Le « territoire d’outre-mer » traverse une crise politique et coutumière. Pénuries de produits essentiels, conflits sociaux et divisions sont les conséquences de l’immixtion dans l’organisation ancestrale de l’archipel océanien de l’Administration supérieure, équivalent local de la préfecture. Cette enquête est parue chez nos amis de Mediapart.
Mata-Utu (Wallis-et-Futuna).– Malgré le décor tropical et somptueux d’une île préservée du sud de l’océan Pacifique, comme dans la pièce de théâtre shakespearienne, « il y a quelque chose de pourri au royaume » d’Uvea. Du Nord au Sud, dans les familles, dans les assemblées, pendant les palabres et jusqu’entre les murs du tribunal administratif de Mata-Utu, la capitale, un seul sujet préoccupe les Wallisiennes et Wallisiens : la division coutumière, aussi appelée « la guerre des rois ».
Il faut dire qu’à Wallis (le nom actuel du royaume d’Uvea, du nom de son « découvreur » anglais), à arpenter l’unique route qui fait le tour de l’île, on ne trouve pas de mairies, pas de cantons, pas de conseil régional, pas de prison, pas même de cadastre : la loi est presque intégralement coutumière. Les règles n’ont pas beaucoup changé depuis les temps ancestraux, l’époque où les Wallisiens étaient en guerre avec les Tongiens, venus d’un archipel voisin en conquérants.
Dans ce royaume océanien – cet archipel du Pacifique sud est composé de deux îles situées entre les Samoa américaines et Fidji –, la structure de la société (12 000 habitant·es) repose sur trois piliers : la royauté, l’État français et les Églises. Une vieille loi de 1961, assez absconse, précise le statut du « territoire » dans la République française. La rénovation de ce texte et l’inscription d’un nouveau statut dans la Constitution française font l’objet d’actuelles et âpres négociations, et constituent l’un des enjeux de la crise qui frappe en ce moment les deux îles.
Pour l’instant, l’organisation collective repose sur la royauté, qui s’appuie elle-même sur des chefs de village et un gouvernement composé de six ministres du roi à Wallis. L’île de Futuna a sa propre organisation et deux royaumes distincts.
Le roi – Lavelua en langue wallisienne – réunit chaque semaine son conseil des ministres sur des sujets comme la santé, l’environnement ou encore des thèmes régaliens comme la police et l’éducation. Il travaille avec l’Assemblée territoriale, une chambre locale qui compte vingt représentant·es.
Bien que le drapeau français flotte devant le palais royal, c’est l’administrateur supérieur, qu’on appelle aussi préfet, qui demande audience tous les lundis au Lavelua. La chefferie tranche la plupart des conflits, gère l’immense majorité des dossiers. C’était au moins le cas jusqu’en 2016, année où la division coutumière a connu une acmé avec l’intronisation de deux rois concurrents, dont l’un a été choisi et soutenu par l’État français.
Depuis, alors que la coutume prévoit une seule chefferie à Wallis, deux rois se font face, deux administrations parallèles régissent l’île, le palais royal de la place Sagato Soane est rien de moins que disputé. « Le palais donne sa légitimité à son occupant, le roi : c’est une enceinte inviolable et une juridiction à part entière », confirme une source proche du palais royal, sans mentionner que l’occupant de ce palais ainsi que l’intégralité de son gouvernement sont aussi salariés par la France.
Cette division et la concurrence entre les deux rois, l’un « officiel », français, et l’autre, au Nord, se présentant comme « défenseur de la coutume », ont des conséquences incalculables dans la vie quotidienne des citoyen·nes de l’archipel.
Par exemple, Telesia Keletaona ne sait plus à qui adresser ses revendications. « La crise coutumière a un impact sur notre lutte parce que le roi de Wallis qui a été officialisé, avant même qu’il aille voir le préfet, on a été le voir au moins deux fois et on n’a eu aucune nouvelle de sa part », déplore cette retraitée de l’enseignement et membre du Collectif des retraités confondus de Wallis-et-Futuna. Cette association réclame le paiement d’indemnités de départ à la retraite pour les Wallisien·nes, à l’image de ce qui se fait pour les enseignant·es venu·es de métropole.
« Est-ce qu’en nous recevant le roi a regardé les têtes ?, interroge Telesia Keletaona. Que ce soit le roi ou sa chefferie, ils repèrent bien ceux qui sont pour le roi officialisé et ceux qui sont pour le roi du Nord, qui a été intronisé suivant la coutume. Et même dans les bureaux administratifs, quand on vient pour un dossier d’aide sociale, la personne qui prend le dossier repère bien les Wallisiens qui arrivent. Si tu n’as pas de nouvelles, c’est qu’ils font la différence entre ceux qui sont du côté du palais royal officialisé et ceux qui sont du côté de la coutume. »
Pour l’instant, et après avoir eu maille à partir avec l’ancienne équipe de l’Administration supérieure, le Collectif des retraités confondus attend l’audience, début octobre, d’un procès au tribunal administratif de Mata-Utu afin que leur soient payées leurs indemnités de départ. « On n’a plus besoin d’eux [les rois – ndlr], on a un avocat, on le paye », conclut d’un ton rageur Telesia Keletaona.
Blocages de l’île, imbroglios administratifs à propos d’une cérémonie d’enterrement ou encore conflits sociaux d’ampleur, les exemples de crises successives à Wallis ne manquent pas. Tous découlent finalement de cette mésentente entre Laveluas concurrents.
Excédé par cette crise interminable, le sénateur (RDPI, centriste) Mikaele Kulimoetoke a tenté ces jours-ci une médiation en forme de coup de poker : il s’attaque à une manne perçue par le palais royal de Mata-Utu, en plus du salaire, pudiquement appelé « indemnité », payé par l’Administration supérieure. « J’ai envoyé un courrier au président de l’Assemblée territoriale, un courrier au préfet et un courrier au ministre [délégué chargé des outre-mer – ndlr] Vigier, à Paris. Pour les informer et les saisir dans le sens où ils sont nouvellement nommés à leurs fonctions actuelles et qu’ils puissent découvrir ce qui existe réellement à Wallis-et-Futuna en ce moment et depuis un certain temps », explique à Mediapart le sénateur Kulimoetoke.
Dans ce courrier, qu’il a rendu public sur les réseaux sociaux, l’élu explique comment la chefferie, soutenue par la France, bénéficie de taxes sur les produits d’importation versées par deux sociétés d’import-export. Il rappelle que « lors de la scission coutumière d’avril 2016, la société d’acconage Fetu’u Taki, qui soutenait la chefferie du Lavelua Mautamakia, était menacée d’interdiction au quai de Mata-Utu par la chefferie officielle de Lavelua Takumasiva. Des blocages avaient d’ailleurs été opérés dans cet objectif. […] En mai 2017, par convention de partenariat financier signée avec la chefferie officielle d’Uvea, en présence du préfet administrateur supérieur Marcel Renouf, les deux sociétés d’acconage Manuwal et Fetuu Taki s’engageaient à appliquer un pourcentage supplémentaire (18 %) sur leurs tarifs habituels de manutention facturés aux importateurs. » Le produit de cette taxe est reversé à une association proche du palais royal. Il représente une dizaine de millions d’euros par an.
À Wallis comme à Futuna, les pénuries de produits essentiels (riz, œufs, farine, pâtes alimentaires, tabac…) sont monnaie courante. Un seul importateur, la société Général Import, approvisionne les îles depuis la Nouvelle-Calédonie. Cette taxe supplémentaire renchérit le prix de produits, déjà à un niveau insoutenable.
Contacté, le roi Aisake, occupant actuel du palais royal et monarque « officiel » indemnisé par la France, s’est refusé à tout commentaire. Dans une réponse écrite, son secrétariat fait savoir que « malheureusement Sa Majesté Lavelua, roi actuel de Wallis, ne saura se prononcer à ce sujet qui est digne de mûres réflexions ». De son côté, l’Administration supérieure, par la voix du préfet nommé très récemment, Blaise Gourtay, tient seulement à rappeler par mail que « quoi qu’il en soit, l’État et donc l’administration supérieure n’a pas d’autre rôle dans la désignation des autorités coutumières que d’en prendre acte ».
Que s’est-il passé en 2016 lors de l’intronisation de deux rois concurrents ? « L’État a fait une énorme connerie, résume crûment une source proche du gouvernement français. À l’époque, deux camps s’opposent et s’empressent chacun de désigner son roi. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : ne rien faire et les laisser se débrouiller entre eux. » En reconnaissant et en indemnisant la chefferie actuelle – avant de valider ce protocole « d’octroi de mer » improvisé au port de Mata-Utu –, la France s’est immiscée dans le processus traditionnel d’organisation du peuple océanien.
« La France est-elle en train de refaire ce qu’elle a fait à Tahiti à la mort de la reine Pomaré ?, s’interroge Béatrice Fine, Wallisienne, présidente de l’association Solidarité coutumière Uvéa (SOC). À l’époque, dans les traditions de Polynésie, c’était le clan Teva qui devait prendre la suite. Et comme l’administration française avait la main sur la famille Pomaré, ils ont intronisé le fils Pomaré. Face à cette immixtion de la France dans nos affaires coutumières, nous voulons protéger nos terres, ce que nous sommes. On n’est pas milliardaires, mais si on nous retire nos terres, c’est fini. »
Pas de mairies, pas de cadastre : à Wallis comme à Futuna, le foncier est intégralement de statut coutumier et n’appartient pas à la France. Il est d’ailleurs impossible pour un Français non wallisien d’acheter un terrain sur ces îles.
Le nouveau statut en négociation pourra-t-il changer cet état de fait ? Officiellement, il n’en est pas question. La crise coutumière qui sévit dans l’archipel rend hypothétique toute discussion sérieuse sur le sujet. De l’avis général, avant la fin de l’année, les deux rois doivent renoncer à leurs prérogatives et choisir un successeur qui n’appartienne à aucun des deux clans en concurrence actuellement. Le calme est loin d’être revenu au royaume d’Uvea.
Julien Sartre