50 ANS APRÈS, QUE DIT LE RAPPORT COUSSERAN DE LA SOCIÉTÉ RÉUNIONNAISE ?
Le préfet Cousseran dressait en 1971 le portrait d’une société réunionnaise où la classe avancée tirait le plus grand profit des aides publiques au détriment de 60% de la population confrontée à la vie chère, au mal-logement et à l’illettrisme. Il y critique sans concession une classe politique ayant tout intérêt au statu quo. Qu’est-ce qui a vraiment changé aujourd’hui ?
Pour approfondir le sujet, une conférence est donnée à Saint-Denis le mardi 7 juin 17h30 (Université Amphi Genevaux).
Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Sans doute y a-t-il eu foule de rapports sur cette petite île depuis que les premiers Français y ont débarqué. Pourtant, dans ses longues recherches sur la période contemporaine de La Réunion, c’est celui que le préfet Paul Cousseran a remis à Michel Debré le 30 juin 1971 qui a le plus marqué l’historien Gilles Gauvin.
On comprendra, à l’écoute de l’entretien qu’il a accordé à Parallèle Sud, que ces 11 pages résonnent fortement avec le « mal-développement » de ces cinquante dernières années.
Regards croisés de Christian Landry, Gilles Gauvin, Raoul Lucas, Mario Serviable, Wilfrid Bertile, Jeanne et Michel André et Gilbert Aubry
L’Académie de l’île de La Réunion – Société savante édite et commente « Le rapport Cousseran ». On peut y découvrir les regards de Christian Landry, Gilles Gauvin, Raoul Lucas, Mario Serviable, Wilfrid Bertile, Jeanne et Michel André et Gilbert Aubry. L’évêque conclut l’ouvrage par un appel à une Conférence territoriale élargie.
Paul Cousseran, figure de la Résistance, est d’abord ce préfet qui rompt avec la gouvernance post-coloniale de la guerre froide. Il est l’anti-Perreau-Pradier qui, entre 1956 et 1963, avait couvert et organisé la fraude électorale permettant aux « nationaux » de rafler tous les postes électifs au détriment des « progressistes » et « autonomistes ».
Paul Cousseran met fin à la fraude, ce qui lui vaut l’aversion féroce de la classe politique dominante sans pour autant lui attirer la sympathie des communistes et autonomistes qui voient en lui ce qu’il est : un Gaulliste convaincu combattant toute velléité d’indépendance.
Les mêmes maux à la racine des émeutes du Chaudron et du soulèvement des Gilets jaunes
Cinquante ans après, c’est au-delà du contexte historique de l’affrontement entre Michel Debré et Paul Vergès, que transpire le constat d’une société réunionnaise profondément inégalitaire. Paul Cousseran écrit dans son rapport les cruautés et les lâchetés qui, finalement, continuent de charpenter l’organisation sociale de La Réunion.
Les plaies décrites en 1971 sont les mêmes que celles qui ont provoqué les émeutes de 1973 et 1991 au Chaudron et de novembre 2018 sur une quarantaine de barrages érigés sur toute l’île par les Gilets jaunes. Ces Gilets jaunes qui ont crié à la ministre Annick Girardin que La Réunion était : « le 4ème département le plus corrompu, le 2ème département dans l’utilisation du glyphosate, le 1er département en terme de chômage et le 1er département sur le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté ».
Le rapport Cousseran est empreint de certains clichés coloniaux mais surtout sans concession. Il faut savoir le lire pour mieux comprendre les puissants contre-courants qui empêchent l’émancipation du « peuple » réunionnais. Le terme est ici emprunté à la conclusion de Gilbert Aubry évoquant : « Nous somme tous de ce peuple que nous n’avons pas le droit de décevoir ».
Franck Cellier
Les principaux extraits du rapport Cousseran
Voyons les phrases à surligner de ce rapport : Paul Cousseran le débute par le constat d’une société divisée en deux. 40% de la population est qualifiée de « société avancée » (40 000 voitures et 27 000 télés). Les 60% restants sont « la société rurale primaire » marquée par l’analphabétisme, les carences alimentaires, l’alcoolisme, la surpopulation. Attention cliché : « L’usage du dialecte créole provoque un retard scolaire d’au moins 2 ans ».
La « société avancée » se voit reprocher de ne s’intéresser qu’à « la satisfaction de ses propres besoins ». « Une tendance générale à l’amortissement accéléré et aux prises de bénéfices importantes empêche les entreprises de dégager des sommes suffisantes pour mieux payer la main d’oeuvre ». « Les cultures d’approvisionnement et de spéculation sont souvent entre les mains d’une oligarchie de paysans aisés », dit encore Cousseran;
« L’aisance monétaire est considérable dans la société avancée parce qu’elle bénéficie presque seule de toutes les facilités créées par les pouvoirs publics pour la lutte contre le sous-développement. (…) L’argent repart volontiers en Métropole sans avoir accompli dans le pays un circuit prolongé ».
« Des ententes assurent dans tous les domaines un « numérus clausus » rigoureux et une défense efficace contre toute tentative de compression des prix de vente des biens et services ». A cela s’ajoute : « L’évolution trop lente des mentalités, le mépris humain qui résulte des différences ethniques, d’un trop grand écart de niveau de vie et de culture, constituent finalement le principal facteur de stagnation ».
Rapports féodaux d’allégeance
Le préfet explique « la rapacité des bénéficiaires » par leur crainte de voir leurs avantages disparaître. « beaucoup pensent que « c’est trop beau pour durer » ». « La « middle class » nouvelle continuant d’ailleurs elle aussi à tirer profit du sous-développement du reste de la population, elle n’a donc pas intérêt à ce que l’écart des niveaux de vie se réduise ».
Quant à l’engagement politique de « la société rurale primaire », Paul Cousseran écrit : « Le prolétariat et le petit paysannat agricole conservent, avec les grands propriétaires terriens, les sociétés sucrières, et d’une façon générale, les notables ruraux, des rapports féodaux d’allégeance ». « La faiblesse des revenus de l’électeur l’incite à aliéner sa liberté de vote en échange de quelques prébendes ou par crainte de quelques représailles ».
Il dresse un tableau sans illusion des « notables » : « Les notables entretiennent avec l’administration des rapports ambigus. Ils veulent la contraindre à défendre le statu quo économique et politique, et la confiner dans un rôle d’exécutant. Ils comptent sur elle pour assumer seule la lutte contre les communistes et l’incitent constamment à employer tous les moyens même illégaux. Mais ils se gardent bien de s’engager eux-mêmes car ils veulent sauvegarder les chances d’une réconciliation éventuelle avec les leaders communistes dans l’hypothèse de l’autonomie ou de l’indépendance.
Le parti communiste, enfin, en faisant volontiers converger ses attaques sur les hommes nouveaux, encourage délibérément le statu quo pour sauvegarder le potentiel révolutionnaire en vue du « grand soir ». Toutes ces forces jouent conjointement en faveur d’une stabilité passagère ».
Le préfet analyse les espoirs et déceptions de la décentralisations : « Les revendications de responsabilités des nouveaux élus se mêlaient en 69 à des nostalgies confuses du régime colonial où une petite assemblée de notables assiégeait un Gouverneur isolé. On rêvait d’un Gouvernement par les élus. (…) Les Réunionnais pensaient que la régionalisation combinerait les avantages de l’intégration avec ceux de l’autonomie. Ils déchantent et nous font payer après coup leurs arrière-pensées ».
Unanimité fallacieuse
Dans la même veine, il souligne la défiance vis-a-vis des métropolitains : « La Réunion est un pays où les tensions sociales, quoique latentes et amorties par la dispersion volontaire de l’habitat et par l’indolence, ont toujours été extrêmement fortes. Désireuses d’atténuer ces tensions, les catégories bénéficiaires de la situation économique et politique actuelle cherchent à opérer un transfert assez habile sur les métropolitains en général, et l’administration en particulier. Telle est la source de ce « créolisme » à fleur de peau par lequel les notables créoles recherchent volontiers à créer une unanimité fallacieuse en montrant le « zoreil » du doigt ».
La dernière partie du rapport Cousseran listent des propositions, dont la plupart sont toujours d’actualité : disparition du colonage, développement des coopératives agricoles, création d’une régie départementale des transports financée par la taxe sur l’essence, amélioration de l’habitat, équipement des hauts, intercommunalité, etc.
Nous retiendrons le passage sur l’octroi de mer et la surrémunération : « L’octroi de mer, impôt neutre et inflationniste, devrait être supprimé pour de nombreux produits, quitte à retrouver la ressource fiscale correspondante grâce à l’aggravation de l’impôt sur le revenu, à moins que le ministère des Finances accepte d’accorder aux collectivités locales une subvention correspondant aux économies que l’Etat réalise par le blocage partielle des rémunérations de la fonction publique ».
Et celui sur la mobilité qu’on appelait alors, sans complexe, « la migration » : « L’intensification des migrations peut être obtenue grâce à une meilleure application de l’aide financière (Institution d’un prêt d’honneur au départ et octroi d’un aller-retour gratuit au remboursement de ce prêt). (…) L’institution de charters de migrants peut être combinée aux vols affrétés destinés aux fonctionnaires. (…) L’information des travailleurs déjà émigrés en métropole sur les emplois devenant disponibles à La Réunion permettrait d’éviter l’afflux actuels de personnel qualifié d’origine métropolitaine ».