LIBRE EXPRESSION : DROIT DE RÉPONSE A PROSPER EVE
Depuis de nombreuses années, des associations mémorielles réclament une réelle réflexion sur la signalétique urbaine et le marquage historique du territoire. Il existe une invisibilité totale sur la vie, le travail et la résistance de nos ancêtres esclavisés, des marrons, des combattants de la liberté, des illustres engagés qui tous ont servi honorablement notre pays et qui ne bénéficient jusqu’à maintenant d’aucune reconnaissance.
Toutes ces figures de la résistance et de la liberté demeurent absentes des noms de nos rues, de nos places et de nos cités, ignorées des lieux de savoirs et de diffusion culturelle, des écoles, des collèges, des lycées, des universités ainsi que des édifices publics.
C’est ainsi que débute le courrier de Laproptaz daté du 20 août 2020 et adressé aux différents députés de La Réunion, aux maires, aux présidents du conseil départemental et du conseil régional et pour information au préfet de La Réunion.
S’en est suivie une série de réunions et de rencontres avec des élus du territoire, la Région Réunion, la vice-Présidente du conseil départemental en charge de la culture, la maire de Saint-Denis Ericka Bareigts, l’élu à la culture de la ville de La Possession, le cabinet de la ville de Salazie, le maire de la commune de Bras-Panon sur le perron de la mairie, etc.
Tous ont salué notre démarche et certains ont pris la résolution de mettre en place une commission publique pour réfléchir ensemble, membres de la société civile, acteurs institutionnels, historiens, à la mise en place d’une nouvelle signalétique urbaine dans les différentes villes de notre territoire et la réappropriation des lieux de mémoire et de l’histoire de notre île.
Nous avons également effectué une série d’actions qui ont consisté à renommer certains noms de rues avec une note explicative du rôle de chacun en attendant la mise en place de ces concertations.
Madame la Maire de Saint Denis, Ericka Bareigts, que nous avons rencontrée notamment au mois de mai 2022, a posé un acte symbolique très fort en décidant de déplacer la statue de La Bourdonnais à la caserne Lambert avec l’accord du préfet de La Réunion, Monsieur Jérôme Filippini, et du commandant en chef des FAZOI, Monsieur Laurent Cluzel.
Mahé de la Bourdonnais rejoint ainsi la confrérie des militaires et redonne la place au peuple dans toute sa dimension historique, car c’est bien sur cette place que se sont réunis les esclavisés libérés le 20 décembre 1848, lors de l’abolition de l’esclavage. Ce courage de rendre au peuple son histoire et sa légitimité, nous l’acclamons et nous la félicitons.
Revendiquer une équilibre des représentations
Enlever la statue de La Bourdonnais, qui est un acte criminel aux yeux de la loi, n’est qu’une étape dans notre démarche de reconfiguration de notre territoire. Nous attendons toujours la mise en place d’une commission publique d’étude et de concertation afin que nous parvenions à un équilibre vis-à-vis de la représentation de l’histoire et de la mémoire de ce pays. Pour que nous puissions installer une réelle visibilité démocratique et citoyenne dans nos villes et nos cités.
C’est pourquoi, les associations soussignées se sont adressées à tous les élus de La Réunion, les mettant devant leurs responsabilités pour qu’ils prennent les initiatives nécessaires pour établir une concertation globale.
Qui sont les héros de la liberté ? Ce sont les marrons, les résistants, les travailleurs des camps, esclavisés et engagés qui ont érigé des édifices publics et des églises, des routes et des chemins, toutes ces personnes qui ont construit notre réunionnité d’aujourd’hui.
Revendiquer un équilibre dans leur représentation est plus qu’un droit, c’est un devoir. Et c’est la mission que s’est donnée Laproptaz Nout Péi représentée par 43 associations.
Nous le faisons pour des fondements tels que la Reconnaissance, les Réparations pour une possible Réconciliation. Pour rétablir la Justice sociale et historique. Pour le développement de l’enseignement de notre langue, de notre culture et de notre histoire. Pour permettre la réappropriation de nos ressources et de nos espaces. Pour l’ancrage identitaire, social et économique.
C’est pour cette raison que nous ne suivrons pas la voix de la peur et nous souhaitons rassurer l’historien Prosper Eve en lui disant qu’il n’y a pas de péril noir en la demeure républicaine. Il y a juste une volonté d’inscrire l’histoire globale dans notre cité et de mettre un terme à cette histoire résolument coloniale.
L’histoire se répète sans cesse, jusqu’à ce que les acteurs du présent, une fois conscients, brisent le déshonneur et les schémas nocifs d’asservissement. Au nom de la résistance, brisons ensemble le silence, le déni et les tabous.
Un peuple qui ne connaît pas son histoire est condamné à la reproduire car le crime tue deux fois, la première fois par l’acte lui-même et la seconde fois par le silence et l’effacement qui sont posés sur ces crimes.
Et c’est à cela que nous assistons encore aujourd’hui quand on voit toute la difficulté et la honte surtout que l’on trouve à tous les niveaux de la société à aborder l’esclavage et la colonisation, cette période trouble de notre histoire commune, introduisant d’un côté la culpabilisation et de l’autre la victimisation. Les descendants d’esclavisés étant toujours supposés être dans la victimisation, dès lors que nous faisons référence à notre histoire non apprise par nos institutions et que nous cherchons à ouvrir le débat sur les termes de la réparation.
Par deux fois, l’historien Prosper Eve a fait allusion dans ses propos au combat des purs contre les impurs. Par deux fois, il a contribué à faire ce qu’un certain nombre avant lui ont fait, le jeu de la division. L’histoire s’en souviendra…
Certes, nous ne sommes pas les amis de la Bourdonnais, ni même de Sarda-Garriga, mais nous nous permettons de les remettre à leur juste place en s’appuyant sur la loi française, la loi Taubira de 2001 qui dans son article 1er reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.
Ré-affiliation historique
Cette statue de Mahé de la Bourdonnais statue qui ne sert pas à « historiser » pour reprendre le terme de l’historien réunionnais Bruno Maillard, mais bien à « célébrer », a fait l’objet d’une cotisation des nostalgiques aristocrates et bourgeois de l’époque qui voulaient rappeler que bien que l’abolition de l’esclavage fut déjà promulguée, les temps anciens où régnait l’ordre…, le leur, continuaient.
Malgré cette loi de 2001, La France reste dans le déni, mélange d’ignorance et de mépris car elle n’a jamais désigné les coupables. Déconstruisons ensemble le schéma colonial en reconstruisant un idéal de société qui englobe la masse et qui soit basé sur notre héritage.
Nous avons le devoir de reconquérir et de nous réapproprier nos terres, nos espaces, comme nous le ferons en assemblée sur cette place anciennement appelée « Square La Bourdonnais », « place d’Armes », « place du Gouvernement ». Qu’elle soit renommée, « Plas lo Pep ». Que le nom de la rue de Paris à Saint Denis fasse l’objet d’une concertation et que dans son prolongement, le Jardin de l’Etat sous la responsabilité du conseil départemental, puisse enfin porter le nom de l’illustre Edmond Albius, ce qui serait à notre sens une juste reconnaissance à celui qui a permis que La Réunion soit pour un temps le premier producteur mondial et le berceau de la diffusion d’un nouveau savoir-faire.
Mais qui cela dérange-t-il vraiment ? Sûrement pas Marie-Madeleine qui, comme beaucoup d’autres femmes esclavisées, a été contrainte de produire de la chair à plantation. Et si Mahé de la Bourdonnais n’a pu être ce « bon » père pour Marie-Madeleine comme nous le rappelait Proser Eve, comment le serait-il pour tout un peuple ?
Ces femmes-là, ce sont nos ancêtres, c’est à elles et à tous les opprimés de 1848, à tous les engagés de 1830, à tous les résistants de 1811 que nous rendons hommage aujourd’hui, nous n’effaçons pas l’histoire, nous la remettons à sa place.
Les esclavagistes, on le sait, ont depuis très longtemps droit de cité. Qu’ils acceptent enfin leurs voisins esclavisés, engagés et résistants. Pour cela, il faudra bien enlever quelques noms des vrais responsables de cette traite et de l’esclavage, les commanditaires, rendre compte du travail de nos référents historiques au sein de la cité, enlever ou déplacer quelques statues, nous pensons aussi à celle de François de Mahy dans les jardins de la mairie de Saint Pierre.
C’est ce qu’on appelle une ré-affiliation historique. Et c’est à ce chantier que nous vous invitons.
Cesser donc de travestir nos propos, nous voulons rétablir la justice vis à vis de nos pairs. Nous ne voulons en aucun cas effacer l’histoire mais la rendre visible de tous et sur l’ensemble de notre territoire avec une lecture conforme à notre véritable histoire.
Monsieur Prosper Eve, éminent historien, comment pourriez-vous être opposé à un tel programme de réhabilitation ? Joignez-vous donc à nous pour faire de ce moment, un moment historique, une grande fête. Une grande fête populaire réunionnaise pour la justice, pour la reconnaissance, les réparations et la réconciliation.
Laproptaz Nout Péi
Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.