[La tribune des tréteaux] Le Prénom dans le désordre des haines

THEÂTRE

Les spectateurs forment une file dense à l’extérieur du Théâtre Lucet Langenier. La pièce qui va être jouée ? C’est Le Prénom, énorme succès parisien et cinématographique que l’on doit à Mathieu Delaporte et Alexandre de La Patelliere : un must, un incontournable. Mais l’affluence résulte d’une autre motivation : la Compagnie Coup de Théâtre, bien connue dans notre Sud, en revisite la mise en scène et l’interprétation.

Il y a de l’impatience dans l’air qui ne sera pas déçue, bien au contraire : les applaudissements nourris au moment des saluts donnent une illustration tangible du plaisir ressenti à avoir assisté à cette représentation.

Ce qui frappe d’abord, c’est la construction de l’espace sur le plateau. En un demi-cercle très ordonné, on a disposé un canapé Chesterfield avec deux fauteuils dont l’un est recouvert d’un plaid. Des coussins complètent cette impression de confort : c’est cossu, accueillant. Et très travaillé selon une harmonie de tons tabac, ocre, beige ou blanc cassé. L’ensemble est élégant, complété par un vase garni de branches empanachées assorties avec quelques corolles rose pâle.

Tout est de bon goût, apprêté pour des retrouvailles conviviales. Et Babou, la maîtresse de maison, est attentive au moindre détail. Sur deux tables basses, une théière, des verres : on y déposera les assortiments d’une petite kémia ; ce soir-là, on dînera exotique, en route pour le Maroc. Sur le côté, un bureau en bois clair, des livres y sont empilés, on a pénétré chez des intellectuels, Quartier latin, ambiance chic. C’est donc un espace cosy, paisible. Des éclairages dorés ensoleillent le salon. Le parterre n’est pas totalement obscur : les spectateurs sont comme accoudés, à peine en retrait du bord de scène, presque invités à cette soirée a priori tranquille : Pierre et Babou attendent le frère de cette dernière, Vincent, et Anna, son épouse, ainsi que Claude, l’ami de toujours, pour un dîner de plus, comme le suggère souvent la tradition familiale.

Qui oserait à notre époque appeler son fils Adolf ? Même Adolphe…

Le demi-cercle qui constitue un huis-clos feutré se remplit rapidement de bruit et d’esbroufe. Au fil de la soirée, tout se désagrège, tout se démantèle, et cet apparat de raffinement est recouvert de semoule de couscous, un vent de folie a fait de l’appartement une scène de guerre. Anna est enceinte et une plaisanterie concernant le choix d’un prénom pour le futur bébé, une allusion pseudo littéraire, une fanfaronnade potache, va mettre le feu aux poudres. Vincent est le trublion qui se veut meneur de jeu devant Pierre, l’intello prof de fac ; la rivalité s’installe. Les critiques acerbes aussi. C’est une vraie querelle des Anciens et des Modernes sur le rapport à l’Histoire qui censure les possibilités offertes : qui oserait à notre époque appeler son fils Adolf ? Même Adolphe. C’est aussi un assaut de bon goût : certains prénoms bousculent les codes et les conventions ; ils renvoient à une déplaisante originalité prétentieuse.

 Ce soir-là, entre ces cinq personnages, tout est question de dénomination. Adjectifs et noms communs jaillissent : tous règlent leurs comptes avec le passé. A évoquer ou contester les sobriquets dont on les avait affublés alors qu’ils étaient des enfants, le langage se déstructure. La grossièreté a chassé les références culturelles ou philosophiques, la vulgarité l’emporte, jusqu’au coup porté à Claude qui valdingue sur la table basse. Excellente acmé de fureur où le choc des corps paraît inévitable : le combat de l’ego se livre sans retenue. Les comédiens se lèvent, s’agitent, ulcérés et armés de la susceptibilité des personnages qu’ils incarnent. On y croit.

Tribunal familial

Le tempo de la pièce est superbement rythmé par Jean-Luc Malet. Sa mise en scène est axée sur l’écoute. Après la cacophonie qui révèle rancunes et jalousies, vient le temps du silence dans lequel chacun va s’expliquer et se dire, mettre des mots sur des souffrances enfouies mais cuisantes. Dans la salle qui riait du cliquètement des propos échangés en duels drolatiques, l’attention à présent est totale. Au divertissement succède le dramatique qui vient chercher en nous des souvenirs équivalents. Qui n’a pas été confronté au tribunal de sa propre famille ?

Les spectateurs retiennent leur souffle : notre respiration s’accorde au déversement effrayant de la mise à nu des humiliations. En appliquant sur les planches cette écoute prodigieuse, sidérée, où chacun en apprend sur l’autre et en prend pour son grade, le metteur en scène grossit la dimension du texte. On pensait rire. Qui en a encore envie ? Le sens de la pièce s’amplifie et l’axe de la dénonciation sociale aussi.

 Les auteurs ont voulu amuser. Et ça fonctionne. Ici, la Compagnie Coup de Théâtre invite à interroger le patriarcat ambiant : les personnages féminins sont bafoués par l’égoïsme de leurs conjoints. Vincent ne sait même pas qui est l’associé de son épouse et ne différencie pas ses clients : japonais ou coréens, qu’importe, puisqu’il ne s’agit pas de lui ? Pierre a détourné les recherches de sa femme doctorante, s’est approprié son travail et a construit sa carrière en la dépossédant intellectuellement, en la rivant au management de sa propre existence. Cette épouse n’a pas de prénom, juste un diminutif, Babou, pour Elisabeth, infantilisée et rivée à sa famille dans une sorte d’abnégation. C’est monstrueux et le jeu des comédiens agit comme un révélateur de violences intrafamiliales qu’une éducation de bon aloi masque habituellement.

Comique transcendé

Le huis-clos s’achève sur la déconfiture de tous. Les conjointes quittent la scène sur une colère du moment. Ca ne résout rien. Vincent et Pierre se retrouvent, un peu écornés, à faire une paix fragile qui est un arrangement de circonstance. Le drame perdurera au-delà du texte. Chacun s’est défini, mais tous sont restés prisonniers de bulles de rancœur. Le cercle initial s’est rétréci, cruel, étouffant. Invitation à réfléchir sur ce que nous sommes. Quel est le sens de notre vivre ensemble ?

 Isabelle Rousset, Sabine Montbressous, Jean-Luc Malet, Gilles Timon, Vincent Salorti et Juliette Salorti ont magnifiquement accordé leurs talents : la représentation, qui dépasse le comique et le transcende en en démontrant l’envers dramatique est particulièrement convaincante. Du désordre des haines mal dissimulées est ressortie une polyphonie parfaitement orchestrée. Bravo !

Nous avons la chance d’être géographiquement très proches et la certitude de vous revoir prochainement sur nos scènes saint-pierroises nous réjouit. A vous attendre déjà.

                                                                                               Halima Grimal

Mise en scène de Jean-Luc MALET / Par la Compagnie Coup de Théâtre

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.