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En finir avec la posture victimaire ?

LIBRE EXPRESSION

A la radio aujourd’hui j’ai entendu une gentille dame se plaindre de ce qu’on pourrait appeler un « home-jacking complet » car la famille démunie qu’elle hébergeait chez elle si généreusement l’a mise à la porte après avoir changé les serrures. Même les forces de l’ordre n’ont pu le rétablir de sorte que l’occupante légale se retrouve à la rue sans savoir à quel saint se vouer. Le plus déconcertant dans ce récit consternant est que les squatters cherchaient à passer pour des victimes en incitant la dame en question à les frapper. Comme elle n’y consentait pas, ils l’ont fait eux-mêmes pour ensuite l’en accuser par la voix d’une enfant.

Voilà ce qu’on pourrait appeler une authentique « ingénierie victimaire ». Elle consiste à se faire passer pour victime afin d’en tirer avantage comme, par exemple, outrepasser la loi commune, quitte à se faire à soi-même une violence dont on pourra ensuite accuser l’autre.

Ces formes de manipulation ont toujours existé mais elles semblent actuellement se banaliser. Un ami doux comme un agneau est ainsi récemment allé en prison car sa compagne roumaine l’a accusé de violences après qu’elle se soit présentée à son domicile pour récupérer des affaires. Un témoin présent dans l’appartement a lui aussi été inculpé alors qu’il attestait du caractère mensonger de l’accusation.

Ces situations nous mettent mal à l’aise car nous voyons bien que c’est la « victime » qui est en position de force, elle accuse et se sert des forces de police et de justice pour écraser son adversaire et se placer ainsi au-dessus des lois alors qu’elle n’est pas la véritable victime. Expliquer ces « injustices légales » par une regrettable défaillance institutionnelle serait manquer de voir que c’est le législateur lui-même qui a voulu ces systèmes de protection… des victimes. La loi a été délibérément écrite en ce sens, avec notre consentement ou, du moins, celui de nos « représentants ».

Le problème, bien sûr, c’est que protéger les victimes devient mission impossible lorsque deux « victimes » s’accusent mutuellement de méfaits divers et autres. Régler les cas de concurrence victimaire demande une lucidité rare. Comment voir au-delà des apparences ? La vraie victime devra en général attendre que la justice passe, en espérant qu’elle aille vite et bien, c’est-à-dire, qu’elle ne se laisse surtout pas duper par la fausse victime, celle qui, en toute iniquité, tente de tirer avantage du système ou, plutôt, de « l’esprit du temps ». Avec ce dernier, en effet, nous semblons n’avoir d’yeux que pour les victimes de toutes origines. Ce qui, bien sûr, suscite toujours plus de vocations victimaires. Si vous me passez ce calembour, je dirais que le woke enrôle !

Bref, de la cour maternelle jusqu’à la cour internationale, le monde regorge de situations de concurrence victimaire dans le contexte desquelles de vraies victimes attendent, parfois des décennies, que justice se fasse. Car malheureusement, n’est pas Salomon qui veut !

De ce grand roi dont on nous dit qu’il n’a pas existé, la Bible évoque une sûreté de jugement sans équivalent à l’heure présente. Dans sa grande sagesse, il a su départager deux femmes « victimes » s’accusant mutuellement de s’être volées un bébé. Notons que c’est justement celle qui a renoncé à être victime, celle qui a renoncé à ses droits de mère pour sauver la vie de l’enfant au péril de la sienne que Salomon a reconnue comme la vraie mère, donc la vraie victime.

Sommes-nous encore capables d’un tel discernement ? Je veux croire que oui. Car après deux mille ans d’histoire, il devient de plus en plus manifeste que la notion de victime est usée jusqu’à la corde et que sous le masque de l’innocence qui lui est généralement associée, transparaît bien souvent un monstre d’égoïsme prêt à tout sacrifier à ses propres intérêts.  

Observons par exemple que, depuis le XIXe, le sionisme a toujours présenté Israël comme LE peuple victime de l’Histoire et, après la seconde guerre mondiale, cette perspective s’est imposée à la plupart des états européens.  On ne peut, certes, que déplorer les violences innombrables et, pour certaines innommables, dont les juifs ont été victimes au cours de l’Histoire — d’ailleurs, la plupart des nations s’abstiennent de contester à ces derniers la place de peuple martyr qu’ils revendiquent haut et fort — mais, par une logique retorse, il s’ensuit que nul n’est vraiment surpris en apprenant que, depuis sa création en 1948, Israël a toujours fait fi des résolutions de l’ONU qui lui ont été opposées. Sa position officielle de Victime de l’Histoire lui a toujours permis d’obtenir toute la compréhension requise, surtout de la part de ceux qui se trouvaient entretenus dans la mémoire de leur culpabilité. Les puissances de ce monde ont fermé les yeux et l’ignominie de cette posture apparaît aujourd’hui dans toute son horreur : LA Victime de l’Histoire est en train d’achever le génocide du peuple palestinien qui a eu l’impudence de se battre contre la colonisation d’une terre qu’il occupe depuis deux mille ans, rien que ça !

Les Occidentaux ferment les yeux autant qu’ils le peuvent mais, de par le monde, ils s’en trouvent de plus en plus qui ont des yeux pour voir. Ils voient le génocide en cours, ils en voient la désespérante inéluctabilité mais ils comprennent aussi qu’être victime ce n’est pas être innocent et, surtout, ce n’est pas être dispensé de se conformer à la loi commune, à la raison, comme au bon sens.

Et c’est en cela que l’abominable égarement d’Israël doit nous servir de leçon. Car nous sommes trop prompts à nous considérer comme victimes de tels ou tels, prompts à accuser, prompts à nous défendre, prompts à nous faire justice, donc prompts à faire violence d’une manière qu’on imagine légitime alors qu’il s’agit encore et toujours de ces petites et grandes vengeances, lynchages ou génocides qui ont tissé l’histoire humaine depuis la nuit des temps.

Il me semble qu’à présent nos yeux se décillent et jour après jour nous deviendront de plus en plus capables de renoncer à nous positionner comme des victimes afin de justifier nos accusations et notre violence. De sorte que pour paraphraser Martin Luther King, dans la nuit noire de l’heure présente, l’espoir grandit que nous puissions un jour vivre en frères plutôt que de bientôt mourir comme des idiots.

Ce serait chose heureuse, en particulier ici, à la Réunion, car nous avons beau bénéficier d’un « vivre ensemble » qui fait bonne figure… par beau temps, nous sommes encore loin d’une authentique réunion des idées, des cœurs et des volontés sans lesquelles il ne saurait y avoir cette solidarité qui fait les peuples souverains.

Le victimaire engendre la division, il est diabolique alors qu’il nous faut constamment chercher l’accord, qui seul peut nous rassembler en paix, tant il est vrai que « dann oui, na poin batay » !

Luc-Laurent Salvador

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