Lettre ouverte à M. le Préfet

LIBRE EXPRESSION

La presse de ce jeudi 27 avril 2023 a annoncé le déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais. Tous les adeptes de l’ « aproptaz » qui prônent l’élimination des esclavagistes  de l’espace public remportent là une belle victoire, ils peuvent la savourer. Cette décision intervient au moment où la capitale vient d’inaugurer l’inscription du roman d’un esclavagiste dans l’espace public, et au moment où le département travaille activement pour qu’un musée de l’habitation et de l’esclavage naisse à Villèle sur les terres des Desbassayns. Elle tend donc à prouver qu’il faut distinguer les bons esclavagistes (Louis-Timagène Houat, les Desbassayns, Kerveguen…) et les mauvais (Mahé de La Bourdonnais).

J’ose intervenir une nouvelle fois auprès de vous, représentant de l’État, 

  • au nom de la tolérance, 
  • au nom de la réconciliation, 
  • au nom de l’acceptation de l’Histoire avec ses ombres et ses lumières, 
  • au nom de l’humanitude, 
  • au nom de Marie-Madeleine, fille naturelle du gouverneur général des îles de France et de Bourbon et d’une négresse (esclave) blanchisseuse au gouvernement à l’île de France, née à l’île de France en 1739 et en sa faveur.

Cette statue qui doit disparaître de l’espace public permet de découvrir la malheureuse et très sombre histoire de cette fille. Elle amène à la surface la complexité de ce gouverneur du XVIIIe siècle devenu très dérangeant au début de ce XXIe siècle. Ce gouverneur esclavagiste est le père d’une fille née de ses relations avec une esclave. Faut-il reléguer cette histoire dans la cour d’une caserne  au nom de « l’aproptaz », c’est-à-dire au nom d’un certain idéal de propreté, de pureté ? Cette rencontre entre dominant (gouvernant) et dominé ou subalterne (esclave) doit-elle être cachée ? Comme certains politiques en 2023, soutiennent qu’il doit être à sa place légitime, dans la cour d’une caserne, ils insinuent bien que seule la partie potable de sa vie, le militaire, le marin, doit être exhibée et supportée, ils prouvent indirectement que c’est l’histoire de Marie-Madeleine qu’il convient de passer aux oubliettes. En portant ombrage à ce gouverneur, les adeptes de « l’aproptaz » portent ostensiblement ombrage à une pauvre fille d’esclave, exilée dans un pays par un père qui a cru bien agir pour sa fille, en la rapprochant de sa propre famille en France hexagonale, mais qui n’a pu faire suffisamment pour elle, à cause de son absence et de sa mort. 

Au nom de la souffrance endurée par cette fille d’esclave, qui a vécu sans mère, sans père, presque tout au long de sa vie, Je vous prie Monsieur le Préfet, laissez l’histoire de ce père et de sa fille naturelle et non légitimée, née d’une esclave, dans l’espace public. 

Après le décès le 9 mai 1738 de la femme que Mahé de La Bourdonnais  avait épousé à Saint-Malo en 1733, Marie Anne Lebrun de la Franquerie, il décide de prendre un congé en France en 1740. Avant son retour à l’île de France le 12 août 1741, il fait venir auprès de lui sa fille naturelle, Marie-Madeleine, en lui assurant une pension viagère de 800 livres et une somme de 12 000 livres pour être employée à son éducation et à son établissement. Son comportement prouve qu’il joue son rôle de père.

Quand il épouse, le 23 novembre 1740 à l’église Saint-Eustache à Paris, Charlotte Élisabeth de Combault d’Auteuil, il ne lui cache pas l’existence de cette enfant, mais il ne lui fait aucune recommandation à son égard, alors qu’il garantit bien l’avenir de son fils illégitime, Santerre. 

Réduite à la misère et ne pouvant exercer son métier de lingère qui est sa seule ressource, à cause de sa maladie d’yeux, Marie-Madeleine Mahé s’adresse le 24 janvier 1779 au ministre de la Marine, Monseigneur de Sartine, pour qu’il intervienne auprès de la famille La Bourdonnais pour que celle-ci lui verse une pension alimentaire. Elle lui apprend qu’elle n’a rien touché des deux sommes prévues pour elle par son père et lui raconte son pitoyable parcours depuis sa naissance. Elle a quitté l’île de France et a été amenée à l’âge de dix-huit mois à Saint-Malo où elle a été mise au couvent des Ursulines de Dinan, là où la sœur de Mahé est religieuse. Elle est ensuite envoyée à Paris chez la dame Tabary, cousine de Mahé, placée chez les Filles de Saint-Thomas à Saint-Germain-en-Laye. Elle se sent totalement abandonnée de cette famille. Elle devient lingère. Accablée par la maladie, elle est réduite à se réfugier à l’Hôtel Dieu de Paris où elle contracte une très dangereuse maladie qui lui enlève la vue pendant dix-huit mois. Quand son père est rentré en France il a été emprisonné à la Bastille le 2 mars 1748, il en est ressorti le 3 février 1751 après un procès qui l’a déchargé de l’accusation intentée contre lui. Il meurt le 10 novembre 1753. 

Quand, à l’âge de quarante ans, Marie-Madeleine implore la protection du ministre de la Marine à l’effet d’obtenir une pension alimentaire de la part de famille Mahé pour l’aider à surmonter ses difficultés, après dix années de vie faste, la famille Mahé est ruinée par les escroqueries du tuteur des enfants de son second lit et ne peut lui venir en aide. Un commis, qui étudie la lettre expédiée au ministre par cette indigente, ne trouve pas mieux de dire à ce dernier de lui conseiller d’intenter un procès à cette famille. Finalement, elle est envoyée vers le lieutenant de police de Paris qui la congédie en lui accordant un bon pour qu’elle se retire à l’hôpital général. 

Au moment où le mot réparation résonne partout à l’ONU, en Europe, dans les anciennes colonies à esclaves, le sort de Marie-Madeleine, en tant que fille d’une esclave, mérite réparation. En abordant sa vie par le truchement de son père, même si elle est née à l’île de France, La Réunion s’élèverait en ne persécutant pas son père, en arrêtant le couperet du déplacement. C’est parce que sa fille a connu ce si terrible sort d’enfant exilée, d’enfant placée, qu’elle vous supplie de ne pas vous en prendre à son père, car ce qui est fait, est fait. Rien ne changera sa pauvre vie. Il convient de ne pas recommencer les erreurs du passé. 

Monsieur le Préfet, si la souffrance de Marie-Madeleine, fille d’une esclave, indiffère les adeptes de « l’aproptaz », si la voix de Marie-Madeleine n’est pas entendue, fêter le 20 décembre désormais relèverait d’un très bas sentiment. 

Prosper Ève, Professeur émérite d’histoire moderne, Université de La Réunion, spécialiste de l’histoire coloniale

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