[Mafate] Les habitants sont devenus locataires

EPISODE 46 – SUITE ET FIN DE LA CONTESTATION SUR LA RIVE GAUCHE

« C’est quand même le travail de beaucoup d’années, le travail de… » Le sociologue Arnold Jaccoud sourit sans finir sa phrase. Mais c’est bien « le travail d’une vie » qu’il partage avec les lecteurs de Parallèle Sud. Dans le 46e épisode, il parle de ce que sont devenus les habitants de Mafate : des locataires ! Ici on dit « concessionnaires »,

Selon la règle, l’acte est officiellement déposé au Bureau des hypothèques. C’est là qu’en a été établie la copie.

Le 27 novembre 1961, période au cours de laquelle la chasse aux faux propriétaires par les agents forestiers bat son plein, l’Ingénieur des E&F, nullement impressionné par ces trois pages de terminologie juridique, note à l’adresse de l’Ingénieur des Travaux du Tampon, de façon sommaire et sans état d’âme :

Cette affaire de l’îlet à Corde ne s’arrête pas là. Le 3 septembre 1962, dans un document dont je n’ai trouvé qu’un brouillon recto-verso raturé et illisible (et donc imprésentable), les requérants assigneront l’Etat français, ainsi que les deux administrations des Domaines et des Eaux et Forêts à comparaître, devant le TGI de Saint-Denis, pour que soient reconnus leurs droits de propriété (avec tout ce que cela comporte). Bien entendu, l’affaires va traîner… « Le temps judiciaire n’est pas… »

Dans l’intervalle, dès le début de 1962, l’agitation a gagné l’ensemble du territoire… et la Conservation des E&F entreprend de faire le compte des réfractaires qui refusent le paiement de la redevance !

Ce qui reste d’une case d’Îlet à Corde en septembre 2007 – l’îlet abandonné dès 1995

Les sociocultures végétales sont fragiles, leur dégradation rapide les conduit à une disparition inéluctable

• En avril 1962, les Eaux et Forêts établissent les listes des récalcitrants sur les Orangers, sur Roche Plate et sur l’Îlet à Corde

À la même époque, un peu plus tôt, l’Agent Technique du Service des Eaux et Forêts Bienvenu était prié, par voie hiérarchique, d’exécuter la note de l’Ingénieur en chef, relative à l’implantation de la future église de Roche Plate.(Note du 19 mai 1961)

• Un exemple à Roche Plate

Le 29 avril 1962, Me Hoarau dépose une requête au nom de Christophe Attache, de Roche Plate. Il y en aura au moins 58 autres individuelles ou collectives provenant des îlets côté Saint-Paul.

Et puis les requêtes se multiplient.

Toutes les situations évoquées sont semblables. Sur les Orangers, le 29 avril 1962, elles vont donc également faire l’objet d’une démarche collective, toujours adressée sous forme de Mémoire par Me Roger Hoarau au Préfet (qui est toujours Jean Perreau-Pradier jusqu’en 1963), au Directeur des Domaines et au Conservateur des Eaux et Forêts

À la lecture de ces mémoires, rédigés de façon pratiquement identique, pour simplifier le propos on peut sommairement observer que les avocats auront beau jeu de mentionner et de plaider l’ignorance fondamentale des habitants, dont la toute puissante Administration ne craint jamais d’abuser sans vergogne.

Illettrés et absolument pas informés, ingénument confiants dans leurs titres de propriété, sans avoir rien demandé et souvent sans comprendre ce qui leur arrive, les habitants sont contraints d’accepter les conditions fixées par le Service forestier et d’apposer l’empreinte de leur pouce au bas d’un document intitulé contrat de location, fixant le montant de la redevance qu’ils sont pressés de lui verser.

Rivière des Galets… Rive gauche… rive droite…

La même requête est désormais rédigée collectivement sur l’ensemble de la Rive gauche. Pour finir, j’ai entre les mains celle de Roche Plate, datée du 19 mai 1962. Ici, les familles se nomment :

Me André Bouquet, Huissier près des Tribunaux de Saint-Denis assigne en leur nom l’Etat Français à comparution. On est en août 1962. Bien entendu, à nouveau les affaires vont traîner… « Le temps judiciaire… »

• En juillet 1964, coup de théâtre : le tribunal accepte d’envisager que lui soit fournie la preuve du bien-fondé de la prescription trentenaire, avant toute décision sur le fond. Elle envoie sur place ses auxiliaires pour mesurer les surfaces contestées…

J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint pour information le dispositif du jugement interlocutoire intervenu dans les affaires de Mafatte. Etant donné le fait que ce jugement à statuer sur le fond avant l’exécution de la mesure avant dire droit, il aurait dû être frappé d’appel. Mais l’avoué de l’administration ne nous l’a pas notifié.

Autorisés à « prouver devant MM. Bonnadeau ou Couturier, juges commis à cet effet qu’ils ont eu la possession trentenaire, paisible, publique et non équivoque de la parcelle litigieuse avant le 24 Mars 1942 », les habitants reprennent courage. Tout n’est pas perdu. Le tribunal désigne Monsieur Audry, en qualité d’expert (géomètre) pour … procéder au levé des superficies revendiquées et contestées ».

• La méfiance persiste – à fin juillet 1964, aux Orangers, l’expert envoyé par le TGI est attaqué par des habitants excédés…

Tout comme les forestiers, ennemis jurés des habitants de Mafate, les professionnels qui se présentent pour procéder aux mesures des terrains toujours contestés font les frais de la défiance persistante. L’altercation dramatique vécue aux Orangers le 22 juillet 1964 et décrite dans un courrier dont le destinataire est le Président du Tribunal de Grande instance du chef-lieu en témoigne de façon savoureuse. Il est rédigé par le géomètre – topographe Henri Dambreville, envoyé du cabinet Audry, et victime de l’incident. Son récit a été retrouvé, agrémenté d’une note d’accompagnement adressée à l’Ingénieur des E&F de Saint-Denis.

• En définitive, les habitants perdent la partie…

A fin octobre 1964, retardée du fait de la visite à La Réunion du Ministre de l’Agriculture, la descente de justice des magistrats Bonnardeau et Couturier, accompagnés de Me Vinson, avocat des plaignants, tourne à la confusion de la totalité des habitants. Après avoir précédemment invalidé leurs droits de propriété, la Justice finit par contester formellement la prescription dont ils se réclament, dans la mesure où « il n’est absolument pas reconnu qu’ils bénéficiaient de la possession dite trentenaire, paisible, publique et non équivoque des parcelles litigieuses, avant la date arrêtée par la loi, du 24 mars 1942 ».

Mais dans la population, on continuera longtemps à laisser entendre que certains titres de propriété auraient en fait disparu ou n’auraient simplement jamais été validés au cours de cette gigantesque et interminable opération menée par une Administration, dont le seul et unique but était le recouvrement de la totalité du territoire mafatais.

Près de cinquante ans plus tard, époque de la rédaction de ce récit, les habitants de Mafate sont tous devenus des locataires ! Ici on dit « concessionnaires », puisque dès 1966, à la suite du recouvrement de la quasi totalité des 10 000 hectares du cirque en faveur des Domaines, l’ONF a pris le relais de la Conservation des Eaux et Forêts, pour l’octroi de concessions d’occupation de terrain – au départ limitées à un hectare et pour trois ans…

Seules subsistent de très exceptionnelles et minuscules propriétés privées, dont celles de l’évêché où sont implantées les églises et le petit reste de celle que possèdait à la Grande Place Joseph Pausé, père d’Ivrin le célèbre facteur de Mafate. Mais là, on est sur la rive droite de la Rivière des Galets !

Arnold Jaccoud

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud