[Transmission] Le claquement du chabouk

LUNIVERSITE ZARBOUTAN

A l’heure actuelle, il ne reste pas plus de 1500 bœufs moka et une cinquantaine d’éleveurs sur toute l’île. Principalement actifs aujourd’hui pour conserver la tradition vivante, pour le tourisme ou pour la transmission des savoir-faire aux nouvelles générations. Il y a cinquante ans, ces bœufs étaient encore utilisés pour transporter les cannes jusqu’à l’usine. Combien de temps encore parcourront-ils nos pâturages ? Luniversité Zarboutan, créée en juin dernier, s’efforce de mettre en lien les porteurs de ces connaissances avec ceux qui souhaitent s’en imprégner, réapprendre, se rappeler et partager à leur tour.

Zéclair et Jessica regardent la quarantaine de participants – marmay compris – entrer dans l’enclos, s’approcher pour les observer. A côté des deux boeufs moka, le cheval s’étire. « Ici, tous les animaux vivent ensemble. Il faut dire que je suis aussi comportementaliste animalier », ajoute Johann Solon, également agriculteur (sans ajouts de produits) de la ferme Bethléem, située à la Saline les hauts, à trois minutes en voiture de la quatre voies. Mercredi 12 octobre, Luniversité Zarboutan et la ferme Bethléem organisaient une journée pour reconnecter avec l’univers du bœuf moka.

Qui se souvient encore que le claquement du chabouk sonnait le départ des charrettes vers l’usine sucrière?

« J’ai un tas d’histoires », s’exclame l’éleveur passionné. « Quand j’étais petit, au lieu de partir en vacances à la plage, on faisait gardien de bœufs. » Johann raconte comment, un peu plus bas à la Saline, il veillait parfois plusieurs cheptels. Son papa, âgé de 86 ans mais toujours actif sur le terrain, raconte à son tour ses souvenirs du temps qui a vu sa jeunesse.

Impératifs écologiques

Le bœuf moka est un animal robuste, dont l’ADN est spécifique à la Réunion car il est issu du métissage des bêtes importées sur l’île au long de son histoire. Contrairement aux vaches importées récemment par avion, il est donc particulièrement adapté au climat et au relief. « Mais li aim pa la fré, li lé plito dan lé ba, au bor la mèr. » « Auparavant, il se baignait dans la mer pour enlever les tiques et les pucerons », se souvient Johann. « Comme ils font sur d’autres îles. Aujourd’hui, on n’a plus le droit mais 40 ans en arrière c’était comme ça à la Réunion. »

Autrefois consommé, rarement utilisé pour sa production de lait, le bœuf moka était surtout indispensable pour le transport de marchandises, grâce à l’utilisation des charrettes. Aujourd’hui, les impératifs écologiques nous ramènent à lui. Et nous nous souvenons surtout que nous ne connaissons plus grand chose de cette race, de la manière de s’en occuper ou de travailler avec.

« Donner une place à ceux qui ont un âge »

C’est l’un des constats de Luniversité Zarboutan : certains savoir-faire tendent à disparaître. Notamment parce que ceux qui détiennent encore ces savoirs prennent de l’âge. « Il reste qu’un seul bonhomme qui connait encore comment faire les calumets dans les hauts », souligne un participant. « Ces rencontres permettent de redonner une certaine visibilité à ceux qui ont un âge, leur donner une place », met en avant le tisaneur Franswa Tibère. « C’est à travers cette transmission qu’ils prennent leur rôle de zarboutan. »

A son niveau, l’initiative est d’entretenir ce partage, la solidarité et l’échange de connaissances. « On apprend tous les uns des autres », fait remarquer Stéphanie Gonthier qui travaille avec Franswa Tibère, à l’origine de la création de Luniversité Zarboutan. « D’ailleurs, si zot i koné kelkin ke néna dzafèr pou partazé, ézit pa… » Lancée au moment du kabar Zarboutan qui s’est tenu pour la première fois en juin dernier, Luniversité se pense un peu comme une école de plein air. Elle s’est tenue jusqu’à présent environ une fois par mois à travers différentes thématiques : tressage des feuilles coco, plantes médicinales…

Galabert, plantain, Jean-Robert…

Dans l’après-midi, Franswa Tibère prendra un temps pour faire découvrir les plantes qui poussent sur le terrain, sur un espace laissé naturel, et leur utilisation. Jean Robert, basilique, camomille, trèfle, feuille de bibasse, galabert, plantain… La transmission est dense, difficile de tout enregistrer dans sa mémoire.

« C’est pas facile, on fait une fois mais j’ai déjà oublié la technique du tressage qu’on nous avait montré la dernière fois… », constate Samuel*, très enthousiaste, qui a participé au dernier atelier. L’idée est de ne pas perdre de vue d’où l’on vient, se rappeler qu’il y a des années, lorsque les choses ne s’importaient pas, avant la société de consommation, on savait utiliser le vétiver et la paille pour bâtir des constructions solides, nourrir les animaux avec le conflore, nous soigner avec les tisanes.

« Si le boeuf moka i disparait, c’est un pan de notre histoire que nou va perd »

« Le problème aujourd’hui, c’est qu’avec la leucose bovine, ils envoient tous les boeufs à l’abattoir », s’inquiète Johann. « Si on ne bataille pas, on emmène le boeuf moka à l’abattoir et tout le troupeau est perdu. Mais les moka sont moins touchés par la maladie, ils sont plus solides. » « Y a l’éleveur, le professionnel qui met le fer sous la patte bann bèf, le charretier… «  énumère Christophe, un autre éleveur. « Si le bèf moka disparaît, tous ces métiers i disparait et c’est un pan de notre histoire que nou va perd. » La discussion en cercle s’intensifie. « Au final, ces problèmes sanitaires lé intéressant parce que i remèt aussi en cause le système intensif« , fait remarquer Stéphanie.

Se souvenir aujourd’hui, c’est aussi une possibilité de gagner en indépendance, en débrouillardise, en confiance aussi dans l’environnement qui est le nôtre. Luniversité Zarboutan veut faire germer des graines chez les gens, continuer à transmettre, loin du folklore dont on colore parfois les connaissances de nos aînés.

Ce mercredi en tous cas, la charrette bœufs fait le bonheur des enfants qui enchaînent les tours de terrain, un grand sourire aux lèvres. Ils apprennent les mots pour faire avancer les bêtes, les stopper, les faire tourner à gauche ou à droite. En fin de journée, alors que les adultes reviennent d’un moment plantation, ils essayent timidement de faire claquer le chabouk en l’air.

Jéromine Santo-Gammaire

* Prénom d’emprunt

A propos de l'auteur

Jéromine Santo Gammaire | Journaliste

En quête d’un journalisme plus humain et plus inspirant, Jéromine Santo-Gammaire décide en 2020 de créer un média indépendant, Parallèle Sud. Auparavant, elle a travaillé comme journaliste dans différentes publications en ligne puis pendant près de quatre ans au Quotidien de La Réunion. Elle entend désormais mettre en avant les actions de Réunionnais pour un monde résilient, respectueux de tous les écosystèmes. Elle voit le journalisme comme un outil collectif pour aider à construire la société de demain et à trouver des solutions durables.