LIBRE EXPRESSION
La polémique que déclenche le déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais, place du Barachois à Saint-Denis, révèle à quel point une statue n’est jamais neutre, car elle représente un choix politique à un moment donné, autrement dit, elle est investie d’une fonction précise. Ainsi, célébrer une figure qui s’est battue pour ou contre la liberté, ce n’est évidemment pas la même chose.
Comprendre par qui et pourquoi une statue de Mahé de La Bourdonnais fut choisie est donc nécessaire. Au moment où l’abolition de l’esclavage devient de plus en plus inévitable, les forces locales qui y sont opposées souhaitent marquer de manière symbolique leur attachement à une économie de la déshumanisation et de l’exploitation. C’est en 1846, deux ans avant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, que le gouverneur colonial de l’île sollicite du ministre des Colonies l’autorisation d’ouvrir une collecte publique afin d’élever un monument en l’honneur de Mahé de La Bourdonnais. La statue réalisée à Paris est installée le 15 août 1856 à Saint-Denis, place du Gouvernement.
Or, c’est sur cette même place que le 20 décembre 1848, des milliers de femmes et d’hommes ont dansé et fêté la fin d’un statut qui en faisait des objets à exploiter, torturer et tuer en toute impunité, et ce grâce notamment à leurs luttes incessantes, à leur courage et à leur détermination. On mesure l’insulte. Mais on mesure aussi l’intention d’effacer ce moment historique en installant cette statue précisément à cet emplacement. C’est signifier que l’abolition ne sera pas entièrement accomplie, que l’ombre de ce gouverneur colonial plane toujours sur l’île et dès lors, que la liberté sera entravée. En choisissant La Bourdonnais et en installant cette statue à cet emplacement, ceux qui gouvernent l’île signalent leur volonté de maintenir leur domination. L’installation de la statue se fait aussi sous le Second Empire, installé par un coup d’Etat. Nous ne sommes donc plus en République, mais sous un régime paternaliste autoritaire qui lance des opérations militaires de conquête coloniale.
Le choix de Mahé de La Bourdonnais est ainsi placé sous plusieurs parrainages : l’anti-républicanisme, une nostalgie pour l’ordre esclavagiste et l’effacement symbolique du lieu où la liberté fut fêtée. La Bourdonnais a activement contribué à la création d’un empire colonial et esclavagiste ; une fois nommé gouverneur des Mascareignes, ce Malouin, qui avait amassé une considérable fortune au service de la Compagnie des Indes (créée par Colbert, elle fait la traite et impose un monopole commercial), a installé les premières plantations de canne à sucre, qui ont apporté des sommes considérables à la Compagnie des Indes. En organisant la traite et l’esclavage, en créant un corps spécifique armé pour donner la chasse aux marron.ne.s, La Bourdonnais a démontré son adhésion à l’esclavage, à l’exercice du pouvoir par la force et à la monarchie.
S’opposer à ce déplacement (et ce n’est qu’un déplacement!) demandé depuis des années par plusieurs associations réunionnaises qui défendent Laproptaz nout péi c’est rester fidèle à un choix d’effacement et de censure. Une statue ne dit pas l’histoire et il est temps, comme le réclament les associations qui constituent Laproptaz nout péi de célébrer « les marrons, les résistants, les travailleurs des camps, esclavisés et engagés qui ont érigé des édifices publics et des églises, des routes et des chemins, toutes ces personnes qui ont construit notre réunionnité d’aujourd’hui. »
Françoise Vergès
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