Quelle est leur histoire et quel sera leur devenir ?
Révélation : Des restes humains d’esclaves réunionnais ont été retrouvés dans les réserves du Musée National d’Histoire Naturelle de Paris. Question : La Réunion va-t-elle demander leur restitution au titre du devoir de mémoire ?


Comment a-t-on pu laisser prospérer un récit selon lequel les atrocités de l’esclavage aient pu avoir été adoucies à La Réunion (ex-île Bourbon) ou encore que notre île n’ait pas été concernée par les méfaits de la science raciste entre la fin du 18e siècle et le début du 20e ? La découverte — ou redécouverte — de plusieurs crânes et bustes moulés d’esclaves malgaches et mozambicains de la Réunion dans les réserves du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) / Musée de l’Homme (MH) de Paris éclaire aujourd’hui de manière plus lucide cette triste période.
La révélation de l’existence de ces restes humains nous vient de Klara Boyer-Rossol, historienne, chercheuse internationale au Bonn Center for Dependency and Slavery Studies (BCDSS), Université de Bonn, affiliée au Centre de Recherche International sur les Esclavages (CIRESC). Elle s’intéresse plus particulièrement à la région océan Indien : Mascareignes, Madagascar, Afrique de l’Est.
C’est elle qui a mené des recherches historiques en vue d’identifier parmi les collections du MNH/MH le crâne du roi sakalava Toera, tué par les troupes coloniales françaises en 1897. Une demande de restitution de trois crânes sakalava, qui ont été collectés dans le cadre de la «Pacification» de cette région de l’Ouest de Madagascar, est en cours et devrait aboutir sous peu.
C’est encore elle qui a sorti de l’oubli les bustes moulés de « captifs » mozambicains réalisés à Maurice par l’anthropologue Eugène Huet de Froberville. Les bustes originaux, dont on retrouve les copies (surmoulages) au Musée de l’Homme de Paris, ont été exposés au musée du château royal de Bois et le seront bientôt à Maurice, non sans avoir soulevé la question éthique de leur utilisation scientifique. « Ces moulages ont été réalisés sur vivant après l’abolition à Maurice et je n’aurais peut-être pas pris le parti de les exposer si ça avait été fait en période esclavagiste », commente Klara Boyer-Rossol.
Ces recherches l’ont également conduite à La Réunion où Eugène Huet de Froberville a séjourné en 1845 et recueilli pendant une vingtaine de jours de précieux témoignages d’esclaves mozambicains qui démontraient la cruauté des maîtres de Bourbon à leur égard. Les notes et dessins réalisés par Froberville sont déjà considérés par les historiens locaux de « chaînons manquants » des connaissances sur les esclaves à La Réunion.
Des crânes réunionnais dans la collection océanienne de Dumoutier
Pourquoi les collectes de corps humains (crânes et moulages) réalisés par les explorateurs à la faveur de l’expansion coloniale racistes et esclavagistes, auraient épargné La Réunion ? Il fallait un fait pour lever le doute. Il nous vient d’une exploration pourtant célèbre : Le voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie des corvettes L’Astrolabe et La Zélée. Embarqué dans cette expédition dirigée par Jules Dumont d’Urville et exécutée par ordre du roi, pendant les années 1837-1838-1839-1840, le mouleur-phrénologiste Pierre Marie Alexandre Dumoutier réunit une collection sur l’Océanie extrêmement connue.
Ce que personne n’avait relevé, c’est que, sur le retour, cette expédition a fait escale à Bourbon entre l’Océanie et la Terre Adélie. Klara Boyer-Rossol est donc allée explorer la collection Dumoutier et y a découvert que celui-ci est allé à l’hôpital colonial de St Denis à Bourbon. Cet hôpital, situé rue de Paris, laissera place au lycée Leconte de Lisle. « Il est allé faire sa collecte à Saint-Denis, Il a fait des moulages post-mortem, notamment sur des esclavisés décédés à l’hôpital, il a prélevé pour certains leurs têtes, qui ont été ensuite transformées en crânes. Ces crânes et ces moulages font partie de la collection Dumoutier qui a été étiquetée comme collection océanienne. Voilà pourquoi personne n’avait envisagé qu’il y avait en son sein des restes humains de la Réunion », affirme l’historienne.
Valentin, Makéra, des noms reliés à des visages…
Elle n’en est qu’aux prémices de son enquête, qui va nécessiter d’aller fouiller dans les archives pour préciser le contexte de ces prélèvements et retracer autant que possible l’histoire de ces esclaves. Mais elle a déjà établi le lien entre des crânes retrouvés dans les réserves du MNHN et des moulages qui ont été réalisés. Sur les fiches du musée, sous les photographies de ces bustes figurent les noms des esclaves et quelques indications d’origine. Certains bustes ont été rattachés à des collections sur l’Afrique orientale, d’autres à des collections sur Madagascar. De sorte que pour la plupart, le fait qu’ils proviennent de Bourbon ne parait pas évident.
On y découvre Valentin, ou encore Makera, Afrique orientale… Et même une femme Makua du Mozambique ! À noter que les Makoua, ou Makhuwas, forment toujours actuellement le principal groupe linguistique du Nord Mozambique, avec près de six millions de locuteurs. Il s’agit de la langue avec le plus grand nombre de locuteurs de l’ensemble du Mozambique.
« Je serais très intéressée de mener un chantier de recherches avec des historiens réunionnais qui connaissent mieux que moi les archives locales, annonce Klara Boyer-Rossol. Il faudrait qu’on recoupe les éléments inscrits dans la collection Dumoutier avec les registres des archives pour retrouver les maîtres, les relier avec des expéditions de traite ».
Des prélèvements sans consentement
Faire la lumière sur ce passé, ce serait rendre leur dignité à ces corps prélevés. C’est leur rendre leur humanité, tant pour les esclaves disparus que pour leurs descendants qui ont besoin de retisser le lien avec leurs ancêtres. C’est aussi aborder les conditions dans lesquelles ont été collectés les restes humains de personnes en situation d’esclavage.


Il n’y avait aucun consentement de la part des hommes et des femmes concernés. A priori, les moulages ont été réalisés post-mortem, dans le contexte esclavagiste d’une domination totale. On voit nettement que Valentin a la bouche ouverte, ce qui signifie bien qu’il a été moulé post mortem. D’ailleurs il fait partie des personnes pour lesquelles on retrouve le crâne dans ces mêmes collections Dumoutier du musée de l’Homme. La photographie du buste de Valentin de face et de profil met bien en évidence les usages raciologiques de l’époque sur de tels bustes moulés sur nature, qui étaient mesurés (le crâne, l’angle facial etc).
D’ailleurs la photographie de profil montre bien que la tête entière a été moulée (on voit nettement l’arrière de la tête). De tel moulage de tête entière était très dangeureux à réaliser en raison de risque de mort du sujet moulé.
L’historienne a même appris dans ces recherches que de tels prélèvements ont perduré. Elle a trouvé la trace de ces pratiques à l’hôpital colonial dans les années 1860, soit après l’abolition de l’esclavage à La Réunion, notamment sur des corps défunts de travailleurs malgaches.
« La science racialiste avait besoin de crânes pour les mesurer et établir une catégorisation raciale. Y compris après l’abolition de l’esclavage, explique l’historienne. Le racisme scientifique s’est développé et rigidifié après la période abolitionniste pour pouvoir continuer à justifier l’exercice de la domination. »
Quid de la restitution des restes humains d’esclaves ?
Comme pour le projet de restitution des crânes sakalava à Madagascar, ou le retour des moulages de captifs mozambicains à Maurice, La Réunion, en tant que « territoire de provenance » d’artefacts et de restes humains, est également concernée. Quitte à « revisiter une histoire violente marquée par l’exploitation des corps esclavisés ou colonisés ».
« On est au coeur de l’humain », confie Klara Boyer-Rossol, qui a poussé ses recherches jusqu’à l’intimité des familles de descendants, que ce soit dans la royauté sakalava ou auprès de descendants de captifs mozambicains qui continuent de porter le nom du navire (le Lily) sur lequel leurs ancêtres ont été déportés à l’île Maurice, comme nom de famille. Le lien entre les ancêtres et les descendants est puissant, particulièrement chez les Malgaches qui vivent la « privation des restes humains de leurs morts » comme une tragédie.
« Le culte des ancêtres est érigé en véritable institution et le respect dû au à la sépulture et au restes ancestraux est extrêmement important à Madagascar, insiste l’historienne. Pour les Malgaches, la privation de restes humains, c’est quelque chose — si je puis le dire ainsi — presque pire que l’esclavage. C’est la négation totale de l’humanité. On n’est pas un être humain, on n’a pas d’identité sociale, si on ne peut pas se relier à une terre ancestrale où les ancêtres sont localisés. Les descendants qui sont privés des restes de leurs ancêtres, qui n’assurent pas leur bonne conservation et qui ne peuvent leur rendre culte, sont en quelque sorte frappés d’indignité. C’est une blessure et une honte qu’il faut réparer, quand cela est possible »
L’historienne reconnaît être « un peu obsédée par ça » depuis qu’elle a vu les crânes sakalava il y a 14 ans dans les réserves du Muséum d’histoire naturelle à Paris. La restitution des restes humains appartenant aux collectivités publiques a fait l’objet d’une loi le 26 décembre 2023 au nom d’« un regard différent sur l’histoire de la France, son patrimoine et le devoir de mémoire ». Mais cette loi ne concerne que les pays souverains, anciennes colonies des empires européens. Pas les territoires français !
Projet de loi pour la restitution dans les outre-mers
Avant cette loi de 2023, qui « officialise la nouvelle doctrine française » sur le devoir de mémoire, des restitutions ont été rendues possibles grâce à des lois d’exception (en l’absence d’une loi cadre). Ont déjà été rendus les restes de Swatche‑Saartjie Baartman, connue sous le nom de Vénus Hottentote, à l’Afrique du Sud en 2002. Des têtes maories ont été rendues à la Nouvelle‑Zélande entre 1985 et 2012. On peut citer aussi le crâne du chef kanak Ataï qui a été restitué au clan Kawa de Nouvelle‑Calédonie dans le cadre des accords de Nouméa. Ce crâne d’Atai ne faisait pas partie d’une collection publique (mais des collections de la SAP, Société d’anthropologie de Paris, considérées comme des collections privées) et sa restitution en a été facilité sur le plan légal.
Historienne, Chercheuse & Commissaire d’exposition : « Les descendants qui sont privés des restes de leurs ancêtres, qui n’assurent pas leur bonne conservation et qui ne peuvent leur rendre culte, sont en quelque sorte frappés d’indignité. C’est une blessure et une honte qu’il faut réparer, quand cela est possible. »
Le 21 janvier dernier une nouvelle proposition de loi a été déposée, par le député Christophe Marion (LREM – Loir-et-Cher) co-signée par une trentaine de ses collègues, mais pas de Réunionnais. Elle est relative aux « demandes de restitution de restes humains provenant du territoire national ». Klara Boyer-Rossol a été auditionnée à ce propos et un rapport a été rendu à la ministre de la Culture, Rachida Dati, le 8 janvier dernier.
La Guyane est la première concernée car l’association Moliko pour la Guyane a demandé la restitution de crânes d’ancêtres Kali’nas (et de leurs moulages) qui avaient été exposés dans les zoos humains de la fin du 19e siècle au Jardin d’acclimatation.
Rigueur et éthique
Dans le sillage de l’association guyanaise, des personnalités morales et physiques de La Réunion auront désormais tout intérêt à demander que les restes humains et les bustes moulés et prélevés à l’hôpital de Saint-Denis soient rendus à leur territoire d’origine. Il en va de l’éthique et du devoir de mémoire. Par exemple, les crânes et les bustes Kali’nas seront inhumés afin de les reconnecter à leur terre, aux traditions ancestrales, et au respect qui leur est dû. Il n’est plus question de les exposer comme des pièces de musée quand on sait dans quel contexte ces restes humains ont été collectés.
« Les lois pour les restitutions de restes humains appartenant aux collections publiques (liées à des demandes de pays tiers ou de territoires de la République française) excluent la possibilité de les exposer mais prévoient des restitutions ou rapatriements uniquement à des fins funéraires (fins funéraires, compris dans une acception large, pouvant comprendre des rites coutumiers ou cérémonies mémorielles). Les bustes moulés sur nature (qui peuvent contenir des restes organiques) ne sont pas en principe concernés par ces lois pour la restitution de restes humains, et il demeure un vide législatif à leur égard », précise Klara Boyer-Rossol.
L’historienne insiste sur l’importance de développer et soutenir en France la recherche de provenance sur de telles collections coloniales de restes humains et de bustes moulés sur nature, dont l’histoire est intimement liée à celle de l’esclavage et de la colonisation. « Si la question de leur restitution se pose, c’est bien parce qu’un premier lien a été retissé entre eux et des territoires ou des communautés de provenance. Il faut explorer ce lien, comprendre de quoi et de qui il s’agit. Ces collections « sensibles », parce qu’il s’agit aussi de personnes, nous imposent la plus grande rigueur et la plus grande éthique dans leur traitement », conclut-elle.
Franck Cellier
Pour approfondir le sujet des liens entre crânes et moulages, consultez le numéro spécial (n°19) de la revue Artefact, dirigée par Klara Boyer-Rossol et Lucia Piccioni intitulé : « Crânes, cerveaux et têtes moulées. Penser les collections scientifiques des empires (fin XVIIIe-milieu XXe siècle) »
Crânes et bustes moulés d’esclaves réunionnais
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