BD REPORTAGE
Nous avions rencontré Hippolyte chez lui en 2022. Nous avions évoqué avec lui sa carrière de journaliste-reporter, d’auteur de BD, ses engagements, son militantisme, le regard qu’il porte sur le fonctionnement de notre monde. Il nous raconte cette fois les coulisses de l’écriture de sa dernière BD : Le Murmure de la Mer.
Un premier papier il y a deux ans
A l’époque, il avait pour projet l’édition d’une BD retraçant son expérience vécue dans les locaux de SOS Méditerranée, et sur le navire Ocean Viking qui porte secours aux migrants en Méditerranée. A partir de son très épais carnet de voyage, d’enregistrements, de photos et de croquis faits soit pendant ces périodes, soit au retour, il avait matière à travailler. Il avait aussi publié plusieurs longs articles sur le sujet dans le journal Libération, partagé 48 reportages sur le site suisse « Heidi». Mais il avait d’autres projets. Entre temps est sortie sa BD Mademoiselle Sophie (ou fable du lion et de l’hippopotame) sur le thème de l’obésité, un petit bijou ! Et depuis quelques semaines, on peut trouver en librairie sa dernière BD : Le Murmure de la Mer.
Une BD différente
Cette BD est beaucoup plus personnelle que les précédentes. « Avec cette BD, dit-il, j’ai voulu expliquer la situation et surtout aller sur place pour faire passer les émotions pour que le lecteur puisse se mettre dans mes pas. J’ai eu cette chance-là, tout le monde devrait l’avoir. Ça aiderait à rendre le monde meilleur. Et c’est simple, tu prends quelqu’un, tu lui apportes du soin, et cette personne-là, ça la réconforte et elle te sourit ». On y découvre d’abord Hippolyte à la Réunion avec son fils et les différents allers-retours effectués jusqu’à pouvoir enfin embarquer sur l’Ocean Viking.
« La planète sortait à peine de l’épisode covid, rien n’était simple, et la vie des migrants était tout sauf une priorité » poursuit-il. Tous les bateaux ou presque sont restés bloqués à quai pendant des semaines parfois sans véritable raison, car pendant ce temps des navires marchands et parfois des bateaux de croisière circulaient sans souci. Une première idée des priorités qui sont celles des gens qui nous gouvernent…
« Sauver ça nous sauve »
« On est dans un rapport de domination du monde occidental sur le reste du monde qui perdure et se maintient. On n’est toujours pas sur des projets de société basés sur l’humanité, le partage, l’ouverture, mais plutôt sur du repli, de la peur. Et pourtant de tous temps les gens ont bougé, et ils bougeront de plus en plus à cause des guerres, des famines, du réchauffement climatique, … parce qu’ils n’ont pas le choix. Quand on écoute la droite ou les macronistes, tous ces migrants qui arrivent sont de potentiels terroristes, alors que ces gens ont risqué leur vie. Le monde n’a jamais été aussi fermé que maintenant. Les politiques ne parlent que de haine et de différences, jamais d’espoir, ni de projet de société. On peut tous faire un peu à notre niveau, c’est ce que j’explique dans la BD, en fait sauver ça nous sauve ! » » ajoute-t-il.
Une BD sous forme de reportage illustré
Cette BD qu’il signe seul (scénario et dessins) est un « pavé » de plus de 200 pages, il y a tant de choses à raconter, à écrire, tant de témoignages importants. Entre dessins, croquis parfois très épurés, certains à la gouache « qui apportent de la douceur », il y a aussi le témoignage d’Hippolyte et de nombreux échanges sous forme de dialogues. S’y ajoutent des photos prises notamment sur l’Océan Viking qui sont poignantes de vérité.
Hippolyte suit SOS Méditerranée depuis sa création en 2015. A l’époque, grâce à l’opération Mare Nostrum, les autorités italiennes avaient sauvé autour de 150 000 migrants. Mais notamment sous la pression de l’extrême droite qui disait que l’Europe allait être envahie, tout a été arrêté et SOS Méditerranée se crée. Et puis arrive le covid…
Covid, secours bloqué, cynisme de l’Europe
Plus aucun transport, puis des quarantaines, des bateaux bloqués au port… Pas facile pour Hippolyte de mener son projet ! Une première fois, longue attente à Marseille. « L’Ocean Viking avait recueilli trop de migrants, … C’est d’un cynisme absolu ! » dit-il. Puis longue attente en Italie, avant un retour forcé à la Réunion. Pendant ce temps dit-il « les migrants continuent de traverser la Méditerranée, ils arrivent sur des plages, parfois vivants, mais on découvre également de nombreux corps. L’Europe a transformé la Méditerranée en fosse commune. Le murmure, c’est le murmure de ces gens, ce murmure qu’on ne veut pas entendre mais qui est toujours là, c’est aussi celui des sauveteurs, le murmure de ceux qui se battent pour essayer de rendre un peu de notre dignité » dit-il dans un long reportage YouTube.
Un témoignage sur le secours aux migrants
Le secours bien sûr se fait avec des bateaux, des sauveteurs, mais il y a autour toute une organisation logistique pour préparer les expéditions (matériel radio, médical, gilets, habits, couvertures, nourriture…), et financière. « 91% des ressources de SOS Méditerranée viennent de dons privés, une journée à bord coûtait 14000€ avant le covid et la guerre en Ukraine, aujourd’hui 24000€, notamment en raison de l’augmentation du prix du carburant » explique Hippolyte. Dans sa BD, de nombreuses pages sont consacrées à l’attente, et à tous ces préparatifs, mais aussi à la découverte de ces gens qui donnent de leur temps pour en sauver d’autres de la mort. Certains échanges et témoignages montrent aussi à quel point certains ont eux-mêmes été durement éprouvés par la vie.
Deux mois en mer sur l’Ocean Viking. « C‘est le reportage et l’expérience les plus dingues de ma vie, confie Hippolyte, que ce soit en détresse ou en beauté. Le bateau est un océan d’humanité avec des gens qui sont ensemble parfois depuis plusieurs années, qui ont vécu des expériences ailleurs, qui viennent de Centrafrique, de RDC et d’ailleurs » Un peu une grande famille où chacun sait pouvoir compter sur l’autre.
Raconter la grande histoire en passant par la petite
Reporter, il raconte bien sûr ce qu’il se passe à terre, en mer, sur le bateau, mais aussi ces petits témoignages glanés sur le bateau. Celui de ce migrant qui tient précieusement dans sa main des bijoux destinés à sa femme partie avant lui et qu’il espère revoir en Italie, ce qui est quasiment impossible, mais qui lui dit « avec l’amour, on peut tout ». Ce migrant camerounais « qui semblait sorti d’un film de cape et d’épée indien », qui réclame des livres, pour apprendre le français et veut devenir écrivain ou journaliste et commence à écrire son histoire sur le bateau.
Comment s’organise la promotion de la BD ?
« On a contacté tous les grands médias (envoi de la BD avec un mot personnalisé). On est passé dans Quotidien avec Yann Barthès, Médiapart a fait un chouette article. Après c’est un peu le désert, on avait réservé trois jours pour les médias à Paris, on n’a pas eu un coup de fil ! […]. Je passe ce jeudi 18 avril 2024 dans la matinée de Philippe Dornier sur Réunion la 1ère. J’ai un contact avec France 3 Paca et avec Sigrid Chane Kaye Bone pour son émission hebdomadaire. Mais bon, quand il y aura un drame, ils vont m’appeler… »
« Je sors grandi de cette expérience »
« Ce projet est sans aucun doute le plus grand, le plus abouti que j’ai fait. Je pense qu’il est utile parce qu’il apporte de l’humanité, de la beauté. Graphiquement et narrativement, je crois être au meilleur de ce que j’ai fait. Je suis rentré, ma mission est terminée, mais le drame continue. Des gens continuent à mourir. On s’est occupé d’eux pendant un moment, ce qu’ils deviennent, on ne le sait pas même si on sait bien que pour eux, c’est très compliqué ! On continue à construire de nouveaux murs, on empêche les gens d’entrer. Le message que je veux faire passer, c’est vraiment : sauver ça nous sauve, il n’y a rien de plus beau que ça. Ces gens je les ai aidés, mais ils m’ont aussi beaucoup aidé, et j’en suis ressorti plus grand. »
L’entretien a été en permanence empreint d’empathie et d’une profonde humanité. Hippolyte reverse la moitié des droits de son album à SOS Méditerranée. Une raison de plus pour l’acheter et pourquoi pas pour l’offrir !
Dominique Blumberger
Un moment marquant : Au départ, il n’était que journaliste, et quand des sauveteurs l’emmenaient, il était au fond du bateau avec pour consigne de ne pas gêner. « Un jour, on arrive à proximité d’un bateau où il y a 20 bébés. Et là je me retrouve alors avec un bébé de deux mois dans les bras. Comme on sauve d’abord les bébés, il est séparé de sa maman. Il est d’abord très calme, alors que moi je chiale, puis il se met à hurler. Alors je pense à mon fils, je lui caresse la joue, et mon doigt se met dans sa bouche. Sans doute l’un des plus beaux moments de ma vie ».
Court échange avec le fiston Archibald dont il parle dans la BD :
Parallèle Sud : « Ton prénom est celui du capitaine Haddock, ton papa tu le vois plutôt comme Tintin reporter ou comme Hergé auteur de BD ? »
Archibald : « Quand on me demande y fait quoi ton papa, je réponds qu’en fait il fait un peu de tout. Il est reporter, il est journaliste, il est dessinateur, il est aussi auteur ».
P.S. : « Ne pas voir son papa pendant des semaines, ça doit être difficile, et pourtant tu l’as incité à aller au bout de son reportage, tu peux nous dire pourquoi ? »
Archibald : « J’ai vu que quand il est parti et qu’il y est retourné, ça lui tenait vraiment à cœur. C’est un projet dans lequel il s’est mis à fond, il voulait vraiment aller au bout. Alors je lui ai dit qu’il fallait qu’il fasse d’abord ce qu’il devait faire avant de penser à moi. »
P.S. : « Quand ton papa part pour ce type de reportage, ça ne fait pas un peu peur ? »
Archibald : « Un p’tit peu quand même surtout quand il a parlé des gardes côtes libyens qui étaient armés, et qu’il aurait pu y avoir des conflits, oui, j’ai eu un peu peur. »
Elles en parlent…
Caroline Abu Sa’Da, directrice générale de SOS Méditerranée Suisse écrit dans la préface de la BD : « Hippolyte a cette capacité à être un mélange très particulier de candeur absolue et de lucidité terrible sur le monde. Il est fâché. Des injustices, de la misère, de l’ignorance qui mène au racisme et au rejet. […] Le murmure de la mer fait du bien. Il est juste, il explique, mais avec poésie. C’est une histoire d’espoir, de liens, de motivation, d’envie d’agir. »
Muriel (lectrice) : « Avec le murmure de la mer, Hippolyte pose un regard nouveau sur notre vision de la crise migratoire en Méditerranée. Il nous plonge dans un panel d’émotions tellement vastes qu’elles peuvent en devenir contradictoires. On enrage de ce monde qui marche sur la tête et abandonne les siens pour de sombres raisons. On pleure en découvrant le parcours inhumain qu’ils subissent pour rejoindre l’Europe. Et puis on retrouve foi en l’humanité en découvrant ces sauveteurs ou la résilience des réfugiés. Les dessins sont magiques et poétiques, les photos nous ramènent à la réalité. Bref, quand on a tourné la dernière page on a voyagé nous aussi et on n’est plus pareil … »
Maé (lectrice) : « En lisant le murmure de la mer, j’ai appris beaucoup de choses. C’est intéressant d’avoir un regard plus humain que statistique sur la crise des migrants. C’est différent de ce qu’on a l’habitude de voir dans les médias. En plus les dessins d’Hippolyte sont merveilleux, et son écriture tellement touchante et poétique. Je recommande à toutes et tous de le lire ».
Extraits…
« L’Océan Viking c’est comme une main qui se tend en pleine mer. L’extrémité d’un corps qui tient par la volonté de l’humanité de millions de citoyens. Une main pleine d’amour et d’espoir ».
« Un navire ne choisit pas le nombre de vies de vies à sauver ou à laisser à la mer »
Ces paroles d’un migrant : « Vous nous avez sauvés, vous avez sauvé des vies, vous avez sauvé l’humanité ».