En dépit de l’hyperindividualisme de nos sociétés postmodernes, je veux croire que les idées de nation et de peuple ne sont pas désuètes et que, contrairement à ce qu’affirmait M. Attali, un pays n’est pas un hôtel dans lequel les gens entrent et sortent librement dès lors qu’ils payent leur dû.
L’appartenance à un peuple suppose le partage d’une histoire commune, de valeurs communes et de projets communs. Le mot commun ici est une clé. Il faut l’entendre tel qu’il se prononce : comme-un ! Ce qui signifie que la multitude des individus qui compose le peuple en question se sentent unis, comme-un, membres d’un véritable organisme : le peuple. Ce qui signifie qu’au-delà de tout ce qui les distingue les uns des autres et permet de les voir comme des individus uniques, ils se ressemblent suffisamment pour se reconnaître comme des semblables et, donc, comme des frères. Il faut y insister : c’est parce qu’ils voient leur ressemblance qu’ils se sentent frères, membres d’une même famille, assemblés, rassemblés et donc unis. Et quand ce n’est pas le cas, quand ils ne se sentent pas pareils, alors, fatalement, inévitablement il y a perte de confiance, doute, suspicion etc., toutes choses qui devront être maîtrisées et ne se verront dépassées qu’avec la restauration du sentiment de fraternité, donc le sentiment d’être semblables.
L’Histoire témoigne de cela en long, en large et en travers. Il y a là un besoin archifondamental au sein des groupes humains et il serait illusoire de faire comme si cela n’existait pas. La fraternité universelle qui s’est trouvée exaltée par certains révolutionnaires, c’est bien mignon mais au frontispice de nos mairies et autres bâtiments publics, il est seulement écrit « Liberté, Egalité, Fraternité ». Nul n’a le droit de décréter que cela signifierait « fraternité universelle ». La fraternité est la condition de possibilité de l’unité sans laquelle il n’y a pas de paix, seulement la désunion — et donc le conflit d’où naît la violence. Le respect dû à une fraternité absolument vitale pour la survie du peuple oblige à ne pas la malmener et, même, à tout faire pour la préserver. D’où les sentiments victimaires et hostiles que suscitent tout naturellement chez les indigènes les invasions étrangères, quelles que soient leurs modalités. Les invasions guerrières ont au moins le mérite de la franchise mais comment se prémunir contre celles qui passent sous les radars, de manière insidieuse comme, par exemple, la gentrification qui affecte l’ouest de la Réunion ?
Ce phénomène suscite bien des sentiments amers chez les observateurs soucieux, justement, de préserver l’identité du bon peuple réunionnais. Le problème est que leur plainte est difficilement audible dès lors que les envahisseurs relèvent de la même catégorie à laquelle les réunionnais sont eux-mêmes assignés par la République, à savoir celle de citoyens français.
La loi est dure mais c’est la loi et elle est ici très claire de sorte qu’il n’y a rien à redire : les nationaux se déplacent et s’installent librement sur tout le territoire et les autochtones ne peuvent que subir en râlant, mais sans moufter, si d’aventure leur pays apparaît soudainement attractif pour des individus aisés qui ont les moyens de venir, de s’installer et d’acquérir des propriétés à des prix qui enflent en raison d’une simple logique de marché. Ainsi, il y a un demi-siècle déjà, j’entendais les habitants des Alpes qualifier de doryphores — donc de nuisibles envahissants — les marseillais aisés qui affluaient vers leurs résidences secondaires durant les week-ends et les vacances.
Une nation souveraine pourrait s’opposer à l’invasion d’exogènes fortunés en instaurant des restrictions légales comme l’a fait, par exemple, Madagascar. Mais la Réunion n’est qu’une région, pas une nation et sous le rapport de la maîtrise des flux de population, non seulement elle ne dispose d’aucune souveraineté légale mais elle serait malvenue d’y songer tant les politiques européenne et mondiale actuelles sont toutes acquises à l’idée de liberté de circulation des populations et à l’accueil des étrangers en souffrance.
Telle est la contradiction terrible à laquelle l’île se trouve confrontée. Comment s’affirmer accueillante, diverse et modèle de vivre ensemble tout en s’opposant au « grand remplacement » des populations de l’ouest ? Ma conviction est que ce nœud gordien de l’avenir réunionnais peut seulement être tranché et, je le dis à regret, je doute que ce geste puisse être accompli à la Réunion.
Luc-Laurent Salvador
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