[Art] Derrière les mots de Louis-Timagène Houat

Le paradoxe du mur par Stéphanie Lebon

Depuis le 5 avril dernier, Stéphanie Lebon, jeune artiste plasticienne et peintre en lettres, a entrepris de recouvrir les murs du Boulevard sud à Saint-Denis, avec le texte du roman de Louis-Timagène Houat, « Les Marrons », connu comme le premier roman réunionnais. Édité à Paris en 1844 avant de sombrer dans l’oubli, ce texte de plus de 150 pages, qui connait une renaissance grâce au travail de Raoul Lucas et aux récentes rééditions, est recopié in extenso, en 96 panneaux sur plus de 400 mètres, jour après jour par l’artiste dans une véritable performance, au sens littéral comme au sens artistique, dont la fin et l’inauguration sont prévues pour le 20 décembre 2022.

« Le soleil depuis longtemps avait quitté les bords de l’Océan des Indes, et la nuit, ordinairement si belle et si limpide, secouant ses ombres et sa fraîcheur, sous le ciel brûlant des tropiques, était nébuleuse et ne laissait poindre aucune étoile… ». Ainsi commence ce fervent plaidoyer contre les horreurs de l’esclavage à travers l’histoire de quatre amis et compagnons de fers en fuite à travers le paysage de sentiers obscurs et des remparts des Salazes. Stéphanie Lebon s’est emparée de ces mots, et, après une longue préparation technique pour définir les portions de textes par panneaux, la taille du texte pour qu’il soit lisible, le choix de la typo, elle s’est attaquée au mur, dans un lent et méticuleux travail de calligraphie.

« J’ai beaucoup travaillé sur les pleins, les déliés, les petites terminaisons qu’on appelle les sérifs et qui font que le cerveau fait le lien entre les lettres et permet une lecture plus fluide. J’ai voulu une forme amicale, qui soit incitative. Quand on regarde de loin, la trame devient une grande plage de gris. On n’a vraiment pas l’habitude d’avoir autant de texte dans l’espace public. Mais quand on s’approche à 30 cm, le rapport change, ça devient un graphique, presqu’un dessin, une image, avec ses espaces blancs, ses noirs, ses traits bleus qui rappellent les lignes des cahiers d’écolier ».

L’énergie des mots

Telle une moniale copiste, totalement absorbée par l’écriture, l’artiste plonge littéralement dans le texte. Un travail contemplatif, réalisé dans un état de très grande concentration et dont le geste précis la transporte en dehors du temps, dans un autre espace. « C’est pour moi une philosophie de vie, dit-elle, le fait de venir tous les jours, inlassablement peindre, mots après mots, en accordant une très grande attention à la forme des lettres, aux pleins et aux déliés ». Les mots ont une vie propre, et une énergie singulière : « Le mot mère ne s’écrit pas de la même manière que le mot ignorance par exemple. Ce n’est pas la même charge émotionnelle. L’énergie du mot ignorance est très pesante, le « g » prend beaucoup de place, comme le « a » et le « n », et le « c » qui est pour moi une lettre très compliquée. Alors que le mot mère est tellement fluide, avec l’accent, et le r qui roule comme une vague… ».

Pour l’artiste, la charge des mots s’est transformée avec l’imprimerie. Et si elle apprécie le papier, le toucher particulier, les caractères d’impression qui ont une vraie texture, et les multiples choix de typo, sa préférence va au geste calligraphique, qui induit une lenteur et un plaisir différent : « c’est comme déguster un repas gastronomique ! »

La première page. Photo : Stéphanie Lebon

Derrière le texte, à travers le mur, paysages et personnages prennent corps, pendant que dans le dos de l’artiste, le flot continu des voitures remplit l’air de bruit et d’agitation. Ce n’est pas un environnement facile : le soleil, le trafic incessant, la surface blanche à laquelle elle se confronte et le manque de recul qui ne permet pas une lecture aisée. « J’adore le mur, dit-elle. Tu te confrontes à sa matérialité, sa dureté. Il est face à toi physiquement et émotionnellement, il est figé, il ne bougera pas. Seul ton geste pourra le rendre un peu plus léger finalement ».

Ce travail est à tout le moins paradoxal : la dimension méditative du travail de calligraphie, la lenteur, l’énergie et la possibilité qu’offre chaque mot d’une projection dans un univers parallèle, celui du roman, qui en plus de sa force fictionnelle, est un texte engagé à haute valeur symbolique… et tout cela dans le contexte agité et très bruyant du boulevard. « Ca va à l’encontre de la pratique même de la lecture, qui normalement nécessite un temps apaisé, tranquille, sans bruit, et à l’ombre de préférence, dit-elle. Or là c’est tout le contraire. C’est en cela que le projet est vraiment radical. On renverse les codes et j’aime ça ».

Photo : Stéphanie Lebon

Devant le mur

La relation au lieu est très importante, un partage se fait au quotidien avec les gens qui voient la réalisation se faire au fur et à mesure et qui l’encouragent dans son travail. Des  passants qui ne comprennent pas toujours sa démarche et qui l’interrogent : pourquoi autant de texte dans un espace public ? Où sont les images ? Des passants qui peuvent ressentir une sorte d’impossibilité à lire depuis leur voiture, ou sur le trottoir où le recul manque, alors même que le texte est une invitation à la lecture.

« Je pars du principe, explique l’artiste, que rien n’est figé. La base sur laquelle je m’appuie c’est le texte, l’histoire, le mot. Mais tout le reste autour, le support, peut être remis en question. Le format numérique par exemple, remet en question le livre. Ce sont des étapes d’évolution technique et c’est intéressant, dans un monde où on est complètement submergé d’images et où on a du mal à se plonger dans un texte ». L’artiste propose le texte dans l’espace public, et, dit-elle, « on a juste à porter le regard dessus et il nous est offert ».

Photo : Stéphanie Lebon

Stéphanie Lebon travaille la notion de paysage poétique. « Toute cette charge et cette émotion que le texte peut amener, c’est parce que le texte t’emmène ailleurs et moi c’est vraiment le lien entre le texte et cette image mentale qui m’anime. D’ailleurs sur instagram mon pseudo c’est Cosmophanie, qui est  extrait d’une théorie qui dit qu’un paysage n’existe que quand tu l’as réellement vu. Cela me plaît beaucoup. Le texte a toute sa place dans cette réflexion sur le paysage ».

Une proposition originale

Cette fresque est la première fresque littéraire de la Réunion et de France. Elle fait partie d’un projet plus vaste orchestré par la Mairie de Saint-Denis, intitulé « Désot le mur », qui met en valeur le patrimoine littéraire de la Réunion à travers différentes œuvres réalisées dans l’espace public. « Ce texte écrit sur la pierre, au regard de tous, confie l’artiste, est pour moi comme un océan. Mystérieux et imposant vu de loin. Mais lorsqu’on s’y plonge, on y découvre un monde extraordinaire ».

Patricia de Bollivier

A lire : Les Marrons, Louis-Timagène Houat, Presses Universitaires Indianocéaniques (Université de La Réunion), réédition de 2021 sous la houlette de Raoul Lucas.

A propos de l'auteur

Patricia De Bollivier | Reporter citoyenne et critique d'art

Patricia de Bollivier est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle a dirigé l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion entre 2014 et 2021, après avoir assuré la coordination technique du projet de centre d’art de la Ville de Saint-Pierre et la gestion et la valorisation de la collection d’art contemporain de la Ville de Saint-Pierre. Elle a enseigné la théorie des arts à l’ESA Réunion, l’Université de La Réunion et l’ENSAM-Antenne de La Réunion et assuré la direction de projets artistiques (résidences, commissariats d’exposition, éditions). Docteure de l’EHESS en sciences de l’art, sa spécialisation et ses domaines de recherche portent sur la création visuelle à La Réunion et la création en situation post-coloniale.

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