LIBRE EXPRESSION
Depuis près d’un demi-siècle, la vie chère dans les outre-mer alimente régulièrement des tensions sociales, révélatrices d’un malaise économique structurel. Cette revendication récurrente illustre l’échec des politiques publiques : un État qui n’a jamais manifesté la volonté de transformer ces territoires de relégation économique en espaces de souveraineté productive et de justice sociale.
À chaque crise, les mêmes réponses, un constat partagé, des réactions institutionnelles, souvent limitées à de simples ajustements réglementaires, sans suivi après l’apaisement des tensions .
Pourtant, les causes de la vie chère sont connues. En premier lieu, l’éloignement, l’impact des coûts logistiques et la faiblesse des tissus productifs locaux, mais c’est surtout la concentration des groupes de distribution entre les mains d’acteurs historiques qui explique l’essentiel des surcoûts.
Ces groupes ont consolidé leur pouvoir économique en empêchant l’émergence d’une concurrence effective et d’une production locale performante. Le projet de loi contre la vie chère présenté récemment en Conseil des ministres par le Ministre des OM s’inscrit dans cette même logique de thérapie superficielle. Annoncé comme une réforme de fond, il se réduit à des ajustements réglementaires marginaux, non contraignants qui n’auront pas d’impact réel sur les économies ultramarines.
Pour agir et corriger cette situation, il faut en tout premier lieu, réformer l’organisation actuelle de la régulation concurrentielle, centralisée, insuffisamment réactive et mal adaptée aux réalités ultramarines.
L’architecture actuelle repose sur :
- L’Autorité de la concurrence (ADLC), compétente pour les ententes, les abus de position dominante et les concentrations ;
- – La DGCCRF, chargée des pratiques restrictives de concurrence (négociation commerciale, déséquilibres contractuels, délais de paiement). Cette répartition, efficace en métropole, s’avère inadaptée aux réalités des marchés ultramarins. Il en résulte une régulation poussive, incapable d’agir en temps réel.
De multiples exemples illustrent ce constat
• Décision n° 24-D-10 (4 décembre 2024) : entente tarifaire entre compagnies aériennes sur les lignes inter-îles. Enquête ouverte en 2017, décision rendue 7 ans plus tard
• .Décision n° 23-D-02 (8 mars 2023) : la société Canard-Duchêne S.A. sanctionnée pour l’imposition de droits exclusifs d’importation dans les Antilles et en Guyane. Pratiques signalées dès 2013.
• Décision n° 22-D-26 (22 décembre 2022) : sanction d’un abus de position dominante dans le secteur du contrôle technique poids lourds en Guadeloupe (faits constatés entre 2013 et 2018).
• Décision n° 21-D-25 (2 novembre 2021) : abus de position dominante dans l’approvisionnement en mélasse à La Réunion (saisine de 2017).
• Décision n° 24-DCC-12 (23 janvier 2024): autorisation du rachat de la société COGEDAL, seule minoterie de La Réunion, par l’URCOOPA. Une décision laconique non expliquée qui valide une concentration verrouillant encore davantage un marché déjà monopolistique (un monopole majeur acquiert un monopole mineur).
Ces délais de traitement et ce type analyse « vue depuis Paris » ne sont pas des exceptions mais la norme. Ils illustrent la mise en œuvre d’un droit juridiquement légitime, mais économiquement non opérant (cf. Marty, CNRS ; Décaudin, RIDE 2021).
Créer une autorité ultramarine de la concurrence est donc nécessaire (1).
Il faut « Outre-meriser » la régulation concurrentielle, en créant, au sein de l’Autorité de la concurrence, une section Outre-mer dotée de prérogatives renforcées avec un ancrage local (les OPMR et les Pôles C des DEETS).
Cette entité disposerait de compétences étendues en matière :
• d’ententes et d’abus de position dominante,
• mais aussi de pratiques restrictives. C’est-à-dire l’ensembles des pratiques visées à l’article IV du code de commerce.
Les membres seraient désignés par les collectivités d’outre-mer pour mieux répondre aux visions locales. Cette section deviendrait garante de la transparence économique, aurait la capacité d’imposer des mesures d’injonctions structurelles, de corriger les effets de rente et de mieux encadrer les positions dominantes installées, (Esclassan, Revue Lamy, 2018), qui seraient mises en œuvre à partir de procédures contradictoires accélérées, avec des décisions nécessairement rendues publiques.
Une telle réforme pourrait être rapidement applicable, sans coût structurel, sans moyens exceptionnels, sans rupture juridique. Elle reposerait sur une simple déclinaison fonctionnelle du droit existant.
Il ne s’agit pas d’adapter les territoires au droit, mais d’adapter le droit à la réalité des marchés qu’il est censé réguler.
La concurrence n’est pas un dogme. Elle n’est vertueuse que si elle est efficace, surveillée et réactive.
Maintenir la situation en l’état, c’est refuser aux ultramarins l’égalité d’accès à la justice économique et cela n’est plus acceptable.
Gérard YESELNICK Ancien inspecteur expert DGCCRF
Spécialiste du droit de la concurrence et des économies ultramarines
Expert de justice en économie agricole
(1). Proposition extraite d’un projet de loi citoyen proposé par l’auteur.
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