Qui revendique le chiraquisme dans l’Outre-mer ?

[PRESIDENTIELLE]

Autrefois puissant dans ces départements et territoires français, le chiraquisme ultramarin tenait à la fois de l’idéologie paternaliste du RPR et de la personnalité du président Jacques Chirac. Aujourd’hui, Valérie Pécresse dispute cet héritage à l’extrême-droite. Ultime volet de notre série sur les enjeux ultramarins de la campagne présidentielle, parue chez nos amis de Mediapart.

Donald Sheridan, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

C’est l’une des images d’Épinal du président Jacques Chirac : un collier de fleurs autour du cou en Polynésie française, un accra dans une main, un verre de rhum dans l’autre lorsqu’il se trouvait en déplacement aux Antilles ou à La Réunion. « Il y a chiraquisme et chiracophilie, précise Christiane Rafidinarivo, politiste, chercheuse au Cevipof, le laboratoire de sciences politiques de Sciences-Po, et enseignante à l’université de La Réunion. L’opinion lui a été favorable aux Antilles, à la Réunion, mais ailleurs aussi. Jacques Chirac a mis cela en œuvre par son charisme personnel et une stratégie de visites politiques dans l’Outre-mer, les fameuses poignées de main. Cela est aussi passé par une construction méthodique de réseaux avec les entreprises, les associations et un lien très particulier avec l’opinion publique. C’est un point fort qu’il a développé avec les opinions publiques de façon très consciente. Il a été populaire dans l’Outre-mer très longtemps. »

Aujourd’hui encore, cette image de « dernier président qui aimait les Outre-mer » est associée à Jacques Chirac. « Je veux construire avec vous cette France en grand, cette France ensemble », étaient les premiers mots de Valérie Pécresse, candidate du parti Les Républicains à la présidentielle, lors de sa conférence de presse dédiée spécifiquement à l’Outre-mer. En reprenant le slogan de campagne du candidat Chirac, en 2002, Valérie Pécresse voulait explicitement se mettre dans les pas de celui qui avait, selon elle, « la passion des Outre-mer, [qui] a fait de grandes lois pour l’Outre-mer. »

La candidate du parti héritier de l’UMP et du RPR ne s’était pas rendue dans l’Outre-mer à l’occasion de cette campagne électorale jusqu’à ce qu’elle programme une visite en Guadeloupe ce lundi 4 avril. Elle a misé sur la valorisation de son bilan en tant que présidente de la région Ile-de-France, au contact de la communauté antillo-guyanaise installée de longue date en région parisienne. De quoi lui faire dire qu’elle a « un très bon bilan Outre-mer » avec notamment des aides financières pour les Ultramarins en deuil. L’occasion aussi de promettre une nouvelle fois une « Cité des Outre-mer » dans le 13è arrondissement de la capitale, un lieu qui tarde à voir le jour.

Interrogée par Mediapart sur le fait de savoir si l’héritage de l’ancien président n’est pas entaché par la reprise des essais nucléaires en 1995 en Océanie – des tirs de bombes nucléaires qu’il n’a pas hésité à qualifier de « propres » contre l’évidence – Valérie Pécresse assume. « C’était une décision indispensable pour que notre pays puisse se passer des essais nucléaires. Aujourd’hui, je souhaite que l’enveloppe de compensation pour la Polynésie française puisse être revue. Je vais jusqu’au bout de cette question que je sais douloureuse. L’héritage de Jacques Chirac ne peut pas se résumer à cette question », répond-elle.

Épandage du pesticide à la chlordécone aux Antilles françaises, lois instaurant de généreux dispositifs de défiscalisations, scandales de financements occultes à répétition : l’héritage de Jacques Chirac ne recouvre pas que de beaux clichés d’un président en vacances proche du peuple ultramarin. « Dans la mémoire politique ultramarine, la question de la corruption est très sensible, confirme la politiste Christiane Rafidinarivo. Nous avons assisté récemment à une vraie évolution : pendant longtemps cela s’est fait dans l’impunité la plus totale. Et puis il y a eu le tournant des affaires judiciaires qui aboutissent. On l’a vu aux dernières régionales à La Réunion, c’est très différent du chiraquisme d’autrefois, cela ne passe plus. »

TAK et Sinimalé héritiers

C’est pourtant bien cette partie de l’héritage de Jacques Chirac qui est aujourd’hui revendiquée par l’extrême-droite. « Regardez Gaston Flosse : en 2017, il avait soutenu Marine Le Pen, se félicite André Rougé, référent Outre-mer pour le Rassemblement national (RN), porte-parole de Marine Le Pen, candidate du RN à l’élection présidentielle, contacté au téléphone par Mediapart. Léon Bertrand l’avait reçue alors qu’il était encore maire de Saint-Laurent du Maroni, André Thien-Ah-Koon la reçoit à chaque fois qu’elle va à La Réunion, Joseph Sinimalé l’avait reçue lorsqu’il était encore maire de Saint-Paul. Tous ces gens-là étaient des Chiraquiens que l’on peut qualifier d’historiques. » Guyanais comme Réunionnais, ces trois maires ultramarins ont été condamnés pour corruption. Léon Bertrand et Joseph Sinimalé ont tous deux effectué des peines de prison à ce titre.

André Rougé est bien placé pour évoquer les « chiraquiens historiques » : il était lui-même le « coordinateur Outre-mer de la campagne électorale » de Jacques Chirac en 1995. Aujourd’hui, il emploie les mêmes mots que Valérie Pécresse en se souvenant de président « qui avait la passion des Outre-mer ».

« Les réseaux ultramarins de Valérie Pécresse sont ceux de Nicolas Sarkozy, confirme Mikaa Mered, chercheur, secrétaire général de la Chaire Outre-mer à Sciences-Po. Ceux de Chirac, ce sont plutôt les réseaux RPR durs, qui se sont reportés vers Marine Le Pen. »

Cette confusion à droite n’était-elle pas entretenue de longue date ? Valérie Pécresse comme Marine Le Pen proposent aujourd’hui, dans leurs programmes respectifs pour l’élection présidentielle d’avril 2022, « un plan inspiré de ce qui a été fait pour les victimes de l’amiante » et « un comité interministériel et un plan d’urgence » afin de venir en aide aux personnes atteintes de cancer à cause de la pollution des terres et de l’empoisonnement des personnes à la molécule pesticide chlordécone.

« Les békés ont fait de Jacques Chirac leur ami : en 1972, il est ministre de l’agriculture, c’est lui qui donne l’autorisation d’utiliser ce produit alors qu’il avait été refusé précédemment par la Commission des toxiques, rappellait dans nos colonnes Élie Domota, leader syndical guadeloupéen, toujours à la tête du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), le collectif qui a fédéré les grandes grèves de 2009. Tout le monde savait pour la dangerosité du produit depuis 1968. Les gens qui ont dit que l’eau était polluée, on leur a fait fermer leur gueule. » C’est peut-être là, dans les chiffres records de cancer de la prostate et de cancer du sang relevés en Guadeloupe et en Martinique, que l’héritage du chiraquisme est le plus incontestable.

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.