CINEMA
Dans son film documentaire Carton rouge, sorti en salles en 2020, Mohamed Saïd Ouma, cinéaste, suit des joueuses de basket comoriennes après la décision de leur président de boycotter les Jeux des îles de l’océan indien en 2015. Il aborde la relation aux territoires insulaires de l’océan indien, aux Comores particulièrement, d’où il est originaire mais où il n’a pas vécu. Le rapport complexe à l’élaboration d’une identité plurielle.
Ce film, c’est avant tout un film qu’il veut politique. Qui questionne les positionnements des hommes politiques, ceux des habitants. Le cinéaste du réel choisit de s’intéresser à ceux qui restent. Car pour lui, dans un pays sinistré, “résister, c’est rester”.
Au fil de l’entretien, il raconte aussi les coulisses de la création du cinéma du réel : le champs et le hors champs, le choix des personnages, la manière dont il parvient à entrer dans l’intimité de ses protagonistes, à leur permettre d’être à l’aise avec le regard de la caméra. La relation de confiance entre filmé et filmeur qui ne peut pas être trahie.
Un entretien passionnant à écouter partout. Ci-dessous des extraits.
Bonjour Mohamed, peux-tu te présenter ?
Je suis Mohamed Saïd Ouma, réalisateur, auteur. J’ai une activité un peu parallèle, je suis directeur d’un fonds pour le cinéma documentaire pour tout le continent africain qui s’appelle Documentary Africa. Une activité que j’ai commencé en 2018.
Précédemment je dirigeais un festival de cinéma ici à la Réunion qui s’appelait le Festival du film d’Afrique et des îles, j’avais repris la tête du festival en 2009. L’idée du festival était de mettre en lumière à la fois le regard réunionnais, le regard des îles de l’océan indien et le regard des cinéastes africains sur le monde et sur ce que nous sommes.
Citoyen.ne.s du sud global
Je suis plutôt quelqu’un qui travaille sur comment mettre en lumière nos regards à nous, citoyen.ne.s du sud global, comment mettre en lumière nos vies, nos paradoxes, à travers les images.
Tu as un parcours un peu atypique, tu es d’origine comorienne mais tu es né à la Réunion et tu as vécu aussi en France…
Je suis né ici, après mon père m’a bourlingué entre les valises, les séparations. On a fait la France, Paris, la Normandie, l’Angleterre où j’ai vraiment fait ma formation intellectuelle, mes études. Et puis j’ai rencontré les artistes, plus du monde anglophone. Ça m’a vraiment marqué parce que c’était une autre vision du monde, un autre rapport à l’espace européen.
Je suis revenu à la Réunion pour des raisons personnelles, je ne connaissais pas ma mère, je suis venu ici en 2004 la rencontrer. J’avais besoin de me reconnecter au lieu où je suis né et à la personne qui m’a mis au monde. L’idée c’était ensuite de repartir à Londres mais je ne suis jamais reparti.
Reconnexion
C’est en remettant le pied à la Réunion que tu as voulu travailler sur les Comores ?
Dans ma démarche artistique, les Comores n’étaient pas un espace où je pouvais créer. Je sais pas pourquoi, dans mon imaginaire à ce moment-là les espaces de création pour moi c’était plus l’Angleterre ou la France, c’était les espaces que j’habitais. Même si je suis d’origine comorienne, je n’avais pas cette culture comorienne en moi. Mon père me l’a transmise, j’allais aux Comores de temps en temps mais je n’arrivais pas à appréhender cet espace. Même si je parle très bien la langue, mais pour moi c’était un espace étranger à mon corps.
A travers la Réunion, j’ai découvert ce que c’est qu’être créole, qu’être îlien. C’est ça qui a été le moteur pour entrer en création. Je savais qu’il y avait un truc faux dans mon idée de vouloir filmer l’Europe. Quand j’ai redécouvert les Comores je me suis senti à l’aise et je me suis dit ‘ça c’est un espace que je veux filmer’, il y a des choses que je peux dire.
“Un espace que je veux filmer”
Comment tu as vécu le fait de créer à partir d’un pays où tu n’avais jamais vraiment habité ?
Au départ c’est délicat car on se pose toujours la question de la légitimité. Surtout qu’aujourd’hui c’est une question qui est au coeur de la création contemporaine, quelle que soit la discipline. Aujourd’hui on regarde même pas l’œuvre, on se demande directement qui a fait l’oeuvre. On pose la question “est-ce que tu as le droit de parler des femmes, du trans-genre, de l’islam, de la migration, de la bourgeoisie parisienne”. Toutes ces questions-là sont récurrentes dans toute la création contemporaine mais elles sont issues de questions légitimes qui sont des questions de représentativité des diversités, de patriarcat, de sexisme etc.
Je me suis souvent posé cette question en me disant “cet espace je ne le connais pas, je suis un étranger”. Je pense qu’avec l’âge il faut accepter qui on est. C’est quand j’ai arrêté de me poser cette question de la légitimité que j’ai compris que j’étais légitime partout, que je pouvais filmer partout. En me disant que mon regard ne sera jamais totalement endogène, ce sera toujours un pied dedans, un pied dehors. Mais c’est mon regard.
“Je suis un étranger”
Mais effectivement au départ c’est difficile parce que c’est dans le regard de l’autre, il vous voit en tant qu’artiste de la diaspora, étranger, qui vient. Et qui est là de passage pour écrire, pour travailler ça. Y a quand même une ambivalance qui est là, ce sont des choses qui restent très fragiles, oui.
Quand tu es venu la première fois aux Comores, quel regard tu as posé sur ces îles ?
Mon père m’envoyait régulièrement, quand j’étais ado, mais c’était un regard de touriste. Tu viens en vacances 3 semaines et tu repars. Tu vois les Comoriens comme une espèce très exotique, ils ont des coutumes, des traditions que tu ne comprends absolument pas. Là en revenant en 2004, je me suis dit c’est un pays difficile à comprendre parce que c’est vraiment une autre aire culturelle que celle dans laquelle j’ai baigné. C’est vraiment un espace swahili, africain et arabe. Dans le temps social, dans les relations hommes-femmes, dans l’imaginaire.
Tu te rends compte que tu es rempli de préjugés
Au fur et à mesure des voyage je me suis dit il faut que j’appréhende cet espace autrement. C’est vraiment le plus difficile. De se dire, je laisse tout ce que j’ai et, dans le cinéma du réel, j’observe. Je regarde les gens, comment ils sont, ce qui les meut, ce qui les chagrine, comment ils font pour être heureux et là tu commences à te poser les vraies questions de la vie et de l’existence par rapport à leur point de vue à eux.
Ça t’a remué ?
J’ai appris beaucoup, j’ai appris sur moi. Tu te rends compte que tu es rempli de préjugé toi-même sur un territoire alors que tu dis au monde entier que tu le défends. Mais en fait toi-même tu trimbales tes préjugés que tu poses sur une société. Tu apprends à t’en défaire à travers la rencontre.
Îles complexes
Ce sont des îles où tout est si intense parce qu’il y a des problèmes économiques graves, des problèmes structurels graves. Tu prends une claque sur tous tes préjugés. Mais ça c’est salvateur de te dire en fait je connais rien à mon pays d’origine, je suis obligé d’apprendre. Ça m’a ému en fait.
A chaque fois que j’y vais j’apprends toujours quelques chose. Ce sont des îles complexes. Dans un archipel c’est compliqué parce que chaque île se voit comme le centre du monde et le centre de l’archipel. Quand tu bouges d’île, le point de vu change. C’est aussi appréhender cette complexité d’un archipel. L’archipel c’est des mouvements incessants, tu es obligé de bouger d’une île à l’autre pour soit chercher à manger, rencontrer des gens, créer, ramener des choses. Il y a l’idée de l’ouverture, du voyage.
Les Comores boycottent les Jeux des îles
Je travaille beaucoup cette idée de partir, revenir et où est-ce qu’on est à notre place. Pour moi c’est une interrogation. Et les Comores m’aide à travailler cette idée. Parce que c’est une île très métissée comme la Réunion. Il y a beaucoup d’esclaves africains qui sont venus, ce sont les premiers habitants, et puis il y a eu des gens qui venaient d’Inde, les commerçants, il y a eu les esclavagistes arabes qui venaient d’Oman, de Chiraz, le sud-est de l’Iran, Zanzibar. Il y a eu les Français. C’est tout un melting pot les Comores de gens du voyage.
Cette question d’aller et sortir des Comores, c’est une question très présente dans ton film “Carton rouge” ? Comment tu as commencé à rentrer dans ce sujet ?
[Mohamed Saïd Ouma a rencontré les basketteuses de l’équipe des Comores en 2015, quelques jours avant le début des jeux des îles qui se tenaient à la Réunion.]
J’assiste à un conflit diplomatique avec la France. En gros, les Comores disent : “On accepte que Mayotte joue, mais sans porter le drapeau français. Parce que ça voudrait dire qu’on accepte implicitement que Mayotte soit Française.” Donc le président de la République comorienne dit aux athlètes “c’est fini, vous jouez pas, vous rentrez”. Là y a un gros silence, je me dis “le film commence à prendre de l’épaisseur”.
“Je suis venue pour représenter mon pays”
Là y a un responsable qui dit aux athlètes “il faut pas vous évader dans la nature”. Le lendemain matin, quand je reviens pour continuer de filmer, je vois plein d’athlètes appelés par des familles comoriennes qui commencent à fuir. Il y a à peu près 30 à 40 athlètes qui se sont barrés. Là je croise Razia, une joueuse qui est dans le film. Je lui demande : “toi aussi tu vas te barrer ? Vous êtes pas venus jouer en fait!” De manière très provocatrice. Et elle me dit “mais nan mais tu me prends pour qui? Je suis venue pour jouer, pour représenter mon pays, je suis pas venue pour fuir.” L’échange était un peu virulent. C’est vraiment là qu’est venu l’idée du film. Je me suis dit en fait je ne devrais pas m’intéresser au boycott qui est un fait divers, je devrais m’intéresser à ceux qui vont rentrer.
C’est là que j’ai commencé à m’interroger sur qu’est-ce que ça fait de venir d’un pays comme les Comores et de se battre à partir de ce territoire-là. De pas être toujours dans la fuite. C’est une question qui est très importante aujourd’hui en Afrique parce que la jeunesse fuit massivement. Desfois elle ne fuit pas uniquement vers l’Europe, parce que la plus grosse migration est intra africaine. Beaucoup ne croient pas à la puissance, à la possibilité de s’épanouir dans leur propre pays.
Toute la jeunesse africaine ne fuit pas
Ces filles que tu vas suivre pendant le film sont vraiment motivées à l’idée de participer aux prochains Jeux des Îles ?
Pour elles, le rêve c’est pas forcément de gagner, c’est d’être appelées en équipe nationale car c’est une reconnaissance de leur talent et de leur travail. Les Jeux des îles, c’est quand même un peu le firmament pour les sportifs de la zone. La plupart vont pas faire les JO, vont pas être appelés en équipe de France, même pour les Réunionnais. Donc tu te testes avec les voisins. Razia, en 2015 a 25 ou 26 ans, c’est l’âge de la maturité. C’était ses premiers jeux et elle n’a pas pu jouer donc pour elle y a une énorme frustration. Elle se fixe un nouvel objectif en 2019.
Mes intentions c’était de parler de ceux qui restent. Résister c’est rester. Je trouve ça très important de se dire qu’à partir de nos îles il y a des hommes et des femmes qui construisent des choses qui ont du sens pour les territoires qu’ils habitent et pour le monde. Je voulais aussi montrer que toute la jeunesse africaine ne fuit pas.
Leur discours politique c’est le fait même de s’épanouir
Moi ce que je cherchais c’était le regard de ces jeunes femmes sur leur pays. Elles ont quelque chose à dire. Je pensais qu’elles étaient politisées. Mais en fait je me suis rendue compte que c’est moi qui porte un discours politique. Ça m’a bien fait réfléchir. J’aborderai mes prochains films différemment.
Elles, leur discours politique, c’est le fait même d’exister, de se lever, de travailler, de s’occuper d’elles-mêmes, de faire du basket, de s’épanouir en collectif. C’est ça leur projet politique. Vivre comme elles le font, c’est déjà une affirmation politique. Dans un pays déstructuré, voué à la corruption, à l’exil, elles ce qu’elles disent c’est qu’elles ne sont pas déstructurées, elles ne sont pas dans la recherche de l’exil. Elles sont épanouies.
Finalement, c’est quoi le discours politique du film ?
Le message politique, il est dans le dernier texte du film qui dit que les habitants fuient et les leaders politiques esquivent. Derrière ça, c’est l’idée que ce pays ne peut pas s’en sortir s’il n’y a pas l’idée d’un projet collectif. Pour l’instant il n’y en a pas. Les Comores est un pays qui a été atomisé. C’est devenu très fragmenté et c’est le chacun pour soi. Le capitalisme s’est appuyé sur les failles de la colonisation, de l’esclavage, de l’islamisation à pas forcé. Dans une société qui était à la base très solidaire, dans la fraternité, le partage, et dans une espèce d’égalitarisme. Ca a donné une société très inégalitaire très individualiste où le sens du collectif a disparu. Nos représentants politiques aux Comores, sont le signe de cette faillite collective, d’où le carton rouge – le titre du film – qui leur est adressé.
Propos recueillis par Jéromine Santo-Gammaire