[Chronique] Coupe en clair-obscur

N’AYONS PAS PEUR DE MOTS


Il ne s’écoule pas un jour sans que l’on nous annonce toutes sortes de « coupes sombres » aux répercussions néfastes pour le fonctionnement de telle ou telle institution, de telle ou telle entreprise, ou plus simplement pour notre vie de tous les jours. Eh bien ! voyez-vous, nous devrions nous en réjouir… si l’usage n’avait fait de cette expression un authentique contresens. Ça vous la coupe ?

Sachez en effet que contrairement à l’idée reçue, pratiquer des coupes sombres ne signifie pas que l’on va tailler à tour de bras. Issue du langage de la sylviculture, une « coupe sombre » est une coupe légère consistant à n’enlever que quelques arbres « de manière à permettre à ceux qu’on laisse sur pied d’ensemencer le sol au moyen des graines qu’ils produisent et qui se disséminent naturellement », définit Littré. Cette opération préserve ainsi l’ombre du sous-bois. À l’inverse, une « coupe claire » désigne un abattage massif qui a non seulement pour conséquence de laisser passer une abondante lumière, mais aussi celle, catastrophique, de nuire à la préservation de notre belle et fragile planète. 

Or, de nos jours, la locution « coupe sombre » est presque toujours utilisée à contre-emploi pour décrire une réduction de grande ampleur, le plus souvent budgétaire. Ce spectaculaire glissement de sens provient, on s’en doute, de l’image négative véhiculée par cet adjectif qui nous fait voir la vie en noir : sombre avenir, sombres idées, sombres desseins, sombre brute… Stop ! Je sombre ! 

Accrochés à l’expression d’origine comme l’écureuil à son tronc, les linguistes font feu de tout bois contre cette dérive qualifiée d’ « abusive » par Adolphe Thomas et Michel de Toro (Dictionnaire des difficultés de la langue française). « Si on ne peut pas aller contre l’usage, (…) de telles contradictions ne sont pas à conseiller », estime quant à lui Joseph Hanse dans son Dictionnaire des difficultés du français. Enfin, sous sa rubrique Dire, ne pas dire, l’Académie note qu’ « un auteur doit redouter davantage la coupe claire que la coupe sombre dans son texte », et que « les coupes claires dans les crédits sont plus à craindre que les coupes sombres ». Seule ombre au tableau, la définition proposée par le Robert (en ligne), passé maître dans l’art du clair-obscur : une coupe sombre, nous dit-il, est une « suppression importante, mais moins que la coupe claire ». Importante, donc, mais pas trop non plus. OK Bob, mais tout cela ne me dit pas où je dois placer la scie. 


K.Pello

Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots

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Kozé libre

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