Léo Broudic

[Écologie] Qui a tué les deux tiers des coraux ?

SOCIO-ÉCOLOGIE AVEC LÉO BROUDIC

Le corail ne recouvre plus que 18% de la surface des récifs de La Réunion, contre 65% il y a quarante ans. Est-il encore temps de comprendre qui est responsable de ce désastre ? Le doctorant Léo Broudic (laboratoire ECOBIO), explique très bien en quoi des « projets inutiles » sont en train de tuer les récifs coralliens.

Longues palmes, masque et tuba, Léo Broudic cherche en apnée. Jusqu’à 15 mètres de fond… C’est dire que le scientifique est aussi sportif et donne de sa personne. Depuis trois ans, associé à Mathieu Pinault, du GIE Marex, il cartographie les platiers et les pentes externes des récifs pour le compte de l’Agence de recherche pour la biodiversité de La Réunion (Arbre).

  • apnée corail
  • apnée corail
  • Léo Broudic

Son projet, baptisé Utopian, a permis l’initiation d’une thèse doctorale, dont l’un des objectifs est de diagnostiquer l’état de santé des récifs et de déterminer les causes de leur dégradation. « L’idée est d’amener les pouvoirs publics à prendre en compte les récifs coralliens dans les différentes étapes de l’aménagement du territoire », explique-t-il.

S’il est une chose dont on est certain, c’est que les coraux, ces animaux dont les squelettes dessinent le relief des récifs, sont en piteux état. De Cap Champagne à Grande Anse les apnéistes d’Utopian ont noté tout ce qu’ils ont observé, selon une méthode développée par l’Ifrecor (Initiative français pour les récifs coralliens), sur près de 4000 stations de 10m sur 10m : le recouvrement en coraux, leurs formes, leurs tailles, les algues, les oursins… Ils ont même compté les poissons.

Les plongées se sont déroulées entre août et décembre pour obtenir des données non perturbées par la saison chaude. Léo Broudic a ainsi enchaîné les sessions de plus de quatre heures dans l’eau, accompagné de Romain Claud : « Cet effort d’échantillonnage est inédit à La Réunion, je n’ai pas connaissance d’approche similaire dans la littérature scientifique ».

L’Ouest plus abîmé que le Sud

Les plongeurs ont observé un récif « très hétérogène », avec des zones « bien préservées » grâce notamment à la réserve naturelle marine, et d’autres où c’est « une catastrophe totale ». Après recoupement des données, il apparaît que « sur tout l’espace disponible des platiers et des pentes externes, les coraux durs ne recouvrent que 18%. » Le reste est composé d’algues et de coraux mous.

Selon les dires des « pairs », il est estimé que ce recouvrement corallien avoisinait les 65% dans les années 1980, puis les 50% dans les années 2000. Fait aggravant : la proportion de coraux du genre Acropora (indicateur de bonne santé) ne cesse de diminuer au profit d’espèces massives et encroûtantes, peu propices à l’accueil d’une riche variété d’organismes vivants. Aujourd’hui les Acropora représentent à peine 10% de l’ensemble des coraux.

L’Ouest semble beaucoup plus touché que le Sud par cette forte dégradation : seulement 13% de recouvrement corallien contre 32% dans le Sud. Il apparaît également que le corail a perdu en résilience. Le récif ne se régénère plus comme il le faisait du temps de l’exploitation de la chaux corallienne ou après le passage de cyclones anciens.

Responsabilité individuelle et responsabilité collective

« En 1989, le cyclone Firinga avait détruit 99% du lagon de Saint-Leu, raconte Léo Broudic. Mais quand l’eau n’est pas trop polluée par les bassins versants, le récif peut retrouver son état initial. » Aujourd’hui, l’incapacité du corail à se régénérer et à fabriquer son squelette fragilise la barrière du récif qui s’érode peu à peu. « La barrière récifale comprise entre la plage des Brisants et le nord de la plage de l’Hermitage est déjà fortement érodée », lance le doctorant. Les vagues pénètrent alors dans le lagon, accentuant les phénomènes d’érosion déjà en œuvre tout autour de l’île. Nous sommes face à un exemple de mise en danger de la population réunionnaise. »

Léo Broudic : « L’idée n’est pas de faire opposition systématique aux projets d’aménagement, mais d’accompagner les décideurs et de fournir des éléments d’évaluation tangibles des conséquences desdits projets sur l’environnement. C’est ensuite aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités face à la sécurité humaine et à la biodiversité. Il appartient également à la population de s’approprier le problème et de demander des comptes. »

Les observations des plongeurs d’Utopian ont permis d’identifier des « zones littorales restreintes, particulièrement dégradées » qui pourraient être la conséquence de déversements d’eaux polluées provenant des bassins versants. Les polluants viennent principalement des ravines et des résurgences, qu’il s’agisse par exemple de Saint-Gilles, de l’Hermitage ou du Cap à Saint-Leu. Pascale Cuet du laboratoire ENTROPIE a, en ce sens, relevé un véritable cocktail de médocs et de pesticides dans le lagon.

Qui est responsable ? L’urbanisation, l’agriculture, les crèmes solaires des plagistes ? Pour le doctorant, « l’impact des individus est minime par rapport à l’impact collectif des bassins versants et du changement climatique ». Les aménageurs ne peuvent pas se cacher derrière le doigt qui désigne les seuls mauvais usages individuels. Léo Broudic recherche également les sources des politiques d’aménagement en remontant l’histoire de La Réunion. 

L’aberration du tourisme de masse

« Les propriétaires terriens les plus ancrés sur le territoire, comme les Sucreries de Bourbon, ont largement contribué à l’urbanisation du bassin versant de Saint-Gilles, remarque-t-il. Le développement des activités touristiques et balnéaires, destinées à une classe sociale aisée, découle de cet héritage. » Et il remonte aux années 1970 avec le développement des réseaux d’alimentation en eau, la construction de la route en corniche et même… Elvis Presley en concert sous les cocotiers d’Hawaï, comme symbole de l’essor du tourisme tropical.

Dans les années 1970, Elvis donne le coup d’envoi du tourisme tropical de masse.

En appui de son argumentaire, Léo Broudic désigne le projet Coeur d’Eden du groupe CBO Territoria, comme un exemple de développement sans prise en compte des risques encourus par le lagon. « Le développement basé sur l’apport extérieur d’un tourisme peu compatible avec les besoins des réunionnais n’est pas viable dans le temps. Au risque de suivre la même trajectoire que l’île Maurice, dont le lagon est devenu un cimetière pour les coraux. »

« L’idée n’est pas de faire opposition systématique aux projets d’aménagement, mais d’accompagner les décideurs et de fournir des éléments d’évaluation tangibles des conséquences desdits projets sur l’environnement. C’est ensuite aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités face à la sécurité humaine et à la biodiversité. Il appartient également à la population de s’approprier le problème et de demander des comptes », conclut-il.

Franck Cellier

Visionnez la conférence organisée

par les Ami.es de l’université

Comment les scientifiques peuvent-ils accompagner les pouvoirs publics dans l’aménagement du territoire ? Voyage au cœur des récifs de La Réunion

21 février 2024 – Conférence de Léo Broudic – Saint-Paul – Réunion

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.