Heimat de Jérôme Brabant a été un événement il y a quinze ans, sa reprise par Nadjani Bulin l’est tout autant. Nous avons rencontré l’interprète et le chorégraphe de cette pièce qui a marqué l’histoire de la danse contemporaine réunionnaise.
Sur la scène, un rectangle blanc est dessiné sur le parquet noir. D’un côté, des cônes blancs sont posés. Le noir se fait. Quand la lumière revient, la danseuse, haut et short blancs, un cône blanc en guise de chapeau, est allongée dans le rectangle. En silence, elle commence à tourner sur elle-même. Puis, peu à peu, s’assoie, s’agenouille, se redresse, toujours en tournant lentement.
Elle enlève le haut, accroche les cônes sur son corps, sur son ventre, sur ses seins, puis de l’autre côté, dans le dos puis sur les fesses. La musique démarre, lancinante, craquelante, obsédante. Assise, puis debout telle un derviche tourneur, la danseuse tourne d’un pas lent de maloya.
Heimat, un mot allemand intraduisible en français qui évoque le pays que l’on porte en soi, c’est aussi le nom de la pièce de danse qui a fait connaître Jérôme Brabant il y a quinze ans. La chorégraphie était présentée à un public choisi à l’occasion de la soirée de clôture à Pierrefonds de la Fête de la danse et de la labellisation de Lalambik en centre de développement chorégraphique national (CDCN). Cette fois, c’est Nadjani Bulin qui l’interprétait.
« Il y a quelque chose de très féminin dans ma danse. J’avais envie de transmettre cette pièce à une femme réunionnaise », indique Jérôme Brabant. « Mais, après le buzz, qu’est-ce qu’il se passe ? Cette reprise est une réaction à la consommation », justifie le chorégraphe à propos de la pièce qui l’a fait connaitre, qu’il a commencé à écrire en 2009 et qui n’a été jouée qu’une douzaine de fois. « Ça a été un événement dans le milieu de la danse, et je m’étonne moi-même que ça n’a pas vieilli », poursuit-il.
« Le divin et l’humain »
Il explique cette capacité à traverser le temps par le propos universel de Heimat. « Tout le monde peut s’y reconnaitre, par exemple le blanc parle à tout le monde », souligne Jérôme Brabant. Quand on lui demande s’il a été inspiré par la danse des derviches tourneurs, il remarque que « le chamanisme, les cérémonies maloya par exemple montrent comment aller jusqu’à la transe, on parle plutôt de l’universalité du lien entre le divin et l’humain ». « La tête dans les nuages et les pieds sur terre, le travail sur l’état de conscience modifié, le mouvement du danseur finit par se transmettre, contamine le spectateur », poursuit le chorégraphe. De fait, depuis les gradins, on est pris par la ronde incessante ; pour preuve, les ricanements dans le public quand la danseuse s’est mise torse nu se sont vite arrêtés au profit d’un silence d’église.
« Nadjani a un corps, une force, un charisme qui ont été comme une évidence, une inspiration quand il a fallu choisir une interprète. Elle est hyper fluide, je le savais quand je l’ai vue ; je l’ai fait entrer dans mon intimité, nous sommes tous deux issus d’un milieu modeste et nous sommes élevés avec la danse et l’art chorégraphique », explique Jérôme Brabant. « Dans cette pièce, elle incarne les montagnes, on parle de la métisse réunionnaise, de la métisse en général : la nudité, c’est une chose qui a été utilisé pour amuser les gens, comme Joséphine Backer objet de désirs. C’était accepté pour les étrangers, pas pour les Blancs ; d’où aussi le visage peint. »
« Quand j’ai vu pour la première fois ce solo, c’était pendant le projet Ecume, j’ai d’entrée été hypnotisée », se souvient Nadjani Bulin. « C’était l’époque où je m’intéressais aux objets dans la danse, aux arts plastiques, il est arrivé comme un ovni », poursuit la danseuse. Elle explique les cônes blancs par l’inspiration des montagnes du Sud qu’elle a remarqué pendant sa résidence à Terre-Sainte. « Je n’avait jamais vu ces montagnes comme ça. On entre vraiment dans une autre partie de La Réunion », remarque la Portoise. Une autre partie de La Réunion marquée par son volcan. « Il a abordé les vibrations, l’énergie tellurique qui traverse l’île, y compris avec la musique organique de Plimplim, ses craquements, ses grondements… »
Pour elle, la nudité n’est pas un problème. Elle respecte exactement la mise en scène de la première version, que l’interprète soit un homme ou une femme. « La question au travail ne se pose pas pour moi. Dans cette danse, on oublie qu’on est un homme ou qu’on est une femme, on n’est que matière. »
Philippe Nanpon
Heimat est programmé en juillet à Madagascar, au festival Souffle oI en novembre et peut-être en tournée aux Antilles.
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