LIBRE EXPRESSION
La campagne pour les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 est venue nous rappeler l’importance fondamentale du travail d’histoire à mener dans nos sociétés pour qu’elles puissent rester démocratiques. Les propos du maire de la Plaine-des-Palmistes, chef de file du Rassemblement National à La Réunion, tenus le 18 juin à l’antenne de Réunion La 1 ère , ont provoqué une vague de réactions indignées, dont celles de candidats de son propre parti. Pour Johnny Payet, qui explique que « l’esclavage était une façon de vivre avant, il y a des années et des années », une conclusion s’impose : « aujourd’hui on ne doit plus parler d’esclavage ». Ces déclarations décomplexées du fait d’une situation de crise politique ne sont ni à prendre à la légère, ni le témoignage d’une pensée isolée. L’idéologie portée par le discours de cet homme politique n’est en rien un « détail de l’histoire ».
L’histoire de La Réunion est celle d’une colonie française, créée sur une île déserte au milieu du XVIIe siècle, esclavagiste jusqu’en 1848, puis devenue département français en 1946. Peut-on dès lors affirmer que depuis l’abolition de l’esclavage, et plus encore depuis la départementalisation, il n’y a plus lieu de parler de l’esclavage pour « aller de l’avant » ?
L’abolition de l’esclavage n’a pas transformé radicalement les rapports entre les affranchis et les tenants du pouvoir économique et politique local. D’autant plus que l’engagisme, qui ne disparait définitivement qu’avant la Seconde Guerre mondiale, participe au maintien de rapports sociaux basés sur l’exploitation économique d’une grande partie de la population. En outre, Sarda Garriga, en même temps qu’il fait appliquer le décret d’abolition le 20 décembre 1848, incite fortement les nouveaux citoyens à suivre leurs anciens maîtres ou même à ne pas voter. Cette volonté d’écarter des urnes toute une frange de la population, maintenue à distance de l’instruction publique, s’est traduite par une très forte abstention tout au long de la IIIe République et par le développement d’un clientélisme politique très enraciné. À tel point d’ailleurs qu’en 1971, soit 25 ans après la loi de départementalisation, le préfet Cousseran constate que « 60 % de la population insulaire présente la plupart des caractères des sociétés sous-développées » et que cette population pauvre garde « avec les propriétaires terriens, les sociétés sucrières et d’une façon générale les notables ruraux, des rapports féodaux d’allégeance ».
Ce sont ces rapports de domination qui expliquent aussi qu’une grande part des élites politiques de l’île s’est opposée en 1959 à la construction d’un deuxième lycée pourtant voulue par le Premier ministre Michel Debré. Le lycée Roland Garros au Tampon n’a ainsi vu le jour qu’en 1965, marquant le début véritable de la démocratisation scolaire à La Réunion.
« Le passé c’est le passé. On doit regarder devant nous » a déclaré Johnny Payet pour justifier la nécessité d’arrêter de parler de l’esclavage et, pour ce qui le concerne, de ne pas commémorer le 20 décembre. Rappeler l’histoire, c’est prendre conscience qu’il existe, selon un rapport récent de l’ONU, près de 50 millions de personnes qui vivent aujourd’hui encore dans une situation d’esclavage moderne, 28 millions étant en situation de travail forcé et 22 millions victimes de mariages forcés. Rappeler l’histoire, c’est prendre conscience qu’une part de la mondialisation, et donc de la société de consommation dans laquelle nous vivons, repose sur une exploitation inconsidérée des richesses en n’hésitant pas à recourir à l’esclavage.
Ainsi environ 40 000 enfants travaillent dans les mines de la République démocratique du Congo, dans des conditions innommables, en particulier pour l’extraction du cobalt, minerai essentiel à la technologie moderne. « C’est à ce prix que vous utilisez vos téléphones portables pour regarder des vidéos sur tik-tok » pourrait-on faire dire à Candide dans une version actualisée des écrits de Voltaire.
« L’histoire est importante, mais elle ne doit pas être un obstacle à notre développement » a tenu à préciser, pour se justifier, le représentant du RN à La Réunion. En quoi ces propos écrits témoignentils de la confusion entre mémoires et histoire ainsi que des dangers qui guettent nos démocraties ?
La mémoire est ce qui permet à chacun de nous de construire son identité personnelle et est indispensable à notre vie en société. Il n’y a donc pas une, mais des mémoires qui sont portées par la passion et l’émotion. L’oubli peut aussi être une forme de réaction mémorielle face à des évènements traumatisants. L’histoire n’a rien à voir avec les mémoires. C’est une science humaine qui a pour objectif de donner du sens et de la profondeur à la réflexion. Pour cela, elle cherche à établir la véracité des faits, à les comprendre et à les expliquer – ce qui ne veut pas dire les excuser – à travers un questionnement toujours renouvelé. Elle produit un discours rationnel qui met à distance et donne du sens au passé. Elle contribue donc à démythifier de manière rationnelle la mémoire collective.
Or, les deux premières décennies du XXIe siècle ont été marquées en France par une consécration du « devoir de mémoire » au plus haut niveau de l’État. Cette expression est née d’un entretien donné en 1983 par l’Italien Primo Lévi (1919-1987), rescapé du camp d’Auschwitz, qui avait consacré sa vie après la guerre à transmettre et à expliquer l’horreur concentrationnaire au travers de nouvelles, de romans et de poèmes. Cet entretien a été publié en 1995 sous le titre français Le Devoir de mémoire, expression qui s’est depuis enracinée au sein des médias et de la population. Cependant, le « devoir de mémoire » n’est plus aujourd’hui seulement une injonction à célébrer le souvenir des moments fondateurs de l’unité nationale qu’ont constitué les deux Guerres mondiales, mais aussi celui « des morts à cause de la France ». Dès lors, du fait du contexte national et international, on assiste à une opposition de plus en plus radicale entre une « mémoire nationaliste » et une « mémoire de la repentance » qui ni l’une ni l’autre ne constituent l’histoire au sens défini plus haut.
Tout comme nos responsables politiques sont censés savoir que la démocratie doit reposer sur la séparation stricte des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il faudrait qu’ils comprennent que leur intervention dans l’écriture du récit historique constitue un danger pour les libertés collectives et individuelles. Avoir fait disparaître la statue de Mahé de Labourdonnais était déjà une occasion manquée d’inscrire la complexité de l’histoire dans l’espace public. Il aurait été possible d’assumer la présence de cette rare trace matérielle de notre passé en faisant preuve d’imagination et d’intelligence politique pour lui apporter une forme de réponse contemporaine.
Affirmer à présent qu’il faut « laisser le passé au passé », c’est encore suggérer la nécessité d’effacer les traces de l’histoire. Et pourquoi ne pas faire disparaître l’esclavage de nos manuels d’histoire, pour aller jusqu’au bout de la logique ? Il suffit de lire les programmes pour l’École de certains partis pour comprendre que l’enseignement de l’histoire est en première ligne dans cette volonté politique de plus en plus affirmée d’endoctriner la jeunesse au lieu de former son esprit critique, indispensable à l’exercice de la citoyenneté. Regardons ce qui se passe ailleurs : en Floride, les nouveaux programmes scolaires impulsés par le gouverneur républicain Ron DeSantis, présentent « les bienfaits de l’esclavage » en affirmant, par exemple, que l’esclavage a permis aux Afro-Américains de « développer des compétences qui, dans certains cas, pouvaient être appliquées pour leur bénéfice personnel ». Transposé à La Réunion, cela voudrait dire que c’est grâce à l’esclavage qu’Edmond Albius a découvert la fécondation de la vanille ! Il est urgent de comprendre que la France et donc La Réunion ne sont absolument pas à l’abri de ces dérives extrémistes et négationnistes.
Le « vivre ensemble » invoqué pour défendre la singularité de la société réunionnaise repose aussi sur le partage d’un passé commun dont il faut assumer tous les aspects. Enterrer les secrets de famille, c’est inévitablement se condamner à les voir ressurgir de manière violente. En outre, il existe des lois : la traite négrière et l’esclavage pratiqués par les Européens constituent un crime contre l’humanité dans la loi française depuis 2001 ; la commémoration du 20 décembre est inscrite dans la loi depuis 1983.
Or tenir des propos hostiles à la fèt kaf c’est, en plus d’afficher publiquement un mépris de la loi, s’attaquer à un moment symbolique. Cela alors que le respect des jours fériés, qui ne cesse d’être bafoué depuis des années, en particulier au nom d’impératifs économiques, constitue le ciment culturel d’une société. Les commémorations sont donc indispensables, mais il nous faut aller plus loin pour consolider l’adhésion républicaine. Le « devoir de mémoire » fige en effet l’émotion dans un moment recueillement ou dans un discours moral qui n’apportent pas de profondeur historique à la réflexion. Sans doute vaudrait-il mieux parler du nécessaire « travail de mémoire » qu’il faut sans cesse construire dans la société, en dehors des murs de l’École, dont la mission première est avant tout d’enseigner l’histoire. « Travail » car il s’agit d’une mise à jour constante des connaissances qui nécessite une remise en cause de ce que l’on croit savoir et donc de faire des efforts.
Dans ce cadre, la démarche historique est une forme d’émancipation. En conduisant à s’interroger sur les causes et les conséquences d’un évènement, en cherchant à démêler la complexité et l’enchevêtrement des responsabilités liées à des structures ou à des acteurs, elle permet de comprendre qu’il n’y a pas de fatalité guidant l’existence. L’histoire est une forme d’éducation civique car elle permet de prendre conscience que nous avons le choix entre observer les autres décider du devenir collectif ou essayer, même modestement, de nous engager et d’agir à notre échelle. C’est pourquoi le projet de musée historique de l’esclavage et de l’habitation porté par le Département de La Réunion s’impose encore plus dans le contexte politique actuel comme une urgente nécessité. Il œuvrera à une éducation populaire permettant à la population réunionnaise d’assumer son passé pour aller de l’avant.
Gilles Gauvin, historien membre du conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage
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