[Sciences] Cocktail de médocs et de pesticides dans le lagon

ENTRETIEN AVEC PASCALE CUET, MAITRE DE CONFÉRENCE AU LABORATOIRE D’ÉCOLOGIE MARINE

Il n’est pas question de nier, ni même de minimiser le phénomène du réchauffement climatique. Mais il a trop bon dos quand on lui attribue tous les maux de la planète… et plus particulièrement la dégradation des récifs coralliens de La Réunion.

inondation petit trou d'eau Papi de l'Ermitage
Toutes les molécules déversées sur les bassins versants arrivent jusqu’au lagon.

Depuis des décennies, des scientifiques mènent l’enquête pour traquer tous les ennemis du corail. Nous avons rencontré l’une d’eux, Pascale Cuet, maître de conférence à l’Université en chimie (à la retraite depuis octobre). Elle a longtemps travaillé au sein du laboratoire Entropie (écologie marine des océans Pacifique et Indien). Ses recherches, financées par l’Office français de la biodiversité, se sont concentrées sur les activités humaines sur les bassins versants : l’agriculture et les activités domestiques.

En quoi les activités humaines sur terre peuvent perturber le milieu marin ?

Parce que les activités humaines produisent en particulier des nitrates qu’on retrouve dans les eaux douces (les ravines et la nappe phréatique) qui elles-mêmes finissent par se déverser dans le lagon. Nous avons analysé les apports en nitrates qui favorisent la croissance des algues au détriment des coraux. Ces algues bloquent la lumière et empêchent les larves coralliennes de se développer. La matière organique fabriquée grâce aux nitrates est consommée par différents organismes. Comme il y a beaucoup de matière organique, il y a aussi une augmentation de la respiration, ce qui provoque, la nuit, une forte diminution de la quantité d’oxygène. La journée, çà ne se voit pas, parce que les algues produisent de l’oxygène au cours de la photosynthèse. C’est ce qu’on appelle l’eutrophisation. Le phénomène est encore plus important en saison chaude.

Quel est l’état d’avancée de ce phénomène à La Réunion ?

Il s’avère que notre lagon n’est pas dans un bon état écologique et la directive-cadre sur l’eau européenne oblige l’Etat à déterminer les causes de la dégradation… et à prendre des mesures pour corriger ce problème. Pour déterminer l’état écologique du récif, les experts ont combiné les taux de recouvrement en algues et en corail vivant, ils ont distingué les espèces plus fragiles que d’autres. Il ont relevé que l’état de la pente externe du lagon (12 m de profondeur) était moyen, cette dégradation a été rapportée depuis le début des années 1980 sur le platier. Pour la pente externe, les mesures ont commencé en 1998 seulement.

Jean Turquet (du CITEB) pose un système (échantillonneur passif) permettant la détection des pesticides et pharmaceutiques. Photo : Sophie Bureau (Entropie)

Quelles sont les causes identifiées de cette dégradation ?

C’est dû aux activités exercées sur les bassins versants. A l’époque, il n’y avait pas de station d’épuration, tout arrivait à la mer. En 1983, quand je suis arrivée à La Réunion, on construisait les stations de l’Etang-Salé, Saint-Leu, l’Ermitage. Les biologistes constataient les dégâts sur le platier puis on a commencé à voir la dégradation sur les pentes externes qui sont suivies depuis 1998 par le réseau mondial GCRMN (Global coral reef monitoring network).

Pollutions agricoles et domestiques

Quelles sont les lagons les plus abîmés ?

Les plus touchés sont ceux de Saint-Gilles et de la Saline. Les lagons sont plus beaux vers l’Etang-Salé, Saint-Leu et Saint-Pierre qui est d’ailleurs classé en bon état.

Pourquoi ?

Parce qu’il y a davantage de nitrates dans les nappes phréatiques de Saint-Gilles et la Saline qu’à Saint-Leu et l’Etang-Salé. Je ne me prononce pas sur Saint-Pierre dont le lagon profite d’un hydrodynamisme plus fort. C’est le développement des activités sur le bassin versant qui a entraîné l’augmentation des nitrates dans les nappes phréatiques. Celles-ci se déversent sur les récifs coralliens, dans certains coins carrément en bord de plage, mais aussi en profondeur sur les pentes externes.

Le réchauffement climatique n’est-il pas également responsable ?

On a effectivement observé des périodes de blanchissement des coraux liées à des phénomènes climatiques mais la mauvaise qualité des eaux est toujours un facteur aggravant qui empêche la régénération du corail.

Les stations d’épuration ont-elles eu un effet bénéfique sur la qualité des eaux marines ?

Ce qui est sûr, c’est que nous n’avons plus vu de proliférations monstrueuses d’algues. Mais nous n’avons pas d’analyses des eaux douces avant 1998. Et il est difficile de détecter directement les apports de nitrates dans les eaux océaniques car ils sont diffus et très rapidement utilisés par les organismes. Nous devons observer d’autres paramètres « enregistreurs », par exemple l’azote stocké dans les tissus des algues.

A la recherche de traces de polluants… Photo : Perrine Mangion (Entropie)

Vos relevés permettent-ils de remonter à la source de la pollution ? Qui pollue les nappes ?

Nous avons cherché tout un tas d’indicateurs pour savoir si le problème venait des activités agricoles ou des activités domestiques. L’un des indicateurs utilisés nous montre que les nitrates proviennent soit des effluents domestiques soit des effluents d’élevage. Mais les effluents d’élevage sont réutilisés comme engrais, les nitrates peuvent donc aussi provenir de l’agriculture. Nous avons analysé les pesticides et les substances pharmaceutiques comme un antidépresseur (carbamazépine). Nous retrouvons leurs traces partout, dans toutes les masses d’eau, y compris dans la mer. La pollution vient donc à la fois de l’agriculture et des activités domestiques.

Doublement des concentrations de nitrates

« Partout », c’est à dire…

Nous avons prélevé dans les ravines à l’Ermitage, à Saint-Leu, dans les nappes phréatiques, sur les récifs, au Trou d’eau, là où se mélangent eaux douces et eaux salées, dans le bassin de rétention des eaux pluviales de l’Etang-Salé… Au-delà des prélèvements relevés dans notre projet scientifique, il y a aussi tous ceux de l’Office de l’eau, dans les forages d’eau potable, plus en amont par rapport au littoral.

Quelle évolution avez-vous observé ?

Depuis les premières études que j’ai faites à l’Etang-Salé en 1986, les concentrations de nitrates dans la nappe phréatique ont doublé. Elles atteignent des valeurs importantes à Saint-Gilles et La Saline. Depuis 1998 on est passé de 15 mg/l à 30 mg/l à l’Ermitage alors que le seuil limite de potabilité est à 50 mg/l. En plus des nitrates, dans certaines masses d’eau, par exemple à la passe de Trois-Bassins, nous avons retrouvé de l’aspirine et de l’ibuprofène qui sont deux produits qui se dégradent très bien en station d’épuration. Ça veut dire qu’on a des effluents domestiques qui ne sont pas passés par les stations d’épuration. 

Quelles molécules recherchez-vous ?

On recherche une cinquantaine de produits pharmaceutiques et une cinquantaine de pesticides. 

Et les métaux lourds ?

Ils seront recherchés dans le cadre du Papi (plan de prévention des inondations) car les eaux pluviales peuvent contenir du zinc qu’on trouve dans les pneus ou du plomb provenant de l’érosion des sols, des eaux de ruissellement des toitures et des routes. Dans ces deux derniers cas, on trouve du cadmium, du plomb, du zinc, du cuivre, etc.

Et la molécule du fameux glyphosate ?

Nous n’avons pas pu la rechercher, pour une raison de coût. Et nous avons choisi de ratisser plus large. On a analysé le métolachlore très utilisée pour la canne à sucre et le diméthoate utilisé pour le maraîchage et interdit depuis 2016. On en retrouve dans l’environnement plusieurs années après son interdiction. Beaucoup des pesticides interdits depuis longtemps sont encore présents, parce qu’ils se dégradent très lentement dans l’environnement.

Persistance des molécules interdites

On connaît la nuisance des nitrates sur les coraux qu’en est-il des autres substances ?

On trouve des molécules partout, je reprend l’exemple de la carbamazépine, présente en grande quantité dans la ravine de l’Ermitage. Elle va s’infiltrer dans le sable et atteindre les pentes du récif. Nous ne pouvons pas encore dire quel sera son impact, il faudrait faire de l’écotoxycologie sur ce sujet, c’est à dire tester l’effet de cette molécule sur les organismes récifaux.

Vos recherches vous ont-elle permis de découvrir des molécules interdites ?

Bien sûr, nous retrouvons encore aujourd’hui, dans les eaux des ravines, des molécules (herbicides, fongicides) dont l’usage agricole est interdit depuis plus de 15 ans. L’atrazine, par exemple, se retrouve encore car elle se dégrade très lentement dans l’environnement. C’est d’ailleurs pour ça que ces molécules ont été interdites. On en a retrouvé dans les eaux pluviales urbaines car ces produits sont intégrés désormais dans la composition des peintures ou des produits de traitement du bois. Ils proviennent du lessivage des constructions urbaines. Je ne sais pas encore si ces produits sont en concentration suffisante pour avoir un impact sur l’environnement. Mais c’est malheureux car on les retrouve dans des zones humides protégées. Il faut recommander l’usage des peintures écologiques plutôt que celles contenant des biocides.

Plus généralement, quelles sont vos recommandations ?

Nous préconisons de rechercher et comprendre pourquoi des molécules provenant d’eaux usées non traitées sont présentes dans certains secteurs, et y remédier. A Saint-Leu, il faut limiter les coulées de boues qui arrivent dans le récif ; un plan d’actions qui se met en place à ce sujet. A l’Etang-Salé, il faut éviter que le bassin de rétention des eaux pluviales se déverse sur le platier. Sur la Saline, on a observé de la matière organique terrestre sur la pente externe, il faut comprendre si cela provient d’un accident ponctuel, ou si c’est le témoin d’une érosion des sols régulière, auquel cas il faut en trouver l’origine et y remédier. À l’Ermitage il faut trouver d’autres solutions que le déversement de la station d’épuration dans la ravine.

A-t-on mesuré l’impact de l’arrivée des eaux du basculement de l’est vers l’ouest ?

Dans la région de la Saline et de Saint-Gilles on a vu augmenter les concentrations de nitrates jusqu’en 2006. Puis ça s’est stabilisé à l’Ermitage mais ça a continué à augmenter lentement sur la Saline. C’est logique d’y voir un effet de l’augmentation des activités agricoles et domestiques sur le bassin versant. 

Entretien : Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.