surpêche thon

Protéger le thon de l’océan Indien des pressions européennes

LIBRE EXPRESSION

Après trois jours de négociations sous haute tension, les pays côtiers d’Afrique et de l’océan Indien ont réussi, dimanche 5 février 2023, à forcer le barrage de l’UE et à franchir une étape majeure pour limiter l’escalade technologique hors de contrôle de la pêche industrielle contre le thon et toute vie marine.

Une proposition de l’Indonésie et 10 autres pays a été adoptée par 16 voix sur 23 au cours de la réunion de Commission thonière de l’océan Indien qui réunissait les pays intéressés par l’exploitation des ressources marines de la zone. Le texte adopté établit une interdiction à reconduire annuellement de trois mois des dispositifs de concentration de poissons (DCP) dérivants. Bien que loin d’être suffisante pour restaurer les populations de thon et régénérer la vie marine appauvrie par des décennies de pression de pêche industrielle intensive, cette mesure constitue une étape cruciale vers une interdiction totale des DCP. Il s’agit d’une mesure urgente qui permettra d’aider les populations surpêchées d’albacore et de thon obèse à se reconstituer.

Le vendredi 3 février, la réunion qui se tenait à Mombasa (Kenya) avait pourtant commencé de façon étrange avec une volte-face inattendue du Kenya, chef de file de la proposition de fermeture temporaire des DCP qui annonçait, lors de la session d’ouverture de la réunion, se retirer de sa propre proposition, à la stupéfaction totale de ses cosignataires ! Le comportement du Kenya a provoqué une telle indignation parmi les États cosignataires, que ces derniers ont décidé de déposer quand même le texte, cette fois avec l’Indonésie en chef de file.

Pourquoi le Kenya a-t-il retiré sa proposition ?

La décision du Kenya a pris tout le monde de court, même les délégués kenyans. Officiellement, le pays a retiré sa proposition parce qu’elle n’avait pas été “approuvée par le cabinet du ministère”. Mais cette excuse, incohérente pour un texte qui a été préparé des mois en amont de la réunion, n’est pas passée auprès des négociateurs. En réalité, la lettre d’approbation du cabinet kenyan a été vue par de nombreux délégués. Ces derniers ont rapidement appris que la Commission européenne avait mis la pression sur le Kenya au plus haut niveau en mettant dans la balance l’aide au développement substantielle fournie par l’UE au titre de l’”économie bleue” [1] pour obtenir le retrait du Kenya de sa proposition sur les DCP.

Dans notre précédent rapport,[2] nous avions déjà mis en évidence les pressions et chantages de l’UE (notamment à l’encontre du Kenya) pour protéger les intérêts industriels français et espagnols dans l’océan Indien. Ce qui s’est passé ce week-end à Mombasa montre que l’UE a complètement perdu de vue son mandat de protection de l’environnement et de la santé de la vie marine. “Les autorités publiques de l’UE et les lobbies industriels ont fusionné en un organisme unique qui, en plus de nuire à la faune et aux écosystèmes marins, porte également préjudice aux économies en développement du Sud”, a déclaré Frédéric Le Manach, directeur scientifique de BLOOM. “La posture de l’UE est en contradiction flagrante avec la philosophie même de son programme d’aide au développement. Nous nous demandons comment les négociateurs peuvent se regarder dans un miroir. Ils n’ont aucun mandat citoyen pour agir comme ils le font.”

Quand les autorités publiques perdent l’éthique de vue…

Les DCP dérivants sont très critiqués pour leur hyper-efficacité et leur manque total de sélectivité, mais ils sont au cœur du modèle économique des flottes européennes — principalement françaises et espagnoles — qui ciblent le thon dans la région.

Trois chiffres résument l’ampleur du problème des DCP :

  • Les entreprises thonières de l’UE ont réalisé 96% de leurs captures sous DCP en 2018 dans l’océan Indien (où elles sont le principal acteur de la pêche) ;[3] mais
  • 97% des albacores (une espèce surpêchée) capturés sous DCP par les entreprises européennes dans l’océan Indien entre 2015 et 2019 étaient des juvéniles ;[4]
  • 77% de tous les juvéniles de thon obèse (une autre espèce surpêchée) capturés dans l’océan Indien proviennent de la pêche à la senne.[5]

En d’autres termes, les navires de l’UE dépendent des DCP dans leur modèle d’exploitation néfaste pour l’environnement. Ils s’opposent donc à toute mesure de régulation de ces assistants technologiques redoutables. Initialement, le Kenya et 11 autres États côtiers proposaient de limiter à 150 DCP leur nombre par navire de pêche, d’éliminer progressivement les “navires de ravitaillement” — c’est-à-dire les navires qui ne capturent pas de poissons mais “gèrent” d’énormes quantités de DCP pour les navires de pêche — et d’établir des fermetures temporaires de DCP de trois mois par an.[6]

Conscients de la fin proche de leur modèle de pêche inacceptable, les industriels espagnols et français ont déployé toute leur capacité de lobbying pour éviter des mesures qu’ils redoutent. Les lobbies thoniers ont élaboré une stratégie bien en amont de la réunion de la CTOI avec le gouvernement français pour influencer tous les processus menaçant de leur imposer des normes environnementales, comme la réforme du Règlement de contrôle de l’UE. C’est aussi ce qui explique la nomination scandaleuse et peut-être illégale de la fonctionnaire française (Mme Mattlet ; qui supervisait les flottes de thon pour le gouvernement français) au sein des principaux lobbies thoniers ORTHONGEL et EUROPECHE. BLOOM et l’ONG anti-corruption “Anticor” ont déposé une plainte à ce sujet auprès du procureur de la République financier français, qui a annoncé l’ouverture d’une enquête en décembre 2022.

Mme Mattlet a été vue en train de faire un lobbying intensif auprès de la délégation de l’UE tout au long de la réunion de Mombasa. Elle a également combattu ouvertement la proposition indienne d’interdire les DCP toute l’année.[7]

Bloom exige la divulgation complète des échanges entre lobbyistes et autorités publiques

Bien que travaillant temporairement pour le lobby du thon, Mme Mattlet est en réalité toujours une fonctionnaire française qui rend compte aux autorités publiques. Bloom exige donc la divulgation complète de tous les échanges que ce personnage hybride fonctionnaire-lobbyiste du thon a eus avec le gouvernement français et toutes les autorités publiques depuis le jour où elle a quitté son poste au ministère de la Pêche.

De telles complicités entre les pouvoirs publics et les groupes industriels privés sont toxiques pour la démocratie. Ces liens malsains exposent la biosphère à l’avidité sans limite des industriels, alors que la gravité du changement climatique et de la disparition des espèces vivantes de la planète exigent une résistance à toute épreuve de la fonction publique aux lobbies, à toute forme de corruption, qu’elle soit financière comme on le voit avec le QatarGate, ou morale.

C’est pourquoi nous exigeons également une transparence immédiate et totale sur les échanges entre les lobbyistes du thon et tous les membres des institutions européennes.

Le prochain vote du Parlement sur la réforme du règlement de contrôle de l’UE (mars 2023) montrera à quel point les lobbies du thon ont pénétré les groupes politiques à Bruxelles. Bloom suivra ce processus de près.

L’influence honteuse de l’UE n’est pas encore terminée

Le dernier jour de la réunion de la CTOI à Mombasa, l’UE n’ayant pas bougé d’un centimètre sur sa position, la proposition de l’Indonésie a finalement été soumise au vote, qu’elle a remporté avec 16 voix sur 23. Pour la première fois, une fermeture des DCP sera donc mise en œuvre dans l’océan Indien. 

Sans surprise, ce vote n’est pas du tout du goût de l’Union européenne, qui a déjà menacé de s’opposer à la nouvelle résolution. Si l’UE devait le faire dans les 120 prochains jours, la résolution ne s’appliquerait pas aux navires de l’UE. Cette situation appelle des changements structurels fondamentaux dans la gouvernance de la CTOI et dans le code de conduite éthique de l’UE, qui est à mille lieues de sa mission de “réduction de la pauvreté” et d’”atténuation du changement climatique”.[8]

Bloom, une ONG 100% efficace

Références

[1] Voir leur projet d’”économie bleue” : https://www.unep.org/news-and-stories/story/new-programme-support-kenyas-coast-and-blue-economy
[2] Disponible à : https://bloomassociation.org/pillage-des-eaux-africaines-revelations-inedites-sur-les-lobbies-thoniers
[3] Source : données CTOI.
[4] https://www.globaltunaalliance.com/wp-content/uploads/2022/03/Naunet-Fisheries.2021.V3-new.pdf.
[5] Source : données CTOI.
[6] Proposition du Kenya : https://iotc.org/sites/default/files/documents/2023/01/IOTC-2023-SS6-PropDE_-_On_Management_of_DFADs_KEN_et_al.pdf 
[7] Voir le dernier exemple en date : https://lemarin.ouest-france.fr/secteurs-activites/peche/ladoption-de-la-proposition-de-linde-serait-catastrophique-46290
[8] https://economy-finance.ec.europa.eu/international-economic-relations/international-development-aid_en

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