UN CONFLIT QUI CACHE DE GRAVES ACCUSATIONS
Derrière la grève exceptionnellement longue d’une dizaine de salariés de Soliha, se profilent de lourdes accusations contre la direction. Deux plaintes à deux ans d’intervalle incitent la parquet à rouvrir l’enquête. Le directeur Mikaël Sihou et la présidente Viviane Payet Ben Hamida se défendent de tout favoritisme.
Est-ce la somme des jours de grève — plus de 50—, le poids de deux plaintes au pénal, ou la divulgation des organigrammes d’une dizaine de « loges » « culturelles et philosophiques » qui réactive aujourd’hui une enquête sur la gestion de Soliha, ex-Pact Réunion ? Sans doute la combinaison des trois.
Le parquet de Saint-Denis a en effet décidé d’ouvrir une enquête après avoir pris connaissance de la deuxième plainte émanant, semble-t-il, de salariés de cette association au service de l’habitat qui intervient en faveur des plus pauvres, grâce aux subventions de l’Etat, du Département et de la Région. Il s’agirait cette fois-ci de non-grévistes alors que, rappelons-le, sur une quarantaine de salariés, une dizaine d’ « anciens » occupent les pieds de grève de Saint-Denis et Saint-Pierre depuis le 25 avril dernier.
Soutenus par le syndicat UR 974, ils réclament le départ du directeur général Mikaël Sihou, en poste depuis octobre 2020, élu conseiller régional l’année suivante. Il siège dans les rangs de la majorité. Il se voit reprocher une dizaine d’embauches et le recours à de nouveaux prestataires. « Ils ne savent pas faire et les dossiers n’avancent pas, commentent les contestataires. Nous ne pouvons plus travailler et nous sommes confrontés au mécontentement des familles bénéficiaires ».
La peur de la faillite
Les grévistes expliquent leur détermination par leur conviction de devoir « sauver leur outil de travail » qui serait menacé de liquidation du fait de la mauvaise gestion du nouveau directeur. Celui-ci reconnaît en effet qu’un point de non-retour risque d’être atteint du fait de cette grève exceptionnellement longue. Mais il estime que les difficultés de Soliha ne datent pas de son arrivée et ne lui sont pas imputables.
Il est soutenu par la présidente, la conseillère départementale saint-andréenne, Viviane Payet Ben Hamida. Elle relève comme lui un passif ancien avec de nombreux dossiers en retard. Sans parler d’opérations de RHI (Résorption de l’habitat insalubre) datant de plus de vingt ans, des surcoûts liés à l’amiante et des méthodes de travail dépassées. « Le traitement des dossiers n’est même pas informatisé » confie-t-elle.
Aussi soutient-elle son directeur dans la démarche qu’il a entrepris depuis deux ans pour « moderniser » Soliha. « Nombre de salariés vont partir à la retraite dans les cinq prochaines années, il est important de passer le relais et de revoir notre façon de travailler », explique Mikaël Sihou qui salue l’engagement de son équipe dans l’ouverture de nouveaux dossiers.
L’UR974 réactive sa plainte de 2020
Au-delà de la fragilité des finances de Soliha, qui ont été équilibrées en 2020 grâce au provisionnement de soldes anciens (entre 750 000 et 1 million d’euros), c’est donc un débat sur la compétence et l’intégrité du directeur général qu’ouvre ce conflit social. Cette défiance n’est pas nouvelle : en 2020, les mêmes craintes et les mêmes accusations se portaient sur le mandat de l’ancien président Giovanny Poire accusé d’avoir eu recours à des prestataires tenus par des proches. Cette plainte pour prise illégale d’intérêt était déjà portée par l’UR 974.
L’enquête n’a pas abouti, ce qui a poussé l’UR 974 à la réactiver hier en se constituant partie civile. Il est question de marchés d’un montant global 630 000 €. Selon Mikaël Sihou, les prestataires cités dans cette plainte ont été écartés sous sa responsabilité et trois audits (psycho-social, de gestion et organisationnel) ont ensuite validé le fonctionnement et le projet de modernisation de l’association. Tant le Département, que la Deal (Etat) et la fédération des antennes Soliha exercent leur contrôle.
Reste que la gestion associative autorise une certaine souplesse dans le choix des prestataires, des embauches et des avancements. Mikaël Sihou a beau expliquer prendre ses précautions en ne siégeant pas, par exemple, dans les commissions d’affectation, il est au centre de la cible de la nouvelle plainte, envoyée à la procureure, ainsi qu’au Département, à la Région, à la Deal, à la fédération de Soliha et à la chambre régionale des comptes.
Contre-plainte pour « dénonciation calomnieuse »
Les accusations sont virulentes. Viviane Payet Ben Hamida annonce d’ores et déjà que le cabinet d’avocats de Soliha l’accompagne pour déposer une plainte en retour pour « dénonciation calomnieuse ». Le Département précise de son côté que si une procédure se concrétise il défendra ses intérêts en rejoignant les parties civiles.
En résumé, Mikaël Sihou est accusé de privilégier un réseau essentiellement basé dans l’Est, sa terre d’élection. Un récapitulatif de l’activité des six premiers mois de 2021 montre notamment que la micro-région Est bénéficiait de plus de 2 millions d’euros de chantiers de rénovation (1,2 M€ pour la seule commune de Saint-André) contre 1M€ en moyenne pour les autres micro-régions.
« Il s’agit de dossiers lancés avant mon arrivée à la direction de Soliha », tempère Mikaël Sihou. Il se défend d’avoir privilégié quiconque tant pour des promotions et embauches que pour des passations de marchés dans une période de mutation où il y a eu une dizaine d’embauches et des changements fréquents de prestataires. Mais ses détracteurs pointent le vaste réseau tant syndical que politique qu’a construit l’élu régional.
Voyage au coeur des « grandes loges » et des « Francs créoles »
Des documents, censés rester discrets, circulent désormais à propos de l’activité « culturelle et philosophique » des « Grandes loges ». Les statuts officiels des associations loi 1901, « supports civils de gestion » de ces loges, ont été sortis des archives préfectorales. Ils font apparaître que Mikaël Sihou préside à la fois une « Grande loge territoriale initiatique de l’océan Indien », la « Grande loge territoriale des francs créoles » et l’association Dina Morgabin, « affiliée à la grande loge territoriale des francs créoles des Mascareignes ».
On trouve à la direction d’une dizaine d’association affiliées à ces loges des fonctionnaires territoriaux, des entrepreneurs, avocats, chargés d’opération de bailleur social, nouveaux embauchés de Soliha et même un contrôleur de la Direction du travail… « On sort des limites du combat syndical, déplore Mikaël Sihou. Il y a des réseaux partout, je ne suis pas le seul à oeuvrer dans des associations caritatives ou philanthropiques. Là il s’agit de ma vie privée, je ne comprend pas pourquoi on en profite pour demander la destitution d’un directeur réunionnais ».
Un premier protocole élaboré par le conseil d’administration de Soliha prévoyait dans ses trois premiers articles la mise en place d’une « assistance extérieure au Directeur Général dans les tâches de médiation, management, communication et organisation », la création d’un comité d’ orientation stratégique et la nomination d’un Directeur(trice) des Ressources Humaines et des Moyens.
Cela n’a pas satisfait les grévistes qui continuent à demander la tête de Mikaël Sihou.
Franck Cellier