Yves-Michel Bernard éditeur Ter'la

[Yves-Michel Bernard] « La Bourdonnais au Barachois, une erreur et une provocation »

HISTOIRE ET MÉMOIRE

La statue de La Bourdonnais est régulièrement la cible de graffitis, de drapages, peinturlurage et de discours. Yves-Michel Bernard, ancien conservateur du patrimoine, devenu éditeur et cofondateur de Ter’la, ouvre pour nous le débat… et toque à la porte du comité scientifique ad-hoc.

Dans quel contexte a été inaugurée la statue réunionnaise de La Bourdonnais, était-ce déjà un acte politique ?

Toute inauguration est un acte politique. Après avoir inauguré en 1855 le museum d’histoire naturelle, Henri Hubert-Delisle (1811-1881), premier gouverneur créole de La Réunion, commande et inaugure l’année suivante la statue en pied de Bertrand Mahé de La Bourdonnais au centre de la place. Dans son discours inaugural il honore ce gouverneur de la Compagnie des Indes pour son rôle dans le développement de l’île durant les années 1730, période qui correspond aussi à l’introduction importante d’esclaves pour l’exploitation des champs de café.

Le passé esclavagiste de son lointain prédécesseur ne fait-il pas sujet à l’époque ?

Hubert-Delisle, tout en étant créole et anti-esclavagiste, reconnaît La Bourdonnais comme le gouverneur qui a développé l’île, pas comme un esclavagiste. Dans son esprit, il s’incarne comme son successeur et le système de l’esclavage est considéré comme le mode de fonctionnement de l’économie insulaire du 18ème siècle. Lui-même va faciliter l’introduction d’engagés indiens pour aider au développement et au rayonnement de l’industrie sucrière.

La question du progrès social ne se posait pas.

Disons que l’engagisme était pour lui le seul moyen de développer l’économie. Hubert-Delisle appelait les Cafres, anciens esclaves, à se remettre au travail dans une île où les coupeurs de cannes étaient démobilisés. Les propriétaires considéraient que Sarda Garriga avait laissé l’île en jachère.

De l’anti-abolition à l’anti-départementalisation

Et Hubert-Delisle était le gouverneur des grands propriétaires ?

Non, ils avaient des intérêts communs, pour remettre les gens au travail. Mais je répète qu’Hubert-Delisle se voulait bâtisseur et ce n’était pas du goût des grands propriétaires. On connaît la route qui porte son nom bien sûr. Il était fier du Museum largement soutenu par le Museum de Paris. Il avait organisé l’exposition coloniale au Jardin de l’Etat, énorme foire agricole, à la gloire des savoir-faire locaux. Il a bâti les camps de la Providence pour lutter contre l’alcoolisme et le vagabondage. En fait, il bousculait les grands propriétaires avec la construction de sa route à mi-hauteur et la préfiguration du chemin de fer. Les propriétaires, et la droite, eux, préféraient s’en tenir à des débarcadères tout le long de la côte, parce que ça coûtait moins cher et qu’ils ne voulaient pas payer d’impôts. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le premier acte de la départementalisation, en 1946, a été de détruire le service public du train pour remettre les transports aux mains du privé et casser les syndicats. Même si c’est une autre histoire, ça montre une certaine continuité dans les mentalités de la colonie. Le débat sur l’abolition a continué et il a évolué vers l’anti-départementalisation. De tout temps, la classe possédante ne veut pas d’alignement sur la métropole en termes d’impôts, d’avancées sociales ou d’éducation.

Henri Hubert-Delisle
« Henri Hubert-Delisle s’incarne comme le successeur de La Bourdonnais ».

Pour en revenir à 1856, où classe-t-on Hubert-Delisle sur l’échiquier politique ? Si ce n’est le représentant des propriétaires, est-il pour autant acteur du progrès social ?

Plaçons le dans la sphère franc-maçonne, il défendait quand même un idéal humaniste avec l’idée d’un Etat qui doit aider le développement économique.

Quand Hubert-Delisle inaugure la statue de La Bourdonnais au Barachois, y a-t-il débat ?

En tout cas ça ne gênait les grands propriétaires mais c’était une erreur d’ériger sa statue sur cet espace public et symbolique. C’était une provocation. Mahé de La Bourdonnais aurait dû être installé au Jardin de l’Etat pour son oeuvre de bâtisseur, il a marqué l’histoire des Mascareignes et le les collections du museum concernent justement les Mascareignes.

La Bourdonnais au Jardin de l’Etat ?

Pensez-vous qu’il faille le déboulonner ?

Plutôt que le déboulonner, il faut le déplacer. Pas à la préfecture, où je verrais plutôt André Capagorry enterré au cimetière des Volontaires à Saint-Denis. Capagorry était le dernier gouverneur de La Réunion et premier gouverneur de la France libre. Il marque la transition entre l’hôtel du gouvernement et la préfecture. La place de Mahé de La Bourdonnais est au Jardin de l’Etat, lieu de l’aristocratie blanche qui vivait dans les hauts de Saint-Denis.

Mais cette statue est un monument historique. Le président Macron a dit que ça ne se déplace pas !

Il faut jouer sur les mots. Ce n’est pas un déboulonnage et ce n’est pas vraiment un déplacement si on le laisse dans la même commune. Je précise, pour l’histoire, que cette sculpture est l’oeuvre du sculpteur Louis Rocher (1813-1878) ancien élève de David d’Angers à l’école des beaux-arts de Paris, il est notamment l’auteur de la statue de Charlemagne sur le parvis de Notre Dame de Paris. Il s’agit de l’unique sculpture en pied monumentale érigée à Saint-Denis au XIXe siècle. Les arbres entourant la statue sont plantés en 1887. Si l’on enlève cette statue se sera la seconde fois dans notre histoire que l’on supprime une oeuvre de Louis Rocher, la précédente sculpture (Richard-Lenoir) avait été déboulonnée sous le régime de Vichy sur ordre du Maréchal Pétain.

Qu’est ce qui était reproché à Richard Lenoir ? 

Le prétexte, c’était d’en récupérer le bronze. Mais, Richard Lenoir, industriel du textile, était surtout juif et s’était enrichi dans le commerce avec les Anglais. Il incarnait un capitalisme honni par l’extrême droite.

Entretien : Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.