la subsistance d’un groupe en relation étroite avec le milieu dans lequel il vit, et est entachée ainsi de déterminisme. « Comparées aux pays tempérés, les régions tropicales sont frappées d’un certain nombre d’infériorités […] ces climats permettent le développement d’une riche collection de maladies infectieuses qui font le milieu tropical moins humain que les latitudes tempérées » (ibid. : 173). P. Gourou se situe dans une perspective libre-échangiste. Les pays tropicaux doivent développer leur production de « denrées coloniales, plus précisément de denrées fournies sans danger pour les sols par des plantations arborescentes scientifiquement conduites »

Extraits de l’Etude Arep • Association Réunionnaise d’Education Populaire • 2004– pp. 17 – 19

Les cultures traditionnelles de l’agriculture mafataise sont essentiellement construites autour du maïs et des grains comme culture pivot :

 « Isi nout zabitud, nout tradisyon, sé plant inpé maï, zariko, sony zanimo… » ; « Mwin isi ou koné, mi viv in pé kom tout domoun, mi plant in pé maï, zariko, sony inpé zanimo…ben sé komsa minm nou la touzour viv ! mi vwa pa ali otreman, isi si ou yinm pa travay la tèr kosa ou fé ? » ; « isi in boug lé pa tiroki li viv byin ,mi di aou !! ou giny plant maï, plant lo grin, manyok, patate, ou giny sony volay, koshon, kabri sak i vé, ou giny minm plant out manzé zanimo…ben kwa ifo aou apré, pa gransoz ! ».

Cette culture pivot est souvent accompagnée d’un peu de patates, songes, manioc ou autres, parfois du café, et complétée en général par un petit élevage familial : volailles, canards le plus souvent, mais aussi cabris, cochons, voire lapins, bœufs… : 

« Isi le moun i plant ankor sonz, konflor, patate…li lé inportan pou nou. Mwin mi plant maï, ben mi moud mwin minm, dann monn ti moulin la ros, é mon madam i vand ! » ; « isi ou giny sony volay, kabri, si ou niabou okipé ». 

Les jeunes qui attachent une importance culturelle à la reprise d’une activité agricole traditionnelle sont beaucoup plus fréquents dans les petits îlets peu habités, voire parfois un peu oubliés : Marla, Les Orangers, Les Lataniers notamment. 

De plus en plus, les jeunes qui se lancent dans la tradition agricole de leurs parents se plaignent du regard porté sur les Mafatais par l’extérieur, un regard souvent amusé par ce travail quotidien qui passe pour pittoresque, folklorique, ce qui a le don d’exaspérer plus d’un habitant du Cirque :

« ifo fé réspèk landrwa, bana i réspèk pa nou, not trankilité (…) Kan mi rant dann in karo korbey dor pou défonsé, mwa na plézir, mé lé pa fasil, mi di aou, krwa pa lé fasil !!or aou ou ariv la, klak klak, ou tir mon portré ou la, bin non !! (…) aou ou lé la fo ou travay dir pou giny in bousé manzé, li li giny larzan si out do (…) ».

On le voit, le poids de l’agriculture traditionnelle est fondamental dans la construction et la reconnaissance de l’identité mafataise. 

C’est d’ailleurs la principale source d’inquiétudes vis à vis du projet de Parc National de la Réunion.

« i prétan le Park isa défand anou larg nout bann kabri dann ranpar, mé ousa nou sa mèt azot ? li in bézwin la plas ! » ; « In kou navé in boug ke té i sort an frans la di anou komsa lo Park lé pa tro gayar pou nou (…) i ginyra pi sony kabri, bèf… fodra péyé, minm de lo » ; « Sak mi koné sé ki fo pa ampès anou travay, ampès pa nou sony nout zanimo, plant nout grin, koman nou sa fé nou sansa ? » ; « mwin na linprésyon Mafate sora pi byin, va sanzé. Lé zan i ginyra pi kiltivé, sony zanimo » ; « Fo mazine in pé la vi lé gens isi an o, si domin fo ni fé tié nout koshon labatwar, di amwin koman nou fé ?? non, sèrié, di amwin ? koman i porte zanimo ziska laba sinpièr, kisa i pè lélikoptèr ? non ben otan arèt karéman !! isi fo lès anou viv kom nou la touzour fé, nout prodwi lé bon an plis ké sa, lé gens i inm ! » ; « Le prozé le Park lé bon li, mé si sé pou défann le moun travayé lé pa bon !! ».

A.J.

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud