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[Chronique] Voyage en Outre-mer

N’AYONS PAS PEUR DES MOTS

Philippe Vigier est dans l’île. Chouette ! Après une visite à Mayotte, sa quatrième, le ministre délégué chargé des Outre-mer a débarqué hier à La Réunion. L’occasion était trop tentante pour moi de faire escale à ma façon sur ce mot composé qui nous est si familier et que pourtant nous ne cessons de martyriser à longueur d’écrits. 

Outre-mer. Jusque dans les années cinquante, le terme était réduit à une existence sans vagues, rangé qu’il était dans un casier de notre grammaire sous l’étiquette « locution adverbiale ». En tant que tel, il ne prenait logiquement ni capitale ni « s » au pluriel. Et avouez que c’était bien pratique ! Quand un ministre de la République s’en allait porter la bonne parole dans ce que l’on nommait jadis les colonies, on disait donc qu’il s’envolait outre-mer ou qu’il se rendait dans un territoire d’outre-mer, comprenez, au-delà des mers.

Ça, c’était il y a bien longtemps. Avant que les institutions politiques ne s’en mêlent, reprises en écho par les médias, puis par l’usage courant, c’est bien connu, plus rapide qu’un Boeing 747-81 dès qu’il s’agit d’acheminer les nouvelles tendances langagières de nos oreilles à notre bouche. Voilà comment les années quatre-vingt-dix allaient marquer un premier virage lexical avec l’arrivée du substantif « Outre-mer », assorti ou non d’une ou deux majuscules, au gré de l’instinct — pas toujours très fiable – des scripteurs. Ainsi l’antique ministère des Départements et Territoires d’outre-mer fit-il place au clinquant ministère de l’Outre-mer, signe que les temps avaient changé et que nos terres du bout du monde, fierté de notre patrie, étaient enfin considérées comme une entité à part entière. 

On aurait pu imaginer que le Petit Robert fût l’un des premiers à traverser la frontière de la modernité et à adouber la nouvelle appellation. Au lieu de cela, le dictionnaire cher au regretté Alain Rey continua longtemps à cantonner « outre-mer » dans son état originel de locution adverbiale. Cerveau chevillé aux traditions, Littré affiche toujours le même conservatisme. Après tout, parle-t-on de l’outre-Atlantique, de l’outre-Manche, de l’outre-Rhin ou de l’outre-Quiévrain (1) ?  Ça n’a rien à voir, me direz-vous, et vous aurez entièrement raison.

Larousse, et plus étonnant, l’Académie française, ne se sont d’ailleurs pas posé la question ou s’ils l’ont fait, ils y ont répondu, considérant qu’il était vain de ramer à contre-courant de l’histoire et que le terme « outre-mer » méritait bien qu’on l’élevât non seulement au rang de nom commun, mais aussi à celui de nom propre au même titre que « Commonwealth » ou « Benelux ». Quoi de plus normal ?

Les choses auraient pu en rester là. Mais en créant le ministère des Outre-mer en 2012, François Hollande décida de franchir une nouvelle étape. Louable ou non, l’initiative n’alla pas sans renforcer le doute dans l’esprit de l’usager de la langue. Car les « outre-mer » se mirent soudain à faire des petits, avec les désagréments orthotypographiques afférents. L’on vit ainsi fleurir des Outre-Mer, des Outre-Mers, des Outre-mers, des outre-mer, des outre-mers et même des outre-Mer et des outre-Mers, au bon vouloir du « petit bonheur la chance ». Dans un même article dont je ne citerai pas l’auteur, j’ai trouvé cette semaine des « Outre-Mer French Tech Days », des « Outre-mer French Tech Days » et des « outre-mer French Tech Days ». 

Pour être tout à fait franc, je n’aime pas ce mot. Je ne lui trouve aucune utilité et ne m’habituerai jamais à parler de La Réunion, de la Martinique ou de la Guyane comme d’un outre-mer. Je l’aime d’autant moins que son emploi n’est pas sans causer quelques tracas. Par exemple, doit-on écrire « les outre-mer » ou « les outre-mers » ? Larousse laisse le choix. Robert aussi, et je serais tenté de les suivre sur cette voie. Sans condamner l’invariabilité, j’estime que l’accord au pluriel peut se justifier par le fait que les « outre-mer(s) » n’englobent pas une, mais plusieurs mers. 

Au moindre reproche, je pourrai toujours me réfugier — ce sera bien la première fois — derrière les rectifications orthographiques de 1990 qui préconisent, en dépit de tout bon sens, l’accord systématique au pluriel du dernier élément d’un nom composé. C’est ce qui nous vaut aujourd’hui de pouvoir écrire sans honte « des pare-soleils » ou « des abat-jours ». 

Au mépris d’une réforme qu’en son temps, il avait lui-même initiée puis approuvée, le gouvernement a préféré l’invariabilité. N’allez surtout pas en déduire qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.

K.Pello

  1. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Quiévrain n’est pas une rivière, mais une commune belge frontalière de la France. Il est donc impropre d’employer des expressions telles que : « Ils ont franchi le Quiévrain », « passer le Quiévrain », « rester sur les rives du Quiévrain ».

Remarque : gardez-vous bien de ne pas confondre « outre-mer », que nous venons d’évoquer, et « outremer », sans trait d’union, qui désigne un bleu aussi intense et profond que le sont nos magnifiques territoires ultramarins. 

Pour poursuivre le voyage dans le labyrinthe de la langue française, consultez le blog : N’ayons pas peur des mots

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Kozé libre

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