[Emprise au théâtre] « Luc Rosello a joué avec mes peurs »

INCESTE, DERRIÈRE LES MURS

Après les révélations des deux plaintes et de l’enquête qui visent Luc Rosello pour viols sur ses filles, c’est aujourd’hui l’autrice et actrice Isabelle Kichenin, qui sort du silence. Il lui est insupportable d’avoir travaillé avec le directeur du Centre dramatique national de l’océan Indien sur la pièce « Tout ça, tu le sais depuis toujours » qui traitait  finalement du drame de l’inceste, alors que ce thème n’était pas envisagé au départ de leur collaboration. Elle raconte ici comment elle aurait été manipulée et replongée dans les traumatismes de son enfance pour créer une œuvre qu’elle ne veut cautionner à aucun moment. Tout le monde comprendra enfin pourquoi toutes les dates de cette pièce ont été déprogrammées après seulement deux représentations douloureuses.

Isabelle Kichenin est autrice et son deuxième roman Karma aborde les plaies de l’inceste qu’elle a subie durant son enfance. A ce titre elle est devenue une figure du combat pour libérer la parole des victimes. Aussi, avoir été associée à Luc Rosello, accusé d’inceste par ses deux filles, dans la création de la pièce « Tout ça, tu le sais depuis toujours », demeure une blessure qui la tourmente profondément et l’oblige à être accompagnée par un thérapeute.

Après le témoignage des victimes, qu’elle soutient totalement —  d’où sa présence, samedi dernier, à la conférence de presse de l’Union des femmes réunionnaises, partie civile auprès de Moane et Natalina Rosello — Isabelle Kichenin raconte ici comment le directeur du centre dramatique national de l’océan Indien l’aurait plongée dans un état de sidération et de dissociation tout au long du processus créatif. Elle, femme de 48 ans, aurait été ramenée, malgré elle, à son traumatisme de l’enfance.

La douleur était trop forte. Elle s’est sentie violentée et manipulée. Voilà pourquoi cette pièce, évoquant l’inceste de manière crue et violente, promise à une tournée dans toutes les salles de l’île, s’est interrompue après les deux premières représentations; les 2 et 7 décembre 2021.

Sur le site internet du Centre dramatique le spectacle « Tout ça, tu le sais depuis toujours » est encore annoncé comme « reporté ».

Entretien :

Pourquoi décidez-vous aujourd’hui de briser le silence à propos de votre expérience douloureuse avec Luc Rosello ?

Pendant longtemps, Moane et Natalina Rosello étaient les seules personnes à qui j’avais envie et besoin de parler pour leur dire à quel point j’étais désolée de la souffrance que la pièce « Tout ça » avait générée chez elles. J’avais un grand sentiment de culpabilité et beaucoup de regrets d’y avoir participé. Et aujourd’hui, alors que mes ateliers d’écriture accompagnent les gens à s’exprimer, je ne peux et ne veux plus me taire. La peur doit changer de camp.

Comment avez-vous été amenée à travailler avec Luc Rosello ?

Je n’ai jamais signé pour travailler sur l’inceste avec Luc Rosello et je n’en ai jamais eu la volonté. En octobre 2020, Luc Rosello s’est approché de Christine Salem et de moi-même après avoir  assisté à la lecture musicale « Aime » que nous donnions dans les médiathèques. Il s’est proposé de mettre en scène ce spectacle qui parlait d’amour et valorisait la parole féminine en mêlant mes poèmes et les chansons de Christine. Notre collaboration avec lui a débuté par des entretiens, ça partait dans tous les sens, je ne savais pas où il voulait en venir. Progressivement, la fréquence des appels augmentait. Il nous a ensuite proposé que ce spectacle devienne une création du CDNOI. Puis il m’a demandé d’écrire des textes, et là encore, ça partait dans tous les sens. Il programmait des entretiens téléphoniques ou en visio, de façon très régulière, et me demandait à chaque fois d’écrire sur des thèmes aussi variés que la pilosité féminine ou encore la jalousie… Malgré mes multiples demandes, je ne savais toujours pas de quoi allait parler la pièce. Progressivement, de façon pernicieuse, on s’éloignait du projet initial. Il nous posait beaucoup de questions très personnelles qui n’avaient aucun rapport avec le projet de départ. Ça me mettait de plus en plus mal à l’aise. Puis, en avril 2021, il nous a réunies pour nous confier qu’il avait fait l’objet de graves accusations et que la plainte qui l’accusait avait été classée sans suite.

Pourquoi fait-il cela ? Pour vous prévenir d’une rumeur déjà connue ?

Je n’étais au courant de rien. Je l’apprends de sa bouche et ça me met en état de sidération alors que j’étais déjà fragilisée par ses méthodes, les consignes contradictoires et le fait de ne pas connaître le propos de la pièce et l’intention du metteur en scène. Je pense que j’étais déjà sous emprise. Je me demandais pourquoi il me disait ça à moi dont le roman Karma était sur le point d’être publié et abordait les incestes que j’ai subis. Il sait que j’ai été victime, quelle est son intention derrière ?

Et pourtant, vous continuez à travailler avec lui…

Oui, et j’en ai ressenti un grand sentiment de culpabilité. Je viens encore de passer une séance avec mon psy sur cette unique question : pourquoi ai-je décidé d’y retourner ? Dans mon journal, que j’ai relu récemment, j’écrivais régulièrement que je voulais quitter ce projet. J’écrivais ensuite que je ne voulais plus fuir, que je voulais affronter… C’était une vraie lutte intérieure, et je suis finalement restée. 

« Le harcèlement moral et l’emprise se sont ainsi mis en place insidieusement. »

C’est le moment où il accueille dans son théâtre du Grand Marché la présentation de votre livre ?

Oui, j’ai accepté sa proposition d’accueillir le lancement de mon roman, accompagné de lectures et d’explications d’une psychologue. Mais il était clair pour moi que la pièce sur laquelle je travaillais avec lui ne parlerait pas d’inceste. C’était deux projets distincts. Je me suis bien sûr questionnée sur ses intentions, mais je me disais que cette soirée sur l’inceste était aussi l’occasion de mettre les agresseurs face à leurs responsabilités. Je me rends compte aujourd’hui que c’était présomptueux de ma part. Par la suite, je me suis sentie redevable et j’ai regretté d’avoir fait le lancement de mon livre chez lui.  Le harcèlement moral et l’emprise se sont ainsi mis en place insidieusement.

Comment avançait la création ?

On ne savait toujours pas où on allait. Mes questions sur ses intentions restaient sans réponse et je n’avais aucun retour sur les textes que je lui envoyais. Aux répétitions il nous faisait faire de l’impro en nous demandant de suivre ses consignes. Certaines réflexions visaient à assoir son pouvoir : « On n’est pas dans une petite lecture de médiathèque ici, vous vous rendez compte du budget et des équipes mobilisés ». Il y a eu aussi des entretiens enregistrés et filmés. L’emprise était déjà installée et j’étais épuisée mentalement et physiquement, confuse, en état de dissociation. Je n’ai plus aucune idée de ce que j’ai bien pu dire dans ces interviews. 

J’étais de plus en plus mal à l’aise. Je me sentais manipulée. Quand je rentrais chez moi j’étais l’Isabelle de 48 ans, je voulais quitter ce projet, et dès que j’étais en répétition j’avais 5 ans et j’étais soumise… D’ailleurs, le costume qu’il m’avait choisi était très symbolique de cette régression en enfance : alors que dans le spectacle « Aime » je portais une robe très féminine et des talons, dans « Tout ça » il m’avait demandé d’être en short et petites tennis… 

Comment la scène sur l’inceste est-elle arrivée dans la création ?

Nous étions en novembre 2021, à trois semaines de la première et la pièce n’était toujours pas construite. Mes questions sur le propos et la direction de la pièce restaient toujours sans réponse. On travaillait dans une situation d’urgence et de stress. Il nous a projeté une scène très oppressante du film « La nuit du chasseur » dans laquelle deux enfants sont poursuivis par un adulte violent. Je me sens alors agressée par ces images et il se tourne vers moi en me disant : « Isabelle, toi qui voulais des textes, en voilà un ! » Je découvre l’extrait le plus dur de mon roman Karma qui raconte l’inceste : « Je ne suis pas cette petite fille prostrée devant le sperme de son oncle. Je ne suis pas cette jeune fille asphyxiée par la langue de son père dans sa bouche, sidérée par la main de son géniteur dans sa culotte ». C’est un choc, je refuse et il a une réaction très violente. Il me dit « Ah, je pensais que c’était guéri… Visiblement ça ne l’est pas. »

Il proposait qu’une autre comédienne lise le texte mais je me sentais manipulée et dépossédée de mon histoire personnelle. Je refuse encore car je n’avais jamais signé pour faire un spectacle sur l’inceste et je n’avais pas non plus donné mon accord pour qu’il utilise mon roman dans sa pièce. Là, il s’emporte vraiment et me dit : « ce n’est pas toi qui va décider du contenu de mon spectacle. Je ne suis pas là pour tenir compte des états d’âme des uns et des autres. Le théâtre n’est pas une psychothérapie et tu ne vas pas m’enlever mon plaisir à faire cette création ». Ce sont des mots qui résonnent encore dans ma tête. A ce moment, je m’effondre en larmes et vais m’enfermer dans les toilettes pour me calmer.

Comment ont réagi les autres comédiens ?

Les autres ont quitté la salle quand il m’a donné le texte. Au moment de notre altercation, il ne restait plus que Luc Rosello, son assistante et moi. L’après-midi les séances ont repris comme si de rien n’était. Tout le monde se marrait, plaisantait et moi, j’étais complètement dissociée. Mon corps était là, mais mon esprit était ailleurs. Je me sentais très seule.

Comme je ne voulais pas lire cet extrait de mon roman, il m’a demandé de le danser. C’était une torture. J’avais posé mes conditions au début du projet : je venais en tant qu’autrice, lire mes poèmes et éventuellement jouer, mais je ne me sentais pas capable de jouer des scènes physiques car je ne suis pas à l’aise avec mon corps. Ces répétitions de danse ont été très éprouvantes. Je tentais de bouger sur une musique agressive et entêtante, j’étais au bord du malaise, et sa direction était très dure. Je revivais l’inceste.

Il a comme ça joué avec mes peurs durant toute la création. J’avais dit que j’avais le vertige, il a décrété qu’il me ferait me jeter de plusieurs mètres de haut. Je venais tous les jours en répétition la boule au ventre.

« J’ai eu la nausée. C’était terrible, j’ai pensé à ses filles qui entendaient peut-être l’émission. »

Comment avez-vous pu continuer les séances suivantes ?

On était dans un état d’urgence. Il nous rappelait bien tous les enjeux économiques. Je culpabilisais, je n’arrivais pas à me décider. C’était au-dessus de mes forces de lire ce texte sur scène mais lui maintenait le lien. Une réunion avec tout le monde m’a permis de dire ce qui n’allait pas, l’état de souffrance dans lequel je me trouvais, et d’exprimer mon refus d’être ainsi maltraitée au travail. Il a joué l’apaisement et j’ai finalement accepté de lire mon texte dans la pièce même si c’était une torture psychologique. Je me disais alors que je ne pouvais pas refuser un tel espace de parole sur l’inceste, quand la parole est confisquée à tant d’autres victimes.

« Je n’avais pas donné mon accord pour qu’il utilise mon roman Karma dans sa pièce. »

Dès lors vos relations se sont normalisées ?

Non, il est devenu de plus en plus dur avec moi. Il est par exemple sorti de ses gonds en me reprochant ma façon de le regarder ou le fait que je demande à un prestataire quel jour il viendrait voir la pièce. Luc Rosello m’a alors demandé de façon agressive si j’étais en charge des finances du centre dramatique. Je ne comprenais pas pourquoi il s’emportait et pourtant je me suis excusée.

Finalement deux représentations ont lieu en décembre 2021 et vous participez même à une émission de radio avec Luc Rosello sur RTL. Aucun désaccord ne transparaît…

C’est à ce moment-là que je sors de ma dissociation. La journaliste lui demande pourquoi il a choisi de parler de violences sexuelles faites aux enfants. Et là, il prend une voix doucereuse  pour dire : « parce que ça résonne en moi ». C’était comme si je me réveillais. J’ai eu la nausée. C’était terrible, j’ai pensé à ses filles qui entendaient peut-être l’émission. Je me suis dit : qu’es-tu en train de faire ? Est-ce que tu cautionnes ça ? C’était très dur et je me suis complètement effondrée. Après les représentations de décembre, j’étais nerveusement et physiquement à bout. J’ai dû me faire aider par des médecins et des thérapeutes.

D’autres représentations étaient programmées en 2022. Elles n’ont jamais eu lieu.

J’étais dans un état de terreur pour préparer la reprise début 2022. J’avais fait des malaises sur cette scène où je devais dire mon texte. C’était trop violent avec une musique agressive. Je lui ai demandé des modifications. Dans sa mise en scène, je déambulais en kimono alors que mon texte était diffusé en même temps qu’était projeté le film en noir et blanc. Le tout était entrecoupé de chœurs très violents sur la condition des femmes. Après avoir dit l’inceste de manière crue, je devais m’asseoir, gratter une guitare. Christine Salem devait m’interpeller : « Ben alors Isabelle, rock’n roll ! » Et je devais rigoler… Mais quel message ! Ça voulait dire que la résilience et la guérison se résumaient à gratter une guitare et rigoler… Je voulais donc rajouter une réplique. Je voulais dire : « Et ça mérite réparation, n’est-ce pas ?». Ma demande n’a pas été entendue. Du coup, je suis tombée malade et j’ai décidé d’arrêter le projet pour sauver ma peau et pour rester en accord avec mes valeurs.

« Je ne pensais pas me retrouver, face à ce metteur en scène, dans le même conflit de loyauté que l’enfant abusé avec son parent. »

Ce qui avait des conséquences sur la suite de la création.

Oui, le 7 mars 2022, j’ai écrit une lettre à la direction du CDNOI et à l’équipe artistique, avec copie aux partenaires institutionnels (la direction des affaires culturelles, la Région et la mairie de Saint-Denis) pour expliquer les raisons de mon retrait. Après ça, le centre dramatique m’a reproché de chercher à déstabiliser la structure et d’évoquer une affaire judiciaire qui était restée sans suite. Ils ont par ailleurs prétendu que personne ne corroborait mes dires. J’ai eu l’impression de revivre le fonctionnement de l’inceste : tu subis, tu finis par dire. Et tout le monde affirme qu’il n’y a jamais eu de situation de maltraitance alors qu’il y avait quand même eu une réunion où tout le monde était là.

Personne ne vous a soutenue. Quelle réaction attendiez-vous suite à votre courrier d’alerte ?

J’ai entendu dire qu’une jeune femme, en emploi précaire, aurait eu le courage de démissionner du CDNOI suite à ma lettre. Je dis bravo à la jeune génération. Comme dans toute affaire de ce type, j’ai peu de preuves de ce que j’ai vécu et ils ont su désamorcer ma plainte. Je ne sais pas quelle suite a été donnée à mon courrier, mais c’est aussi le rôle des financeurs de veiller à ce que les conditions de travail soient respectueuses dans les structures qu’ils soutiennent par de l’argent public.

Et vous, deux ans après, comment vous sentez-vous ?

J’ai 50 ans et là, à l’idée de m’exprimer, j’ai d’abord eu peur à nouveau. C’est fou la puissance des mécanismes de l’emprise. Pourquoi, malgré toutes les réserves que j’émettais, je retournais sur les répétitions ? J’ai beaucoup évolué avec mon psy qui m’a expliqué que j’ai rejoué la situation de l’inceste familial. Ce n’est pas la femme de 50 ans qui a accepté d’y aller, c’est l’enfant blessé qui ne veut pas croire que l’adulte est un monstre. Cette expérience me montre qu’on n’est jamais totalement guéri. Je vais mieux mais je ne pensais pas me retrouver, face à ce metteur en scène, dans le même conflit de loyauté que l’enfant abusé avec son parent. Comment ai-je pu être aussi manipulable ? C’est effrayant.

Aujourd’hui je n’ai plus peur de m’exprimer sur cette expérience douloureuse et de dévoiler ma vulnérabilité. C’est aussi une façon de rappeler que l’inceste ouvre des brèches profondes dans l’estime de soi. Brèches dans lesquelles certains types de personnalités savent très bien s’engouffrer.

Entretien : Franck Cellier

A propos de l'auteur

Franck Cellier | Journaliste

Journaliste d’investigation, Franck Cellier a passé trente ans de sa carrière au Quotidien de la Réunion après un court passage au journal Témoignages à ses débuts. Ses reportages l’ont amené dans l’ensemble des îles de l’océan Indien ainsi que dans tous les recoins de La Réunion. Il porte un regard critique et pointu sur la politique et la société réunionnaise. Très attaché à la liberté d’expression et à l’indépendance, il entend défendre avec force ces valeurs au sein d’un média engagé et solidaire, Parallèle Sud.