Prigojine : une figure de la véritude

LIBRE EXPRESSION

Le monde postmoderne, déserté par les grandes idéologies, se caractérise par la narratomachie (guerre des récits). J’ai naguère créé ce néologisme pour rendre compte de cette situation nouvelle où les métarécits (le Progrès, par exemple) ont laissé la place à nombre de petits récits (plus ou moins complotistes) qui se font la guerre sur ce champ de bataille que constitue l’espace médiatique.

L’actualité récente nous fournit une bonne illustration de ce phénomène. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la rébellion d’Evgueni Prigojine, chef de la milice Wagner, s’est déroulée sur deux terrains, le territoire intérieur russe (alors que Moscou utilise comme un bras armé cette société militaire privée exclusivement sur des terrains extérieurs, africains notamment) et l’espace médiatique.

Concernant le premier terrain, celui de l’affrontement armé, il faut souligner qu’il n’y a pas eu de mákhê  (combat) proprement dit, lors de l’avancée des troupes  vers Moscou, les troupes de Wagner n’ayant rencontré aucune opposition, conformément aux recommandations énoncées de façon comminatoire, le matin même, par leur chef sur sa chaîne Telegram ; il y enjoignait, en effet, « à quiconque de ne pas opposer de résistance ». Mais cette mutinerie, à la surprise générale, avorte brusquement quelques heures seulement après son déclenchement ; Prigojine, après avoir rencontré le président biélorusse Loukachenko et, selon ses dires, pour « éviter un bain de sang », renonce   à son projet. 

Cependant, si la rébellion s’est finalement limitée à une durée de 24 heures environ, il n’en est pas de même de la narratomachie, dont la temporalité excède celui de l’événement (non-événement ?) guerrier. Elle fait s’affronter, en effet, deux récits, l’un officiel pris en charge par le maître du Kremlin depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 (on pourrait remonter à la guerre du Donbass opposant   depuis avril 2014 le gouvernement ukrainien à des séparatistes pro-Russes et à la Russie), l’autre contestant le premier et revendiqué par Evgueni Prigojine.

Ce dernier, dans une vidéo au ton inédit, se lance dans une contre-narration de la guerre en Ukraine,  n’hésitant pas, entreprise sans précédent, à cibler Poutine en démentant les points principaux du récit de ce dernier. Il revient ainsi sur les origines de l’invasion russe en Ukraine – qui constitue ce qu’on appelle la force transformatrice en narratologie – en dénonçant ce que n’a cessé de marteler Poutine, à savoir que les populations russophones du Donbass auraient été menacées d’un « génocide » imminent et que l’Otan se serait préparé à lancer une offensive en Ukraine orientale contre les républiques séparatistes.

D’autre part, il discrédite l’objectif de dénazification de l’Ukraine annoncé par Poutine pour justifier son « opération spéciale » en racontant que celle-ci est, en réalité, le résultat de la volonté de puissance du ministre de la défense Serguëi Choïgou et du désir d’enrichissement du commandement militaire dirigé par Guerassimov et des oligarques. Une telle narration pointe donc la vulnérabilité de Poutine, désinformé par son cercle proche. D’où l’empressement du chef du Kremlin, une fois la menace insurrectionnelle écartée, à tenter de l’enclore narrativement, en la réduisant à un accident secondaire, une simple péripétie, alors qu’elle a provoqué un vacillement du pouvoir l’espace de 24 heures.

Cependant, au-delà de la confrontation agonistique des narrations, se joue un autre combat, symptomatique de notre époque, celui de la vérité et de le véritude. « Véritude » est une traduction d’un mot anglais inventé en 2005 par l’humoriste américain Stephen Colbert : « truthiness », formé à partir de « truth » (vérité) et « ness » (qualité de quelque chose). Sur le site du Macmillan English Dictionary, on trouve cette définition : « Truthiness se réfère à la qualité de déclarer vrais les concepts ou faits qu’une personne désire ou croit être vrais, plutôt que les concepts ou faits que l’on sait être vrais. »

Poutine apparaît ainsi comme une figure de la véritude alors que Prigojine se positionne du côté de la vérité, dans la mesure où sa narration se conforme aux faits, appelant par exemple une guerre « guerre » et non une « opération spéciale ». Dans cette confrontation, c’est finalement la véritude qui sort vainqueur. C’est en effet la narration du chef du Kremlin, mise à mal le temps d’une parenthèse, qui se trouve consolidée et qui retrouve sa cohérence, ce qui entraîne ipso facto, par la vertu de la véritude, une « cohérence » et une « consolidation » de la société, saluées par Poutine.

D’une façon plus générale, la narratomachie, actualisée dans la mutinerie de Wagner, met au jour de façon éclatante ce qu’il advient de la vérité à notre époque post-moderne : elle n’est plus qu’optionnelle et vouée à n’apparaître qu’occasionnellement dans les interstices de la véritude pour y être finalement absorbées. 

Jean-Louis Robert (Sainte-Clotilde, le 28/06/23)

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