Comment habite-t-on des territoires aussi éloignés que la Guyane, la Martinique, La Réunion ? Quels points communs partageons-nous dans notre rapport à la terre ? Le projet « La bou sou la po » rapporte la parole d’habitants de tous âges et de toutes cultures rencontrés sur place. Mené conjointement par des artistes et des financements de ces trois territoires, il aboutira à la réalisation d’une pièce de théâtre en 2025.
« “La bou sou la po” est né d’éclats de désespoirs pris dans le cœur, effet miroir et effet papillon à la fois, acte politique et poétique à la fois, larmes et rires à la fois, dignité et cynisme à la fois. Comment on habite un territoire, de manières différentes, comment on en prend soin… Ce sont des sujets qui me touchent depuis toujours. Ca concerne nos territoires, leur avenir et celui de la planète. »
C’est ainsi que l’autrice et comédienne Lolita Monga résume la démarche du projet dont elle est à l’initiative, « La bou sou la po », mené conjointement sur trois territoires : la Martinique, la Guyane et La Réunion. Un projet inédit, « on a déjà travaillé avec des acteurs d’autres territoires mais un projet conjoint, c’est la première fois », précise-t-elle.
« La déception de ne pas pouvoir vivre sereinement »
La comédienne revient d’une résidence en Guyane où, avec l’auteur haïtien Faubert Bolivar et le metteur en scène guyanais, directeur du théâtre de Macouria, Gregory Alexander, elle a recueilli la parole d’habitants. De Mana à Saint-Laurent-du-Maroni, ils ont rencontré des hommes et des femmes de tous âges et de toutes cultures, de toutes conditions sociales aussi. L’objectif : écouter leur rapport à leur terre. Des terres marquées par des transformations, pollutions, dénaturations, appropriations de diverses formes.
«On charrie la terre, on laboure la terre et ça se déplace en poussière, ceux qui travaillent dans les champs mangent sur les parcelles. Et ensuite, ils emmènent cette terre chez eux. Cette terre qui, d’années en années, pénètre nos pores et nous emmène doucement vers la mort. »
Parole d’une habitante de Martinique.
Lolita Monga explique le contour de “La bou sous la po”. « Par ce projet, nous souhaitons parler de l’intime, des vies et des corps meurtris, donner la parole à ces hommes et femmes qui ont fait de leurs métiers, de leurs vies, de leurs amours pour la terre, une arme qui s’est retournée contre eux et contre les autres. Mettre des mots sur la souffrance, sur leur déception de ne pas pouvoir vivre sereinement avec l’environnement nourricier. »
L’autrice réunionnaise a été marquée par sa rencontre avec des éleveurs réunionnais qui avait fait le choix de sortir de leur exploitation pour dénoncer les maladies qui rongent les cheptels. Elle en a d’ailleurs tiré une première pièce de théâtre, le Téat sarèt en 2020.
« La terre, c’est la culture »
Dans ce nouveau projet, « on pose la question du rapport à la terre qui est volontairement large pour que chacun puisse y mettre son histoire, pour que chacun se sente libre de raconter », poursuit Lolita Monga. « Les gens parlent de leur vécu, de la manière dont ils vivent, dont ils mangent, dont ils appréhendent le monde… Ils parlent très vite de la culture. C’est important pour eux parce que la terre c’est la culture. »
« Mes camarades et moi-même avions quelque part l’intuition que quelque chose d’un ou plusieurs enjeux communs, pas nécessairement liés au seul fait colonial, se tricotait entre nos territoires par delà les « outre », les mers et les cultures », avance Gregory Alexander. « Avec Faubert Bolivar, auteur haïtien résidant en Martinique et Lolita (de La Réunion), nous avons convenu d’interroger cette forme d’intuition, par l’écriture de ce projet dramaturgique. »
Malgré des territoires très éloignés les uns des autres, qui se connaissent peu et entretiennent peu de relations, les histoires se répondent en écho.
Le rapport à la France, les différences entre la culture occidentale et les cultures locales, les langues qui disparaissent, la perte de repères de jeunes entre traditions et modernité, les problèmes liés au foncier…
Rivières et sols pollués
A La Réunion, il y a eu les enfants de la Creuse, en Guyane, les Amérindiens racontent les enfants de leurs tribus envoyés très jeunes en pensionnat catholique pour y être assimilés de force. En Martinique, on connaît les dégâts sur la terre et les corps liés à l’utilisation pendant des années du chlordécone dans les cultures de bananes. En Guyane, les habitants parlent de l’orpaillage illégal. Les rivières sont polluées par le mercure déversé pour agglomérer les particules d’or. Les enfants et la population tombent malades. « Il y a la base spatiale de Kourou, on a déplacé les personnes et on ne sait pas encore les conséquences sur les populations », fait remarquer Lolita Monga. « On pourrait faire des parallèles avec les essais nucléaires à Tahiti… On sert tous de territoires d’expérimentation. »
« Au-delà de la sensation de plonger dans une abysse infinie de vécus, laissée par les rencontres, il y a tout de même un à plusieurs dénominateurs communs qui s’en dégagent », souligne Gregory Alexander. « A plusieurs reprises, sur des territoires aux enjeux différents, certaines réflexions reviennent. Comme par exemple, la conscience partagée d’un espace écologique abimé par la captation arbitraire d’acteurs ayant peu d’égards pour les sols et la santé des habitants. On retrouve souvent cette idée. » Extraits :
« Combien de terres rétrocédées ? Combien de jeunes pendus à la corde sur une terre qui ne nous offre pas d’avenir ? Si tu n’as pas de raison de vivre, trouves une raison de mourir. »
Habitant de Guyane
« Ici on ne fait pas de l’élevage mais de la gestion des pathologies »
Habitant de La Réunion
Rapport aux ancêtres
Et puis, il y a ces rapports à la terre qui font des ponts entre les océans. « On retrouve beaucoup de choses surtout en Guyane par rapport aux rituels. Les bushinengue, les Amérindiens, ont un rapport aux ancêtres très fort, semblable à celui que nous avons à La Réunion avec des différences bien sur. »
« La terre n’est pas seulement la terre, tout est lié, le monde d’en bas, le monde d’en haut, le monde parallèle. Il y a toute une vie dans ces jardins là, un infiniment petit et un infiniment grand. C’est la vie, même dans les nuages il y a la vie, il y a les créatures, il y a les TOUKAYANAS. »
Parole d’un habitant de Guyane
Lolita Monga raconte comment, pendant son court séjour, sur les berges du Maroni, elle a vu les Amérindiens vivre en ayant conservé leurs pratiques traditionnelles : « On était logé en territoire amérindien. Il y avait la boutique chinois, ils vont acheter des produits au supermarché à coté, mais autrement, les gens vivent vraiment selon leur culture. Ils vont à la chasse, à la pêche, ils vivent au quotidien leur culture. »
« En Martinique, c’est encore différent, tu sens qu’il y a une perte, les gens parlent de ce qu’ils ont perdu. A La Réunion, on a quand même conservé pas mal de choses, chaque communauté, a toujours ses traditions et sa culture. On a plusieurs communautés différentes, comme en Guyane. A La Réunion, je pense qu’on est dans une sorte de cohabitation des cultures qui permet à la fois d’appartenir au système et en même temps de conserver sa culture. »
« Il faut garder l’espoir, l’espoir est comme les rapides du fleuve à remonter. Tenir bon ! L’ancien a dit : « Notre résistance est d’unité sous-marine ». Il faut prendre le jour comme on prend le fleuve. Il faut prendre la nuit en parenté avec le jaguar. »
Un habitant de Guyane
« On ne peut pas se passer de la parole de ce que les gens vivent au quotidien », estime Lolita Monga. « Dans le monde dans lequel on vit, il est urgent d’en tenir compte. Leur parole est rarement entendue, écoutée et pourtant, elle est très riche et témoigne de notre monde d’aujourd’hui. Ce sont des paroles qui touchent. Des paroles qui ont façonné les contes et les légendes. Le théâtre sert aussi à ça. »
Le projet « La bou sou la po » débuté il y a deux ans en Martinique a déjà permis de rassembler une centaine de témoignages. Dans un second temps, ceux-ci seront réécrits pour être ensuite mis entre les mains d’un metteur en scène martiniquais, Nelson-Rafaell Madel. Une première résidence devrait avoir lieu début 2025 en Guyane, avant que le spectacle ne soit officiellement lancé à la suite d’un mois de répétitions à La Réunion. Sur scène, il sera joué par deux comédiens réunionnais, Lolita Monga et Kristof Langrom, un comédien martiniquais, un comédien guyanais.
Jéromine Santo-Gammaire