Ferme forêt des Makes, le 14 février 2023.

[Projet d’écovillage] Expériences humaines au lance-flammes

FERME FORÊT DES MAKES

Sur un terrain magnifique de 22 hectares, le projet de la ferme forêt des Makes est secoué depuis plusieurs mois par de nombreux remous. Une trentaine d’associés ont décidé de quitter le projet d’écovillage dans lequel ils s’étaient investis, pour certains depuis 2020. C’est une aventure humaine intense qui se déroule à 1000 m d’altitude.

La discussion se prolonge tandis que la brume recouvre peu à peu le paysage en contrebas. Une petite farine de pluie vient rafraichir les pentes de la montagne. Le gîte de la ferme forêt des Makes (FFM) se trouve juste en dessous des premières plantations et de l’étable, en lisière de forêt.

Ils sont une dizaine à m’accueillir sur la terrasse du gîte, face aux nuages. Ce 14 février, je suis montée avec l’idée de découvrir l’avancement de ce projet ambitieux d’écovillage, d’en faire un reportage. J’ai entendu parler de tensions de loin, mais je ne soupçonne pas alors l’importance qu’elles ont pris au sein du collectif. D’ailleurs elles s’invitent très tôt dans la conversation.

Guerre de tranchées

Depuis quelques semaines, le projet tourne au ralenti. Une quarantaine de membres de la ferme forêt des Makes ont décidé de quitter le projet. La situation larvée dès l’achat du terrain en juin 2022 semble s’être transformée aujourd’hui en guerre de tranchées entre deux « camps » opposés. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils se qualifient.

Le projet de la ferme forêt des Makes avait pourtant de quoi faire briller les étoiles dans les yeux. Et c’est ce qu’il s’est passé. Le projet commence à s’élaborer juste après le confinement, en 2020. Une page Facebook est créée, « Ecovillages la Réunion », pour fédérer et mettre en commun les bonnes volontés et les idées. Parallèle Sud (qui n’est alors qu’une simple page Facebook) a même rencontré des personnes intéressées au moment de la genèse du groupe, à Pont Payet (Saint-Benoît).

Sous l’impulsion d’une personnalité leader, le projet d’écovillage en gouvernance partagée prend. Il séduit des dizaines de personnes en quête d’alternatives à la société actuelle. Une des pierres angulaires du projet est l’autosuffisance alimentaire.

  • Ferme forêt des Makes, le 14 février 2023.
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« Premier écovillage de l’île »

Le projet est d’envergure. Il ambitionne de créer « le premier écovillage de l’île ». Il se pose en réelle initiative de changement de paradigmes pour notre société en fin de cycle et entend expérimenter dans de nombreux domaines comme l’autonomie alimentaire, le bien-être collectif, l’éducation des enfants, le mode de gouvernance, le modèle économique, etc. Tout est réfléchi, longuement discuté avec les personnes intéressées, et posé sur le papier dans un dossier qui s’inspire d’autres expériences d’écovillages. Le 31 octobre 2021, une SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) est constituée.

Le projet de base inscrit la volonté partagée par tous de « construire un village idéal où l’on pourra vivre avec sa famille, en harmonie avec la nature. Des espaces collectifs, des actions en commun, mais aussi des espaces d’intimité. Tendre tous ensemble vers l’autonomie dans tous les domaines. Une place centrale pour l’apprentissage mutuel, l’entraide, le partage. Moins de place pour l’argent, plus de place pour le don. »

22 hectares situés aux Makes

Le groupe des explorateurs imagine une organisation en plusieurs cercles : un cercle marmay, un cercle agriculture, un cercle vivre-ensemble… Le tout supervisé par un cercle coopératif dans lequel se regroupent des représentants de chaque cercle pour prendre des décisions lors de ronkozé.

En mai 2022, le groupe trouve son petit Eden : un terrain agricole de 22 hectares situé aux Makes, forêt et rempart inclus. A la limite du parc national, le terrain recèle des espaces boisés classés. En tapotant sur le clavier de son ordinateur, Sebastian Alzerreca retrouve une vidéo de survol de la propriété réalisée par drone. On y aperçoit également tout en bas du terrain le gîte, un peu plus haut la petite maison et enfin l’étable.

65 participants

Ils sont près de 65 à s’engager dans le projet. Parmi eux, des profils très variés : maraichers, professeurs, personnes engagées dans la vie associative… Une quarantaine de personnes investissent 10 000 euros (ou plus). L’argent est prêté à l’un d’entre eux qui achète officiellement le terrain et s’engage à créer une SCEA (société civile d’exploitation agricole) dans laquelle chaque associé disposera de parts. D’autres personnes avec moins de moyens intègrent le projet en s’engageant sur 5 ans à payer 170 euros chaque mois. Le montage se fait grâce aux précieux conseils d’un avocat spécialisé dans ce genre de projets. La vente est signée le 17 juin 2022 mais dès le mois de mai, les membres du groupe commencent à s’occuper du terrain.

Rapidement, l’ambiance tourne au vinaigre et de violentes tensions apparaissent. Les sujets de désaccords sont divers et variés : la présence de chiens, l’occupation de la maison individuelle, la participation aux chantiers participatifs, les comportements des uns ou des autres… A l’origine des crispations et des conflits ouverts : la personnalité forte et incontournable de l’initiateur du projet, Sebastian Alzerreca. A la Réunion depuis trois ans avec sa famille, il a derrière lui un parcours atypique sur le continent africain notamment et vivait à Madagascar avant d’atterrir sur notre île.

Relation au chef

Au fil des témoignages recueillis, il est impressionnant de constater les histoires individuelles des uns qui se heurtent à cette figure de chef qu’ils pensaient pourtant avoir tout fait pour éviter. Chacun apporte un ou plusieurs faits qui l’ont particulièrement touché. La relation au chef est au cœur des dissensions dans un projet vendu au départ pour son horizontalité. « On est retombé dans les travers de la société », reconnaît une ancienne participante à la FFM.

Sebastian Alzerreca est décrit comme très intelligent et calculateur, rassembleur, forte tête, autoritaire… Il entretient des relations de proximité — par téléphone notamment — avec de nombreux associés et exerce visiblement une certaine influence sur eux, du moins il bénéficie d’une attention particulière de leur part. « C’est un peu comme si tout devait tout le temps passer par lui », rapporte quelqu’un. Mais la posture et la place du coordinateur commencent à questionner. Pour certains, il s’agit tout simplement d’un manipulateur. Lors d’un ronkozé en juillet, ils sont nombreux à lui faire part de leurs griefs. Sebastian décide alors de prendre de la distance en attendant son voyage à Madagascar, il envisage de quitter le projet, raconte-t-il.

« Je les aime bien, mais ils me détestent »

« Moi je les aime bien, mais eux me détestent et me considèrent comme un dictateur », lâche le coordinateur. Pour se défendre, il invoque la théorie d’Isabelle Padovani dans son livre Démasquer les mécanismes de la violence et explique que ce genre de situation de « fronde au leader » se retrouve souvent dans des expériences similaires de création d’écovillage. « Ça parle de psychopathologie de groupe. » « On a envie de se débarrasser de celui qui a une vision, qui est pertinent, qui a pris beaucoup de place. Comme des enfants qui veulent mettre dehors les parents. »

Tout est toujours affaire de perception et cette histoire en est le reflet. Les discours s’expriment en miroir les uns des autres.

« Quand il n’était pas là, ça se passait super bien, les gens commençaient à revenir sur le terrain, il y avait une bonne ambiance, une belle dynamique avec du monde lors des chantiers », se souvient un associé. A son retour de Madagascar, en octobre 2022, Sebastian Alzerreca demande à réintégrer les groupes qu’il a quittés et demande des explications sur certaines décisions.

Refus de dialogue

Cela suscite des réactions vives de la part de certains membres du groupe qui y voient une volonté d’ingérence et de reprise de contrôle. De son côté, le coordinateur ne comprend pas ce rejet et cette fin de non-recevoir qu’on lui oppose. Il pointe un refus de dialogue et une tentative de l’exclure du projet qu’il a initié. Les conflits se renforcent et s’étendent à de nouvelles personnes avec qui jusque-là il n’y avait aucun problème.

« Il ne supporte pas qu’on ne soit pas d’accord avec lui et à ce moment-là il vous pourrit », témoignent plusieurs associés déçus. « Il est incapable de se remettre en question », complète un autre. Certains rapportent avoir été blessés par les propos dégradant tenus par le coordinateur. « Ils ne respectent pas eux-mêmes les règles qui ont été décidées collectivement », oppose le principal concerné. Les ronkozé sont douloureux, certains finissent en pleurs, la situation commence à impacter sérieusement le moral et la santé psychique des participants.

« C’est allé beaucoup trop loin »

Certaines personnes clés décident de quitter le projet. « Je suis partie quand j’ai réalisé que je ne pouvais plus rien apporter dans mon rôle de référente du vivre-ensemble, j’avais tout essayé. » Anastasia était appréciée et son départ en octobre en entraîne d’autres. « C’est allé beaucoup trop loin », affirme Benjamin pour sa part, empêché d’entrer dans le gîte avec sa compagne enceinte et son enfant. Certains ressentent une forme de détresse. En décembre, ils sont une trentaine à confirmer leur départ après s’être réunis sur la plage pour échanger sur les vécus de chacun et s’être attiré les foudres du coordinateur.

Les discours entre les deux groupes sont polarisés. Ceux qui sont partis sont considérés comme des personnes qui ne faisaient pas grand-chose, n’effectuaient pas correctement les tâches pour lesquelles ils s’étaient engagés. Certains parlent d’addictions. « Il y en avait plusieurs qui étaient dans des situations précaires que ce soit économiques, sociales ou sentimentales », relève Sebastian Alzerreca. Discours diamétralement opposé de l’autre côté où ils sont plusieurs à souligner l’hypersensibilité de nombreuses personnes du groupe, qui ont accordé une confiance trop facile à ce beau projet et à son coordinateur charismatique.

Hypersensibles

La désillusion, en effet, est vive. « Je me suis investie à fond dans ce projet, je montais plusieurs fois par semaine… », raconte une femme. Les planches de plantation ont été abandonnées telles quelles malgré les efforts et le travail intensif. « Avec ma compagne, c’était le projet que l’on recherchait depuis des années », affirme un autre participant. « Nous avons investi 30 000 euros dedans dont 10 000 venaient de l’héritage de ma femme après le décès de sa mère… »

Aujourd’hui, la colère est si vive que certains associés n’hésitent pas à parler d’escroquerie. « Il est hors de question qu’ils bénéficient de la ferme et qu’ils ne nous rendent pas notre argent, je me battrai jusqu’au bout. » Parmi la trentaine de départs, une partie souhaite récupérer l’argent investi au plus vite. « Mais ils savaient dans quoi ils s’aventuraient et nous n’avons pas d’argent magique », répond de son côté Sebastian Alzerreca. « Les conventions de prêt qui ont été signées s’étendent sur 32 ans. Nous leur rendrons leur argent dans un délai raisonnable, comme 5 ans. Si on vendait la ferme aujourd’hui, on perdrait 100 000 euros. »

Une constitution de SCEA houleuse

En attendant, toutes les conventions de prêt n’ont d’ailleurs pas été signées. Début mars, se tenait une réunion menée par le propriétaire du terrain chargé de constituer la SCEA. Fidèle à Sebastian Alzerreca, il ne s’entend pas avec certains associés. « On ne sait même pas comment ça va se passer pour ceux qui n’ont pas investi directement les 10 000 euros. Est-ce qu’ils auront une part dans la SCEA? » Les questions se bousculent et la situation s’enlise. Certains changent de bord et décident de rejoindre l’autre camp, quand d’autres font le choix d’y croire encore.

« J’espère que les autres vont revenir, parce que moi je les aime », lance Nathalie. « J’espère qu’on va résoudre les tensions. Moi aussi, à un moment, j’ai pris de la distance parce que ça me faisait mal au cœur cette situation. J’ai toujours accueilli tout le monde et je n’ai pas voulu mettre de filtre. Et puis à un moment je me suis dit « C’est le projet qui prime, il faut aller de l’avant « , et je suis revenue. »

Amour et confiance

« La foi et la confiance sont comme les deux jambes », estime Achille de son côté. « S’il n’y a plus ça, on ne peut plus avancer. C’est ce qu’il s’est passé pour certains, ils n’ont plus fait confiance à Sébastian. »

Pour l’instant, une seule plainte a été déposée pour des violences. Lors du ronkozé de février, le ton serait monté entre Sebastian Alzerreca et un associé en colère. Ce dernier, porteur de handicap, a déclaré aux gendarmes avoir été menacé physiquement. Front contre front, il aurait évité de justesse un coup de tête. Le premier nie toute intention de violence, reconnaissant un caractère parfois sec et tranchant. D’autres associés réfléchiraient à porter plainte.

Expérience humaine enrichissante

De l’autre côté, le groupe des hauts est décidé à avancer. Ils sont plusieurs à avoir démissionné de la SCIC début mars et ils ont lancé une association en janvier, baptisée Le champ de l’issue, dont Sebastian est président. Ils font appel à des woofers, lancent des chantiers participatifs, commencent à organiser des concerts.

Les « deux camps » s’accordent pour dire que l’expérience humaine de la ferme forêt des Makes a été très enrichissante. Ils reconnaissent qu’elle les a fait beaucoup grandir malgré les difficultés. Le point positif est que chacun poursuit dans sa dynamique sans abandonner. Les uns sur la ferme, les autres avec l’Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) dans laquelle ils s’étaient investis et qu’ils ont pu emmener avec eux. Un nouveau groupe avec de nouveaux projets continue de se voir. « Au final, je dois dire que j’ai rencontré des personnes merveilleuses », reconnaît Laurence.

« Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », écrivait Samuel Beckett.

Jéromine Santo-Gammaire

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.