ÉPISODE 22 : QUAND L’ADMINISTRATION VOULAIT VIDER LE CIRQUE
« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Lors du précédent épisode, il nous a fait découvrir le travail de recherche mené par le professeur Pierre Gourou en 1955 pour établir « des « monographies familiales » sur la vie des familles de Roche Plate. Ce 22e épisode nous plonge dans le récit de cette période… (extrait de « Mafate : servitude et insoumission, z’histoires lontan »).
— Dann tan lavé vint trant famiy. Parla navé pwin la plas, tout té travayé, mé la vi té mizèr, in moman la pu niabou travay. Sa cyclone 48 la mark anou. Ici la pi ryink plato korbey dor. La pi pèrsonn ici, tout domoun la kité kan larivé cyclone. Apré tout la parti, le sèl la rès an vi té profèr kit anba. Poukoué nou rès là ?… Santié li krasé toultan, nou lé anfèrmé, vo mié dir ».
— Arrête Félicien ! ou fatig amoin… Tu es toujours à te plaindre. Tu es un brave moun, mais cesse de gémir. Qu’est-ce que tes enfants vont penser de toi ?
— Ah toi, tu n’es pas d’ici, tu ne peux pas comprendre. Aux Orangers, la vie n’est pas pareille. Toi, tu es comme ta sœur Félicia. Elle veut toujours avoir raison… Bon Dieu, pourquoi je suis allé te chercher aux Orangers ? Si c’est pour me faire toujours enguirlander… Vous, les Noirs, depuis qu’on vous a laissé la parole, vous la prenez trop souvent contre nous… Vous passez votre temps à houspiller et criailler… On m’avait bien dit de ne jamais me frotter à une Malgache, j’aurais dû m’en souvenir. Les anciens avaient bien raison. Quel con je suis ! À cause de ça, j’ai eu toute ma famille sur le dos… Et toi, depuis vingt-cinq ans, qui n’arrêtes pas… qui fais tout le contraire de ce que je dis. Quel con je suis !
A nouveau, les Maillot étaient en pleine confrontation conjugale. Les invectives s’échangeaient. Selon eux, ils se causaient ! Ils n’avaient à vrai dire jamais trop appris. Et les occasions où ils se causaient, c’était cascades d’insultes, et dans les moments de grande tension, rafales de jurons sonores et cassants. Le reste du temps, mutisme et onomatopées inintelligibles. Au cours de ces épisodes pénibles, les enfants s’égaillaient dans les environs. Ils attendaient que tout soit calmé pour revenir… La tendresse n’était jamais formulée. On aurait aimé changer les gestes d’exprimer, tant bien que mal, ce que les mots étaient bien en peine de partager. Mais à ça également, ils avaient renoncé depuis longtemps.
Après le cyclone, quand il a fallu reconstruire la case, il n’y avait plus un seul pied de bois debout…
Pour l’un comme pour l’autre, la conscience à peine éveillée les conduisait à refouler au plus profond possible ce qu’ils découvraient depuis si longtemps : On s’est rencontrés (c’était arrivé à l’église de La Possession lors d’une invitation à un mariage), on a été attirés (c’était vrai, grâce aux parents, malgré les différences, et il l’appelait Marie-Boisette, à cause de Framboisette !), on s’est plu (ah le bal la poussière…), on s’est aimés (maladroitement, brutalement, une sorte de viol, sans que jamais on ne puisse en reparler et ça n’a pas duré), on a fait des enfants (c’est venu comme ça… treize grossesses, huit enfants vivants, cinq décédés entre leur naissance et leur deuxième année, coliques infantiles tambave et bronchopneumonies. Et les enfants, c’est difficile à éviter, parce qu’on se touche que pour faire l’amour. Et c’est la volonté de Dieu…) et plus rien ne se dit ni ne s’échange vraiment (on n’a plus le temps à rien d’autre qu’au travail et à la surveillance des marmay). On est posé là, si possible jusqu’à la tombe !
— Et regarde dans quoi on vit ! Après le cyclone, quand il a fallu reconstruire la case, il n’y avait plus un seul pied de bois debout…
— Félicien, arrête pour une bonne fois. Arèt ravaz guèp su l’nid ! Avant, tu étais tout de même bien content que je t’aie épousé en t’amenant cette terre, non ? C’était ma part et on l’a bien travaillée. Non ? Mais depuis quelque temps, depuis le cyclone et après que beaucoup soient partis, tu n’arrêtes pas de te plaindre. Là, depuis que le garde est venu faire son enquête, tu es comme le volcan qui pète. Je vois que tu es devenu fou furieux depuis ce moment. Pourtant, on a toujours vécu comme ça… Et jamais je n’ai utilisé contre toi le kalou que ma grand-mère m’a donné à notre mariage !
— Silence femme ! Ben justement le cyclone m’a encore plus ouvert les yeux sur la misère qui est la nôtre, chaque jour depuis le début, depuis toujours… Et de plus en plus. Quand j’ai pu reconstruire la case après, regarde à quoi elle ressemble, trois mètres cinquante sur trois. Le garde a mesuré. Et li a di kom sa mèm. Et on tient les dix là-dedans, nous, les 6 garçons et les deux filles. « Pourtan moin la cloute larzan su le padporte, et la poin in larzan y rès dan la kaz ». Dans les deux pièces, j’ai seulement pu faire un lit, un grabat, avec les deux paillasses pour faire dormir les marmay. Et tu vois comment on dort, deux draps et deux couvertures pour tout le monde. L’hiver avec 5 degrés… Ah Marie… et tu voudrais que chaque vendredi saint, je me jette à genoux et que j’embrasse cette terre ingrate ?
Ta terre ? Elle est fichue. Epuisée.
« Et avec la bronchite que je traîne sans arrêt, même nos 150 gaulettes, je ne pourrais pas m’en occuper si les grands ne m’aidaient pas. J’ai tout essayé : l’eucalyptus, le yapana, le pat lezar, ça ne passe pas. Et tu vois bien, on ne s’en sort pas. D’accord, cette année, j’ai semé 7 kg de maïs et on en a récolté 400. J’me plains pas. Les zambrovates, aussi. 2 kg de semences pour une récolte de 100 kg, et puis les haricots… ça a l’air d’aller. Mais, Marie, c’est trompeur, avec ça, on a juste de quoi se nourrir. On ne peut rien aller vendre. Rien. Donc pas d’argent. Et puis, on ne peut même pas avoir des poules ou des canards. Avec quoi on les élèverait ? Pour tout dire, j’en ai assez…
— Félicien, c’est mon héritage. À moi ! Cette terre, elle était à ma famille. Il faut la respecter. Elle nous a tout de même fait vivre. Je ne veux pas qu’on aille ailleurs.
— Ta terre ? Elle est fichue. Epuisée. On ferait mieux de redescendre. De chercher dans les bas. Sur la côte.
De loin, les marmay regardaient. Tous vêtus de la même toile grossière, ocre et sale. Les filles en robe et chemise jouant avec leurs deux petits frères, et le bébé. L’un en pantalon, les deux petits tout nus. Pas question qu’ils s’approchent pendant que les deux vieux se disputaient. Ils s’étaient assis sur les murets, à bonne distance, en rentrant de la parcelle où ils venaient d’asperger au sok haricots et lentilles. Ils avaient l’habitude d’aider les parents au ménage et à la culture. Même les deux filles devenues adolescentes étaient bien obligées de suivre le père aux champs. Aucune ne fréquentait l’école, pas de moyens pour ça. Les trois aînés ne reviendraient que dans plusieurs jours. Ils avaient été embauchés comme journaliers pour deux semaines entières sur Grand Îlet, où un gros propriétaire récoltait le maïs et essayait de labourer à la façon moderne.
Ensanglantée… Juste une gifle
Ça rassurait un peu Marie-Boisette. Pas à cause du travail, non, même si l’ordinaire en serait momentanément amélioré. À cause des filles. Marie-Boisette s’était aperçue que les trois grands frères, maintenant âgés de 22, 20 et 19 ans, qui avaient commencé à tripoter leurs jeunes sœurs depuis trois ou quatre ans, n’en étaient pas restés là. Un jour, Emeline était ressortie ensanglantée de la paillasse où tous s’entassaient pour la nuit. Et ce n’était pas la période de ses règles. Les regards par en dessous, les fous rires des garçons et les plaisanteries en cachette… Sinon rien. Tous se taisaient. Marie-Boisette avait enfin compris que ses deux filles, 15 et 13 ans, couchaient avec leurs frères. Ou plutôt qu’elles y étaient contraintes. Hors de question que la moindre allusion vienne intensifier la tension familiale, déjà à la limite du supportable. Il n’y avait eu aucune parole. Juste une gifle formidable à chacune des filles, assortie de l’accusation cinglante d’être des provocatrices. Et depuis, les filles dormaient à côté de la paillasse parentale. Et Félicien Maillot, en rustre complet, avait fait semblant de ne rien comprendre.
Et là, les cinq marmay venaient de repérer l’arrivée du garde forestier, le chef de district Bourgin. Il comptait sûrement achever son enquête.
Bien nourri M. Bourgin. Bien vêtu. Avec des chaussures militaires, en cuir, épaisses et confortables… Et l’autorité incarnée, depuis le froncement de ses sourcils broussailleux jusqu’au tréfonds de son regard noir. L’homme qui savait se faire respecter, sans jamais élever la voix.
Le ralé poussé s’arrêta net. Les Maillot s’interrompirent, sans que rien n’ait été apaisé… Ils avaient simplement cessé leur dispute. Marie-Boisette s’essuya les mains à son tablier de grosse toile, souillé de terre et d’épluchures de racines. Félicien enleva son chapeau de pay chouchou, abominablement crasseux, qui le protégeait du soleil. Il était encore boursouflé d’une colère mal contenue. Les salutations à peine ébauchées, la rudesse de la tonalité servait à maintenir le visiteur à bonne distance :
M. Bourgin, le forestier chef de district
— Sauf votre respect, Monsieur Bourgin, pourquoi vous venez nous poser toutes ces questions ? C’est à nous ça, c’est notre vie, c’est notre propriété. Si vous voulez qu’on s’en aille, ben, on s’en ira. Mais vous n’allez pas chercher à nous voler quoi que ce soit, hein ! Ou alors ça coûtera très cher, je peux vous le dire. On ne va pas se laisser dépouiller, comme tant d’autres…
— Allez Félicien ! Ne fais pas ton mauvais caractère. Tu savais bien que je devais finir l’enquête. Je t’ai expliqué : c’est un professeur de Paris qui lance une étude sur les colonies. Ou les anciennes colonies. Pour savoir comment les gens vivent par ici. Et son questionnaire est arrivé chez nous en passant par la Direction du Travail. Moi, tu sais Félicien, je pose les questions que le professeur a envoyées. Toi, tu réponds et moi j’écris tes réponses et c’est tout. Il n’y a pas de sale truc caché.
Félicien gardait les yeux baissés, contrarié de ne rien pouvoir trouver à redire. Le chef de district s’assit sur une des deux chaises vacillantes posées devant la case. Et il reprit sa consultation.
– Bon. Enfants, j’ai déjà noté. Vos états de santé, également. Pas terribles, je vois. Et toi Marie, avec tes maternités. Marie-Boisette gardait un silence plein de crainte et de méfiance. La case, la culture, c’est fait. L’élevage, vous n’en avez pas. Ah, je dois tout compter : vos habits, votre vaisselle, vos meubles…
En plus des trois paillasses confectionnées avec des gonis rapiécés remplis de feuilles figue, il n’y avait que ces deux chaises totalement épuisées et bancales. Marie énuméra : les 2 marmites à cari en fonte, les 2 tasses à café avec les 2 verres, les 6 cuillères, les 2 assiettes émaillées et les 6 en aluminium. En plus, une série de moques et d’objets en fer blanc. Le tout entassé dans une caisse malpropre.
Jamais de viande
Pour les vêtements, elle hésitait. La honte bien sûr. Bourgin l’aida avec empathie. On commença par Félicien : 2 pantalons, 2 chemises et 2 caleçons pour le travail, en toile ordinaire. Pour les sorties, une pièce de chaque, moins abîmée. Pour elle, mon dieu que c’était gênant : même assortiment que pour le mari, 2 robes, 2 chemises, pas de culotte, sauf pour les sorties, il y en avait une seule. Le tout en toile. Et elle dénombra le même nombre de pièces pour chaque enfant.
Le père et la mère se sentirent un peu détendus quand on passa à la nourriture. Il fallait exposer les menus quotidiens si possible, pour les 14 repas et les 7 « goûters » dans la semaine écoulée. Là, c’est le chef de district qui se sentit mal à l’aise. Il connaissait bien les modes de vie des gens de Roche Plate. Il y avait quelque chose d’obscène et de provocateur à inviter à ce genre de description. Il abrégea : 15 à 25 kg. de maïs, riz ou racines par semaine, suivant les moyens financiers disponibles. Oh, ça faisait bien 2 à 3 moques de 450 à 500 grammes de riz ou de maïs par repas. Jamais de viande. Très rarement un peu sounouk ou de morue. Le goûter, ce n’était jamais que des racines bouillies. Parfois une banane. Avec deux ou trois goyaves.
Et quand il fallait aller chez le chinois, Félicien calcula pour chaque semaine ¼ de litre de pétrole, et tout le reste à 500 gr. : sel, sucre, café, savon, saindoux, avec, en plus 600 gr. de morue et ½ de litre de rhum. Parfois des gros pois, 2 à 3 kg. De toute manière, une nourriture sans vitamines et insuffisante, pensait le chef de district.
À la fin de l’entretien, dominé par une confusion croissante, Bourgin rédigea pour lui-même les deux dernières rubriques, sans qu’il ne puisse y indiquer de chiffres probants. Il devait évaluer les salaires, en plus de la terre et de ses diverses productions. Toujours pétri de conscience et de sobriété, il nota avec application : « Les habitants du cirque sont très pauvres, le travail est rare, ils échangent des travaux entre eux ou pour des racines. Très souvent le salaire journalier est payé 150 frs. Les Maillot reçoivent une indemnité pour famille nombreuse ». Et au chapitre des dépenses, il résuma, redondant de façon contradictoire : « Les dépenses sont faibles. Le père et les enfants aident les plus aisés contre paiement soit de racines, légumes ou maigre salaire. »
Il s’autorisa à conclure par des appréciations plus personnelles, bien entendu centrées sur le chef de famille, qu’en se fiant aux intitulés suggérés, il n’eut aucune difficulté à rassembler : « Nous avons plutôt une bonne impression de sa personne. Résigné, il reçoit avec attention tous conseils qu’on lui donne. La situation de cette famille est produite, d’abord par l’état misérable dans lequel débute l’enfant et dans lequel il grandit, secondement par le manque de chantier de travail et troisièmement du fait de l’abus de 2 ou 3 asiatiques qui se sont installés là. Il faut ajouter aussi le manque d’initiative. Il appartient aux dirigeants des Communes d’éclairer et d’aider ces gens, ne serait-ce que moralement… »
Il hésita à ajouter : « Sol et climat sont loin d’être les seuls responsables. La routine et l’inertie du Petit Blanc sont déconcertantes ». Puis il renonça. Ces gens étaient bien suffisamment accablés comme ça.
— Je n’aime pas votre façon d’écrire, Bourgin. Et encore moins votre façon de penser. Il me semble que vous prenez la défense de ces miséreux ! Et ce n’est pas la première fois. Je vous en ai déjà fait l’observation. Vous n’en tenez guère compte. Ce n’est pas du tout approprié de votre part, vous qui représentez l’autorité dans notre jeune département…
— Si vous me permettez, Monsieur le Conservateur, je n’ai fait que remplir scrupuleusement le questionnaire envoyé par le Professeur Gourou à Monsieur Rouquié. Et que vous m’avez fait transmettre. Rien d’autre. Et la seconde enquête montre qu’il y a des familles qui s’en sortent mieux. Regardez…
— Ts… ts… ts… Voyons Bourgin. Vos propos, surtout dans la dernière partie de ces questionnaires, innocentent quasiment ces gens, dont tout le monde sait que ce sont des paresseux, pour ne pas dire plus, qui laissent se dégrader le cirque et leurs propres terres, quand ils n’y contribuent pas activement. On ne peut tout de même pas tout excuser par les conditions de vie particulières des Hauts. Il y a des misères et des difficultés quotidiennes qui trouvent leur explication en elles-mêmes. Comment pouvez-vous défendre ces attardés, dont on me dit qu’ils ont si peur des esprits errants, qu’ils rentrent chez eux à reculons pour éviter de se faire surprendre… ?
— Seulement après minuit, Monsieur le…
— Taisez-vous Bourgin. Vous, vous ne trouvez que des justifications à ces pauvres hères illettrés et superstitieux. Je lis : « Personne plutôt tranquille et serviable » et « Résigné et reçoit avec beaucoup d’attention les conseils qu’on lui donne, notamment sur le plan économique » ou encore « La situation de cette famille est produite… par le manque de chantier de travail et du fait de l’abus de 2 ou 3 asiatiques qui se sont installés là… » Toujours la faute des autres, Bourgin. Comment pouvez-vous accorder le moindre crédit à ces… primitifs, rongés par une paresse d’esprit que personne n’ignore ? Et livrés à la loi du moindre effort. Et de plus, destructeurs de leur propre environnement.
— Mais…
— Taisez-vous ! Pour vous, ils sont tous « résignés et pleins d’attention aux conseils qu’on leur donne ». Et cette contradiction ne vous frappe pas, Bourgin ? « Résignés et pleins d’attention » ? Simultanément ? Répondez-moi Bourgin ! Taisez-vous ! Ils se sont installés sur les terres qui appartiennent de droit au Domaine. Au départ, l’Administration y a vu une possibilité commode pour mettre en valeur le cirque, comme d’ailleurs tous les Hauts de l’île. Et ça permettait d’occuper tous ces déshérités. Mais là… Ils déboisent tout, ils cultivent sur brûlis parce que tout est épuisé, enfin, parce que eux ont épuisé leurs terres. Ils ne respectent même pas la déclivité des pentes. Et maintenant, avec le géranium, la plaie… malgré l’acacia… Vous et vos agents techniques êtes bien placés pour le savoir, en dépit de toutes les sanctions. L’érosion est partout catastrophique. Et ça fait près de 50 ans qu’on le dénonce, pour rien… Bon allez Bourgin, je vous écoute.
Inertie administrative
Enfermé dans son bureau de la Providence, suffocant d’une colère qui ne s’atténuait que lentement, Paul Benda, le conservateur des Eaux et Forêts, avait convoqué le chef de district de Saint-Denis préposé au cirque de Mafate, Antoine Bourgin. Le C.D. Bourgin avait toujours été un excellent élément. Mais le conservateur lui reprochait d’être bien trop tolérant avec les occupants de Mafate, petits blancs, Noirs et métis mélangés. Le chef de district en saluait la farouche indépendance, que Benda jugeait pour sa part n’être qu’un esprit de rébellion inguérissable et pernicieux. Bourgin leur reconnaissait une affabilité, un sens de l’hospitalité et du dévouement qui, aux yeux du conservateur, ne faisait que cacher un fond de sournoiserie éclatant dès qu’on avait le dos tourné. Il les voyait intelligents, quoique sans instruction, calmes, heureux et modérés dans leurs aspirations, alors que, pratiquement la totalité de l’autorité administrative, et Benda en faisait partie, condamnait unanimement leur inertie, leur méfiance, leur manque d’ambition, leur fatalisme attentiste, leurs superstitions qui relevaient de la pathologie, et en un mot, cette sorte de déchéance qu’on attribuait conjointement à la consanguinité et à l’alcoolisme.
— Monsieur le Conservateur, mettez-vous un instant à leur place…
— Dieu m’en garde, Bourgin…
— Bien, Monsieur. Il n’en reste pas moins, et vous me l’accorderez sans peine, que le comportement de ces malheureux est totalement tributaire des circonstances dans lesquelles ils sont plongés. Et qui fonctionnent comme autant de conditionnements décourageants. C’est bien trop facile pour nous de les incriminer ainsi. Pensez-vous vraiment qu’il soit aisé de prendre des initiatives, d’avoir la moindre ambition, de croire que les choses peuvent changer, lorsqu’on est accablé par l’impécuniosité, le manque de moyens techniques, des procédés de culture archaïques, des cyclones à répétition, la précarité des voies d’accès, l’absence totale de transports, un état de santé désastreux et, permettez-moi de le souligner entre nous, notre propre inertie administrative à l’égard de ces populations ?
« Vous savez, Monsieur le Conservateur, l’impuissance apparente de ces gens est tout à fait appropriée aux conditions dans lesquelles la vie les a plongés. Et que nos institutions nourrissent à leur avantage. Oui, ils se sont adaptés. Leur indolence, en définitive, les protège. Leur docilité et leur immobilisme correspondent et répondent bien à nos propres réticences à soutenir le développement et les progrès civilisateurs dans le cirque. Ils ne font en définitive que ce à quoi nous les avons conditionnés. Ils se débrouillent comme ils peuvent. Et ne manquent pas toujours d’ingéniosité. Et tant que l’Administration y a vu ses intérêts, elle s’est bien gardée d’intervenir… Maintenant en revanche… »
Le conservateur était redevenu cramoisi.
— Bourgin ! Je n’apprécie décidément pas plus vos paroles que vos écrits ! Ne crachez pas dans la soupe dont vous vous nourrissez, croyez-moi. Je vois bien que de toute manière, vous n’allez pas changer d’état d’esprit. C’est moi, je pense, qui vais être contraint de vous changer d’affectation si vous persistez sur cette voie. Je le crains et je le regrette. Mais de toute manière, le rapport sur les projets de restauration du cirque que j’ai fait transmettre à Monsieur le Préfet et qui devraient être inscrits dans le plan FIDOM (Fonds d’investissement des départements d’outre-mer), vont finir par nous aider à venir à bout du problème.
Avant-projet de restauration du cirque de Mafate
Antoine Bourgin hésitait.
— J’imagine, Monsieur le Conservateur, que vous me garder suffisamment de confiance pour pouvoir m’en toucher quelques mots.
Nonobstant leurs divergences répétées, le conservateur et son subordonné, chacun à sa place, conservaient l’un pour l’autre une estime et un respect fondés sur leur professionnalisme et la reconnaissance de leurs compétences respectives. Imperceptiblement, Paul Benda changea de ton.
— Oh, il n’y a pas de secret. Uniquement une discrétion nécessaire jusqu’à ce que la décision soit officielle. En dépit de vos dérives et de vos faiblesses condamnables à l’égard de tous ces va-nu-pieds qui ne nous apportent que des ennuis, je vous accorde pour le reste une considération professionnelle que vous méritez largement.
« Comme vous n’êtes pas sans le savoir, j’ai soumis l’an dernier au préfet Philipp, ainsi qu’à notre Direction Générale à Paris, un vaste avant-projet de restauration du cirque de Mafate. Il passe premièrement par la récupération de tous ces terrains domaniaux en friche ou illégalement occupés, dans le but d’un reboisement complet. Et d’autre part, il s’agit de procéder à l’indispensable correction des eaux torrentueuses et d’ainsi réduire les frais d’entretien du port de la Pointe des Galets, tout en assurant la protection de l’agglomération même du Port. Vous savez bien, mon cher Bourgin, oui, mon cher Bourgin, que le dragage annuel du port représente le charriage, par les Ponts et Chaussées, de près de cent mille mètres cubes d’alluvions. Et que la ville du Port se trouve sous la menace d’une submersion directe. Jusqu’à maintenant, on a envisagé de l’écarter par la construction d’un mur garde-épi. Ça coûte cher, l’achat du matériel moderne de dragage, la construction des digues épi, les frais annuels de dragage… ça va chercher dans les 180 millions CFA. »
— Je connais tout ça, Monsieur le conservateur. Mais à ce que j’ai cru comprendre, cette question est discutée et les capacités techniques de nos ingénieurs en fonction dans le département n’en ont pas fait, curieusement, des spécialistes RTM (Restauration des Terrains de Montagne)…
— D’où ma suggestion, formulée déjà depuis deux ans, de la construction d’un très grand barrage. Les deux éperons à 1500 mètres en aval du confluent des deux bras de la Rivière des Galets et de celui de Sainte-Suzanne, constituent un ancrage idéal. 300 mètres de largeur et 80 mètres de hauteur. On procédera par dynamitage des rochers en place. Les 900 mètres de hauteur des remparts dominants le permettent aisément. Les avantages sont indéniables : notamment la diminution considérable de l’érosion par suite du relèvement de 80 mètres au dessus du lit de la rivière et une mise à l’abri définitive de la ville du Port en matière de sécurité.
« On vide le cirque ou on regroupe sur, disons deux ou trois îlets, ceux qui s’accrochent, et on reboise tout comme dans le passé »
Paul Benda
« Et vous imaginez les possibilités annexes comme la production d’électricité ou l’adduction d’eau garantie pour le Port, La Possession, voire même Saint-Paul. Financièrement, l’intervention du FIDOM assurerait le financement que j’estime d’un montant de 180 à 200 millions de francs CFA, y compris les travaux de reboisement. Si l’on me suit, sans ces réticences stupides qui encombrent trop souvent le fonctionnement de nos administrations, la restauration totale du cirque pourrait être achevée en 1960 ».
— Je ne suis qu’un modeste chef de district, Monsieur, et nullement un ingénieur. Bien sûr votre enthousiasme est convaincant. Je ne discuterai pas des coûts que vous envisagez de consacrer à ce projet ou des considérations techniques qui me dépassent, mais, que deviennent les habitants de Mafate dans cette éventualité ?
— Bourgin, Bourgin, je vous en prie, ne recommencez pas. Depuis longtemps, l’alternative est posée : c’est ou Mafate ou les Mafatais ! Je dois choisir. On rachète, on exproprie et on rétablit simplement la propriété domaniale. On vide le cirque ou on regroupe sur, disons deux ou trois îlets, ceux qui s’accrochent, et on reboise tout comme dans le passé. On fait notre travail, Bourgin, notre travail de forestiers. Je suis tenace, Bourgin. Ça prendra du temps, je le sais. Et pour commencer, je vais travailler au corps mes collègues des Ponts et Chaussées, pour rediscuter le statut du CD2 et modifier nos limites de compétences respectives. Le service forestier devrait assumer, jusqu’à la construction de notre barrage, l’entretien du sentier depuis le confluent du bras de Sainte-Suzanne jusqu’au lieu-dit de Mafate-les-Eaux. Ce chemin n’a jamais été réparé depuis le cyclone de 1948. Les Ponts et Chaussées n’ont qu’à le déclasser et s’occuper correctement de la voie en aval jusqu’à l’îlet de Savannah. Une vraie route serait à vrai dire souhaitable. Elle servirait mes desseins…
— Monsieur le conservateur, vous me voyez consterné par l’idée que nous devrions vider le cirque de ses habitants. Ce serait une décision peu humaine à l’égard de ces paysans voués à cultiver une terre difficile, mais dont ils savent vivre, et dont vous vous doutez bien qu’ils n’en retrouveront aucune autre ailleurs. De plus la plupart d’entre eux présentent des actes de propriété en bonne et due forme.
Parasites
— Vous prenez à nouveau leur défense à ce que j’entends ! La propriété ?… ça c’est à voir. Lorsqu’un terrain a été occupé illégalement, sa transmission ne vaut rien. Mais, je ne suis pas un monstre, Bourgin. Nous étendrons le système des concessions, une fois les expropriations prononcées. Nous lui fixerons des conditions précises. Nous verrons bien qui restera. D’autre part là où nous serons contraints de regrouper les occupants, le service forestier créera des coopératives de production et de commercialisation agricole, ainsi que d’approvisionnement, sous sa propre responsabilité. Et notamment, sur les concessions où l’on produit du géranium, ce sera totalement salutaire.
« Tenez le rachat, par les domaines, des deux mille hectares des Fleurié et de Massinot va permettre d’ouvrir la première coopérative à Aurère. Ce n’est pas votre secteur bien sûr, mais, ça fait tout de même 30 familles en colonat tertiaire chez Massinot, au moins 200 personnes. Et pour la propriété Fleurié qui est quasiment acquise à l’heure où nous causons, 45 familles sont concernées. Donc 300 personnes. Vous voyez bien, Bourgin, que la mansuétude et la responsabilité gestionnaire de la Conservation des Eaux et Forêts sont quasiment sans limites ! Ailleurs, bien sûr, ce n’est pas encore décidé. Mais on va tout faire, c’est mon opinion, pour débarrasser le cirque de ces parasites.
— Monsieur le Conservateur, personne ne met en doute les motifs de vos décisions. Je souhaite seulement un peu de cohérence. Parce que pour l’instant, partout dans le cirque nous nous occupons de l’irrigation de façon mieux organisée. Sur votre demande, j’ai personnellement formé nos agents techniques à cet effet. Ils organisent les journées de travail des habitants pour leur apprendre la construction de terrasses sur les pentes cultivées. Comme en Auvergne. Elles vont retenir le peu d’humus existant. Elles permettent une répartition en bandes de terrain à peu près horizontales. On les irrigue à partir d’une source quelconque captée dans le rempart. On utilise pour ça des canalisations constituées par ces fameuses rampes de bambous coupés dans le sens de la longueur.
— Et vous allez me dire que ça marche ?
— Bien sûr. C’est léger. On déplace ces goulottes régulièrement, de parcelles en parcelles. Elles amènent l’eau dans des trous plus ou moins étanchéifiés. Les enfants la projettent avec leur sok tout le long du jour sur les plantations. Les cultures s’améliorent de façon spectaculaire.
« Mais la question n’est pas seulement là. Ecoutez-moi à votre tour, Monsieur. En ce moment, et pour répondre à vos préoccupations initiales, nous développons précisément des techniques simples et efficaces de régénération des cultures et d’irrigation, tout en réduisant sérieusement l’érosion. Et ça fonctionne. Ça redonne miraculeusement de l’énergie aux agriculteurs. Mais vous, avec l’Administration préfectorale, vous sabotez tout ce travail en envisageant de faire déguerpir les habitants concernés. Vous renforcez les pressions sur eux, vous en faites des révoltés et des rebelles à l’autorité despotique que vous exercez. C’est décourageant pour tout le monde.
« On aurait pu faire de ces gens les alliés de nos préoccupations, par ailleurs légitimes, les soutenir, leur permettre de progresser. Mais non, on préfère comme toujours les soumettre plutôt que de les associer de façon responsable. On choisit de les accabler de réglementations, d’exigences, de brimades. Et ce sont à des hommes d’action, comme nous, comme moi, que vous demandez d’être les instruments de ce que tous perçoivent comme d’intolérables humiliations. « Parce que vous connaissez, jusqu’à en abuser, ma loyauté et celle de nos agents. Et vous compterez toujours sur nous pour imposer ce qu’aucun de nous ne supporterait dans la situation des Mafatais : cette infantilisation permanente à laquelle nous les renvoyons, cette ignorance volontaire de leur savoir, oh, un savoir même imparfait, très imparfait, acquis par l’expérience, et jamais reconnu. Et qui pourrait pourtant se conjuguer avec l’expertise des professionnels que nous sommes.
— Bourgin, je vous interdis…
— Vous ne m’interdirez plus rien, Monsieur le Conservateur ! Je vais conclure brièvement : ce sont nos pratiques qui font des Mafatais des gens à qui nous ne pouvons faire aucune confiance. Ce que nous ne manquons jamais de leur reprocher, bien entendu. C’est notre action qui, sous couvert de protéger la forêt de Mafate ou la restaurer, nous a conduit à mépriser l’humanité de ses occupants. Et à provoquer de façon chronique leur inertie, leurs dérobades et leur hargne à notre égard.
« Monsieur le Conservateur, j’ai toujours et constamment été votre subordonné en toute loyauté, fidélité et respect. J’ai bien réfléchi. Je ne vois guère aujourd’hui comment poursuivre ma tâche sans me déjuger moi-même. Je vais demander ma mutation à l’Administration qui sera, je le crois, heureuse de me l’accorder… »
— Heu… Bourgin… Je le regrette. Mais que croyez-vous donc ? Vous faites ce que vous voulez bien entendu. Mais savez-vous, en ce qui concerne votre avenir, c’est comme pour celui des occupants de Mafate. C’est nous qui de toute façon avons toujours le dernier mot !
Arnold Jaccoud