Eric Bouvron

[Théâtre] L’art protéiforme d’Eric Bouvron

LA TRIBUNE DES TRÉTEAUX

La Danse du Gecko de et par Eric Bouvron

Ce soir de décembre 2023, la file des spectateurs s’étire et ne cesse de grossir en un fort bruissement de voix. Le hall, le parking, l’entrée du mini-jardin qui borde le théâtre Lucet Langenier, tout l’espace est envahi. L’affiche collée à l’angle du portail montre le visage d’un artiste de la scène bien connu de tous : Eric Bouvron. Chacun saisit la chance de pouvoir applaudir ce comédien aux talents multiples, récompensé d’un prestigieux Molière et dont la réputation passe les frontières.

Cette conception d’ouverture au monde, comme l’aime un globe-trotter, comme pour exprimer le besoin d’un Ailleurs sans limite, se ressent dans l’organisation du plateau. Les rideaux sont drapés en ondulations régulières et les lumières fabriquent une esthétique exotique : une tonalité bleue recrée l’intensité implacable des ciels aux abords du désert ; le choix d’un ocre foncé renvoie à la terre ancestrale de l’Afrique du Sud ; une plante verte ombrage une sorte de transat tout en lattes de bois rustique, tel un mobilier de kaz lontan. C’est l’idée d’un passage, d’un voyage à travers un immense continent. De fait, Eric Bouvron nous emmène à travers son pays natal tout en évoquant son départ pour l’Europe, la France, Paris et, au cœur de la Capitale, son arrivée au Café de La Gare.

Eric Bouvron

Rien dans le spectacle ne fait allusion aux obstacles et autres péripéties qui ont pu émailler cette épopée personnelle vers le succès. Notre artiste est envahi de son enfance et son être est riche de souvenirs. En route pour un film sans imagerie matérialisée ! Avec le titre, La Danse du Gecko, l’originalité est au rendez-vous. Tout est non seulement flash-back vers cette Afrique qu’Eric Bouvron connaît bien, mais aussi approche décalée. Et une sorte de bestiaire loufoque, qui met en scène gorille ou lion, se déplie devant nous comme un origami déjanté. La savane n’est pas seulement dessinée selon ses habitants les plus représentatifs ; le carnaval des animaux déconcerte : on passe du roi de la jungle au bousier, au scorpion, ou encore à la mouche. S’agit-il d’un conte ? Juste d’un magnifique appel à l’imagination.

Anthropomorphisme hilarant

Car Eric Bouvron développe un art protéiforme. Il ne fait pas le lion, il « est » ce lion qui marque son territoire. Tout le corps est mobilisé pour incarner ce règne de l’animalité avec aussi un anthropomorphisme hilarant. L’artiste manie un constant deuxième degré. Il est meneur de jeu et entraîne la salle dans une reconstitution de chasse au phacochère. Il jongle avec l’amicale admiration que lui porte le public et improvise des saynètes en kyrielle d’évocations drolatiques. Les spectateurs sont aux anges : ils sont entrés dans un monde parallèle où toutes les rencontres animalières sont possibles. Devenues réelles. Avérées. Le corps du comédien est acrobate. Il se fait contorsionniste. Le visage est un masque mobile aux mimiques élastiques qui le défigurent pour mieux imiter l’animal ciblé. Nous sommes face à un danseur d’histoires. Génial.

Les Bushmen sont aussi convoqués sur la scène. Et l’on voit les doyennes qui mâchent du manioc. C’est comme un documentaire qui dévoile certaines données d’une terre inconnue et y fait porter son regard voyageur. Mais à peine apprend-on que le hoodja est une tisane médicinale qui repousse la sensation de faim et calme la migraine, à peine est-on transplanté sur cette autoroute d’Afrique du Sud pour une panne incommode, que la tonalité narrative laisse la place à la dérision. Et nous entrons en cette nuit d’Ouganda où se déroula un titanesque combat contre… un moustique ! Tout y est, le vol de l’insecte, l’agitation du dormeur, le massacre acharné du vecteur de paludisme. Et cela dérive en gag, en délire gorgé d’absurde. L’artiste caricature le Monde en évocations foutraques. Mais il sait aussi se caricaturer, à ne jamais se prendre au sérieux.

Standing ovation

Eric Bouvron est un grand professionnel de la scène, seul maître à bord d’un univers dont il connaît tellement tous les rouages. Il fait ce qu’il veut des spectateurs, les manipule, les mène en bateau, les fait monter sur scène. Il est un champion de l’improvisation et saisit à la seconde l’effet de métamorphose à produire sous telle ou telle identité proposée dans la salle. Belle démonstration de savoir-faire. Bravo !

Il ne faut pas chercher une écriture construite pour ce spectacle qui prouve combien l’énorme travail antérieur de gymnaste est précis pour que le corps se reconstruise sans cesse en des personnages, qu’ils soient humains ou animaliers, toujours plus compliqués et incroyablement drôles. 

Un pacte de sympathie amicale, né sous l’accomplissement d’un immense talent, est signé dans notre île avec Eric BOUVRON. Ca matche formidablement entre le public et cet artiste tout de mime, de caricature et de fantaisie parfaitement contrôlée, juste à la limite de l’excès.

La représentation s’est conclue en un élan de standing ovation. Les tourbillons du rire construisent un esprit de fête dont nous avons à vous remercier. On a eu du mal à vous laisser repartir vers les coulisses mais nous savons que nous aurons à vous rencontrer de nouveau. A d’autres fois sur nos scènes.

Halima Grimal

A propos de l'auteur

Halima Grimal | Reporter citoyen

Née à Paris, diplômée de La Sorbonne, professeur de Lettres Classiques, Halima Grimal a rapidement ressenti l’appel de « l’Ailleurs ». Elle quitte l’Hexagone à 25 ans vivement désireuse d’élargir ses horizons. Ainsi passe-t-elle plus de deux décennies à enseigner au Maroc, au Gabon, aux USA (San Francisco), en Guinée Conakry.
En 1994, elle découvre l’île de La Réunion : elle est nommée à Saint-Philippe, y reste quatre ans à multiplier les projets pédagogiques ; elle fait la connaissance du comédien Jean-Luc Malet : ils implantent le théâtre dans le Sud et créent la troupe des Banquistes de Bory, qui regroupe une quarantaine d’élèves.
De retour en métropole où ses trois enfants se frottent pour la première fois aux réalités de leur terre d’origine, elle n’a de cesse de repartir. Ce qu’elle fera sept ans plus tard, en 2005 : direction Mayotte.
Et, enfin, ce retour tant espéré à La Réunion, où elle s’installe définitivement en 2009. Au-delà des nominations officielles où elle forge son expérience professionnelle à des pédagogies autres, elle découvre des cultures, des modes de vie, des formes de création, des rapports à l’Histoire vus sous un angle nouveau. Mais, surtout, des gens, artistes ou non, avec qui elle noue des amitiés, auprès de qui elle ne cesse d’apprendre.
Le temps des vacances permet encore une parenthèse de voyages, en Inde, en Chine, en Australie, mais aussi en Europe ; en 1981, elle se rend dans ce que l’on appelle encore « les pays de l’Est ». Depuis La Réunion, elle porte ses pas au Kenya, en Tanzanie et dans les îles de l’océan Indien (Madagascar, Maurice, les Seychelles).
Tout cela nourrit les nouvelles qu’elle écrit et qu’elle rassemble dans une première publication, Vingt-et-un Points de Suture Depuis son retour dans l’île, elle participe à la vie culturelle et artistique de la ville de Saint-Pierre.