violences intra familiales

[Moca] À propos des assises de La Réunion contre les violences intra familiales

LIBRE EXPRESSION

Mercredi 31 mai 2023, se tiennent au Domaine du Moca les assises de La Réunion contre les violences intrafamiliales. 

Je viens de prendre connaissance du programme de cette manifestation, ainsi que de la liste des experts invités à la coanimer. Simple chercheur, juste habitué à faire l’aller et retour entre le travail de terrain (voire de souterrain) et la réflexion analytique et conceptuelle, il m’a semblé utile de rédiger ces quelques lignes, après bien d’autres articles (notamment) dans ce domaine, au cours de ces dix dernières années. À ma grande confusion, force m’est de reconnaître qu’aucune autre contribution à la réflexion sur ce grave problème de société ne m’est accordée.

À la lecture des diverses séquences annoncées, en dépit d’une présentation préfectorale pleine de détermination, et sans chercher à jouer sur les mots, je comprends qu’il s’agit essentiellement de mener ces assises, n’en déplaise à un intitulé ambigu, non pas contre les violences intrafamiliales, mais seulement sur leurs conséquences ou leurs effets, ce qui constitue bien évidemment une entreprise légitime d’une ampleur considérable. Il faut tout de même considérer que de ce point de vue, cette vaste rencontre de sachants et d’acteurs institutionnels et associatifs ne sort, hélas, pas des pistes tracées déjà bien avant le Grenelle des violences conjugales lancé dès septembre 2019 et clos deux mois plus tard, qui lui sert de référence explicite dans le discours introductif du préfet. Visiblement, les assises ne se hasarderont pas à explorer les chaînes de causalité du sinistre phénomène, bien que la présentation de la « table ronde » (en page 5) en propose un rapide inventaire tout à fait intéressant, bien que focalisé essentiellement sur le passé et les héritages relationnels familiaux.

Dans la foulée on reconnaîtra donc que le véritable chantier de la lutte contre ce fléau de notre société est encore à défricher, dont la finalité serait à l’évidence son endiguement, voire son éradication. On est loin du compte, alors que la quasi-totalité des principaux acteurs institutionnels de ces assises s’affirme être au cœur de ce combat depuis des années ! Le nombre de féminicides ne varie guère (entre 100 et 140 chaque année en France) tandis que quatre gouvernements successifs ont proclamé « grande cause nationale » la lutte contre les violences intraconjugales ! Et on ne sait pas mieux comment décompter les survivantes. On évalue à 220 000, les femmes qui déclarent chaque année subir des violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. On présume que seule une femme sur six victimes de ces violences a porté plainte (7 par jour à La Réunion !), sans que l’on sache vraiment si on doit ces chiffres à un biais de proportionnalité, c’est-à-dire à une progression de la libération de la parole, plutôt qu’à un accroissement des faits…

Depuis le fameux Grenelle des violences conjugales, le doute ne me quitte plus, du fait que c’est l’année où les meurtres de femmes sont montés à 146, soit 21% de plus que l’année précédente… Il est simplement venu renforcer les questionnements qui m’avaient déjà troublé en novembre 2016, au cours des « Etats généraux réunionnais des violences faites aux femmes », bénéficiant de la présence de la ministre Laurence Rossignol qui estimait que grâce au travail inlassable effectué aussi bien par les autorités que par les associations, le seuil de tolérance dans la population à l’égard des violences dont les femmes sont l’objet avait baissé. Peut-être. L’accueil et l’accompagnement des victimes se sont très heureusement améliorés. Mais en ce qui concerne les faits eux-mêmes, strictement rien n’a changé et rien ne change. Les modes d’organisation de la société qui permettent ces violences et parfois les déclenchent, n’ont à l’évidence pas évolué. Et quoi qu’il en soit de la volonté et des déclarations officielles, l’aveu d’un échec collectif sur ce point constitue bien l’observation la plus proche de la réalité…  

Il est frappant de constater qu’en dépit des messages de sensibilisation au respect absolu de la personne et de l’égalité entre hommes et femmes en toute circonstances, uniformément diffusés auprès des populations dès la crèche et jusqu’à l’université, et avec souvent une insistance pédagogique salutaire, la persistance des violences domestiques ne s’est jamais interrompue. Il faut le répéter avec insistance : même efficace et tout à fait indispensable, l’incontestable perfectionnement des interventions auprès des victimes n’améliore en rien la lutte contre les violences dont elles sont l’objet. Intervenir après coup, « après les coups », quelles que puissent être l’intelligence et la dimension des moyens mis en œuvre, n’entravera jamais les conflits meurtriers entre conjoints.

On peut donc craindre que lorsqu’on fait toujours un peu plus de la même chose, on obtienne le même résultat, un peu plus loin et un peu plus tard.

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Pour que l’on veuille sérieusement entreprendre une lutte contre les violences intra-familiales, il convient de commencer par vouloir en identifier, puis en traiter les raisons. Sans guère de prétention personnelle, nonobstant le rappel des facteurs envisagés par la « doctrine », soit « la société multiculturelle, la matrifocalité, la place du père, le déséquilibre des rapports femmes / hommes, la transmission inter et transgénérationnelle, la reproduction de modèles… », j’entend formuler dans les lignes suivantes quelques propositions personnelles, issues de mes expériences et de mes observations.

Je souhaite donc suggérer deux hypothèses autour de cette quête : 

1 • La violence conjugale et intrafamiliale devrait être abordée comme symptôme, conséquence et effet pathologiques d’une évolution sociale dont on doit constamment rechercher les chaînes de causalité, voire comme analyseur de l’ensemble du fonctionnement de notre société.

2 • En complément de la mise en œuvre des mesures de soutien aux victimes, il importerait logiquement de se tourner résolument vers ce qu’on appelle la prévention (primaire, secondaire ou tertiaire) et bien entendu l’éducation. Mais ça n’est pas plus facile et sans doute pas mieux défini. Les sciences humaines sont d’une complexité déconcertante. Sinon, les multiples experts réunis au Moca en auraient depuis longtemps exploré les sentiers de la réussite.

Je plaide en faveur de l’importance de ces prospections, sans en faire par ailleurs une vérité contraignante. Mais comment devrait-on considérer des politiques sociales qui se contenteraient en toute bonne conscience d’organiser les interventions d’urgence en se focalisant sur les symptômes et négligeraient clairement la nécessité d’agir en direction des causes profondes et multiples des socio-pathologies concernées ? Qui ignoreraient superbement l’intelligence de la recherche contemporaine, insistant sur la nécessité de reconstruire les modes de socialisation de segments entiers de la population. Ainsi que sur l’exigence de résoudre au moins partiellement la question de savoir comment aujourd’hui « vivre en société » ?

D’autres démarches sont certainement à envisager, mais ici, relativement à ces deux intitulés, plusieurs questions fondamentales, inévitablement résumées dans ces lignes, pourraient donc être débattues : 

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1a • Une société qui veut maîtriser la violence, ses risques et ses dérives, c’est une société qui sait traiter au plus tôt les frustrations, les carences et les souffrances ! Sur le plan social comme dans la dimension intersubjective, la violence s’enracine dans la frustration et le sentiment du manque. L’exemple de l’épisode des « Gilets jaunes » l’a abondamment illustré du point de vue collectif. 

Dans le domaine de la relation de couple, un rapide examen des scénarios qui ont conduit à 50 féminicides en 15 ans à La Réunion dévoile son obsédante répétition. L’homme est la plupart du temps directement concerné : la perte du « contrôle » exercé sur sa compagne, non pas tellement pour la brimer, mais surtout pour se rassurer lui-même, révèle parfois brutalement le manque d’estime pour soi qui l’habite depuis sa petite enfance. « Elle me délaisse. Elle vit sa vie à elle, et pas ce que je veux moi pour elle. Ses occupations, ses relations, ses passions, ses pensées… tout m’échappe. Je ne maîtrise plus rien, je suis paumé, ça me rend fou. Que suis-je devenu ? qui suis-je donc ? Même avec ses enfants, les nôtres, elle s’éloigne, elle a ses centres d’intérêts, son budget, sa voiture, ses amis. Ah ses amis… son ami plutôt… Que me reste-t-il ? » Crise de la masculinité, crise des masculinités, les hommes perdus, « à la ramasse » ! Dans une autonomie croissante, la conquête féminine de nouveaux territoires symboliques (revenu, relations, travail, mobilité…) devrait-elle ainsi être essentiellement associée à la perception d’une sorte de défaite de la part des hommes, conduisant à des réactions qui vont de la violence meurtrière contre « l’autre » à la violence de déresponsabilisation retournée contre soi ?

En complément de tous les investissements actuels, ainsi que des thématiques travaillées dans les ateliers des Assises, voilà bien ce dont il faudrait s’occuper…

1b • L’émancipation féminine (bien entendu toujours inachevée) a bouleversé les rapports entre hommes et femmes dans les civilisations dites avancées, depuis 80 ans, époque de la dernière « guerre mondiale ». Le sentiment, qui devrait sans doute faire l’objet d’une analyse longitudinale, est que la persistance des violences domestiques est constitutive de cette évolution.

On pourrait donc chercher à comprendre, vérifier ou infirmer les corrélations possibles entre divers facteurs caractérisant les étapes d’une émancipation, totalement bienvenue à mes yeux (faut-il le préciser…) et l’émergence puis la perpétuation des tensions et des conflits domestiques. L’hypothèse d’un tel travail pourrait être liée à l’étude des mécanismes de conflits en tant que manifestation pathologique des changements sociaux ou/et moteur des remaniements des statuts respectifs des acteurs sociaux. Il s’agirait de considérer la transformation des relations domestiques et conjugales dans la société contemporaine, sous l’impulsion de l’évolution constante de diverses dimensions des rôles et du statut de la femme. L’étude devrait favoriser l’analyse des incidences possibles en ce qui concerne l’enclenchement et le développement des dissensions entre conjoints, ainsi que les conditions particulières pouvant en expliquer les causalités. 

1c • Si l’on s’interroge du point de vue du masculin, au cœur des problèmes récurrents de disparité et de disharmonie dans la relation domestique, on trouve la plupart du temps l’homme, ses addictions (alcoolisme surtout), ses blocages et ses immobilismes mentaux. « Enfant frustré, bien mal aimé, émotionnellement instable, dépourvu de confiance en lui et de sécurité personnelle… On connaît la chanson. Ses couplets ni ses refrains, hélas, ne varient pas. Devenu adulte, si dans sa crainte existentielle il ne peut contrôler ses relations ou comprendre ce qui lui arrive, son comportement peut devenir celui d’un être perdu, plongeant dans la révolte ou dans l’irresponsabilité. » 

Une partie de la quête des solutions propres à annihiler les causes, en tout cas sociales des violences conjugales, semble décidément se construire autour de l’homme et de la possibilité globale d’une métamorphose profonde de ses représentations, de son statut, de son rôle et de ses comportements dans les relations avec la femme. C’est là qu’il faudrait agir.

On peut estimer que les violences domestiques, ainsi que la déresponsabilisation masculine, persisteront et sʼaccentueront même, tant que, face à lʼévolution des femmes, les hommes (certains d’entre nous en tout cas…) ne parviendront pas à investir différemment leur manière d’être, loin des stéréotypes hérités du patriarcat, dans cette société vouée désormais, semble-t-il, à lʼimpermanence et aux changements ininterrompus. 

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2a • En matière de prévention, là encore, les balbutiements ont de quoi préoccuper. 

À La Réunion, 38% des femmes tuées depuis 2007 avaient porté plainte ou déposé une main courante. La prévention eut été d’intervenir sans délai dans le milieu concerné… 

D’un autre côté, les campagnes pour la lutte préventive contre les violences et leur sensibilisation ne s’adressent qu’aux victimes et ignorent curieusement les agresseurs, ainsi que les mécanismes profonds qui déclenchent ces agressions. Autant dire qu’elles semblent n’être réservées qu’aux femmes. Ce sont elles qui sont interpellées pour repousser les assaillants et faire cesser la menace potentielle ! À elles d’être accessibles -si elles le peuvent- aux conseils et aux propositions d’aide de la part des professionnels… Même face aux risques de la « violence publique », les campagnes de com les plus récentes adoptent une approche identique… L’exemple de la campagne de 2019 dans les transports publics à La Réunion est caractéristique. Elle en appelle aux victimes et aux témoins. Le prédateur n’est jamais identifié. C’est de nouveau et toujours à la femme de se faire respecter ! L’homme n’apparaît que comme une menace fantomatique, irresponsable et entièrement désincarnée ! 

2b • Des expérimentations peuvent être développées : On peut estimer déterminant de s’adresser directement aux hommes, trop souvent exclus de tout rôle actif et responsable dans ce problème de société que sont devenues les violences domestiques, dont, dans le passé, on a longtemps laissé le traitement aux associations féminines. 

Parce que dans une socioculture qui ne cesse de se transformer, pour le meilleur parfois et pour le pire bien souvent, il est toujours fondamentalement question de faire évoluer nos façons de vivre ensemble et notre identité propre dans ce « vivre ensemble ». Dans la sphère sociale et politique, et dans le monde professionnel sans doute, mais particulièrement dans l’espace des couples et des familles. De ce point de vue, le rappel direct de la responsabilisation de l’homme est une évidence.

« Les hommes doivent parler aux hommes ! » 

Au-delà des simples manifestations de cette pathologie sociale que sont les violences conjugales, sont appelés à s’impliquer dans cet engagement des hommes intègres de tous les secteurs de vie et d’action, dont l’influence est avérée (des « influenceurs » !), et qui agissent publiquement dans notre société pour la construction des liens sociaux sous tous les aspects et dans tous les domaines.

Peut-être s’agit-il de concevoir la diffusion par les réseaux sociaux et des programmes médiatisés appropriés, des manifestations et des regroupements, une culture véritablement populaire (et non intellectuelle comme dans cet article !) ainsi qu’un travail de fond,

– qui incitent à une réflexion positive sur la perception qu’ont d’eux-mêmes certains hommes, se sentant disqualifiés par les changements sociaux en cours, parce que dépouillés de tout « contrôle » sur leur compagne (à choix ou en totalité : horaires, intérêts, relations, attitudes, opinions, pensées ou revenus…). Même si elle n’est pas nouvelle, peut-être peut-on parler d’une interpellation directe de la « crise de la masculinité et des masculinités » ?

– qui accordent ou restituent globalement à l’homme une place et un rôle dans les espaces où se construisent les rapports sociaux : l’éducation, l’action sociale, le médical, le médico-social, la justice… dont ils semblent souvent absents, alors que la féminisation s’y développe largement depuis plusieurs décennies.

– qui soient susceptibles d’apaiser chez tant d’hommes, leur attente « maladive » de réassurance de la part de leur compagne, attente qu’ils sont toujours parvenus à dissimuler sous les apparences viriles que la socialisation toxique des « hommes, des vrais… » les a contraints à adopter, ne parvenant jamais à masquer vraiment la crainte que cette compagne échappe à leur contrôle, de même qu’au rôle réparateur et sécurisant qu’ils en attendent, parfois inconsciemment.

Face aux immensités du problème, je suis conscient de l’indigence de ce papier. On pourrait certainement multiplier sans difficulté les pistes de travail qui, sans rien nier des mesures mises en œuvre de soutien et d’accompagnement des victimes, s’attaqueraient à débusquer les sources des violences qui leurs sont infligées.

Il me semble souhaitable que d’autres assises de La Réunion contre les violences intrafamiliales puissent approfondir et développer de telles suggestions d’actions.

Arnold Jaccoud

<arnold.jaccoud@orange.fr> 

A propos de l'auteur

Arnold Jaccoud | Reporter citoyen

« J’agis généralement dans le domaine de la psychologie sociale. Chercheur, intervenant de terrain, , formateur en matière de communication sociale, de ressources humaines et de processus collectifs, conférencier, j’ai toujours tenté de privilégier une approche systémique et transdisciplinaire du développement humain.

J’écris également des chroniques et des romans dédiés à l’observation des fonctionnements de notre société.

Conscient des frustrations éprouvées, pendant 3 dizaines d’années, dans mes tentatives de collaborer à de réelles transformations sociales, j’ai été contraint d’en prendre mon parti. « Lorsqu’on a la certitude de pouvoir changer les choses par l’engagement et l’action, on agit. Quand vient le moment de la prise de conscience et qu’on s’aperçoit de la vanité de tout ça, alors… on écrit des romans ».

Ce que je fais est évidemment dépourvu de toute prétention ! Les vers de Rostand me guident : » N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît – Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit – Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles – Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » … « Bref, dédaignant d’être le lierre parasite – Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul – Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! » (Cyrano de Bergerac – Acte II – scène VIII) »
Arnold Jaccoud