La France noire qui vote « bleu-blanc-rouge » pour Le Pen

 [LA PRÉSIDENTIELLE VUE DES OUTRE-MER]

Le vote en faveur de l’extrême-droite progresse de façon continue dans l’Outre-mer français depuis vingt ans : le Rassemblement national (RN), le parti de Marine Le Pen, est celui qui y a recueilli le plus de voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2017.

Ils forment presque 5% du corps électoral français : les électeurs répartis entre La Réunion, Mayotte, la Guyane, les Antilles françaises et les territoires du Pacifique ont toujours représenté un enjeu de taille. À l’heure où le paysage politique hexagonal est plus fragmenté que jamais, l’appoint de ces voix perçues (à tort) comme un bloc, paraît crucial. Premier volet de notre « Poste d’observation sur les Outre-mer » d’ici à l’élection présidentielle d’avril prochain. 

Environné de parois à pic striées de vertigineuses cascades, le village de la Plaine-des-Palmistes est typique des Hauts de La Réunion. Ici, la distinction ville/campagne n’existe pas, seule compte la dichotomie entre « Hauts » et « Bas », entre le littoral urbanisé et les écarts semi-ruraux, plus ou moins enclavés, très mal desservis par les transports en commun, aux taux de pauvreté et aux indicateurs sociaux affolants. 

L’intérieur, les Hauts, les cirques, les Plaines, c’est aussi là que – lorsque La Réunion était une « île à sucre » gérée par la Compagnie des Indes – les esclaves se sont enfuis. Ils pratiquaient le marronnage, ont établi des royaumes résistants à la société coloniale. Là, dans la forêt primaire, entre les fougères arborescentes, dans ces villages qui sont aujourd’hui de hauts-lieux d’un tourisme « nature » très prisé – la totalité de l’intérieur de l’île est classée au patrimoine mondial de l’Unesco – Marine Le Pen réalise des cartons lors des scrutins nationaux. 

Le 20 décembre 2021, jour férié sur l’île pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1848, la fille de Jean-Marie Le Pen tenait meeting à la Plaine-des-Palmistes. Sans que cela choque grand-monde. Seule la fédération locale du parti socialiste (PS) s’est ému dans un discret communiqué de ce que « son héritage, qui véhicule encore les notions de nationalisme exacerbé, de xénophobie et d’intolérance, entache cette commémoration locale qui tient pour nous, Réunionnais, de véritable fête identitaire. » 

Le Pen en tête à la Plaine des Palmistes et au Tampon

« Moin la akéy Marine Le Pen un 20 désamb’ parce qu’elle était à La Réunion ce jour-là mais cela aurait pu être aussi bien le 19 ou le 25 : cela n’a aucun rapport, affirme dans un mélange de créole et de français Johnny Payet, depuis son bureau de maire (sans étiquette) de la Plaine. Elle a été reçue autant par Johnny Payet que par un maire réunionnais parce que j’ai eu le soutien total de ma majorité. Dans mon équipe, il y a des gens de gauche, de droite, du centre, mais pour cette occasion nous étions tous d’accord. Je lui apporte mon soutien et mon parrainage : j’ai reçu beaucoup de messages de mes collègues maires de l’île qui m’ont qualifié d’élu courageux. »

Johnny Payet, maire de la Plaine des Palmistes, assure que toute son équipe était d’accord pour accueillir Marine Le Pen.

À la Plaine-des-Palmistes mais aussi au Tampon, la candidate frontiste a réuni plus de 50% des suffrages au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Elle a réalisé de très bons scores dans d’autres écarts des hauts. Et ce alors que le parti d’extrême-droite n’a même pas d’implantation locale et ne dispose par exemple d’aucune mairie, d’aucun représentant dans les collectivités locales.

Alors, comment expliquer ce succès grandissant à la présidentielle ? Dans les Hauts de La Réunion, l’immigration est inexistante, l’insécurité n’est visible qu’à la télévision. « Si on en est là c’est en grande partie à cause des responsables politiques locaux qui ont fait croire aux citoyens de la Plaine par exemple que lors des élections locales on décide des lois, de comment on est gouverné, qu’on décide tout !, tente avec un brin d’agacement et une bonne dose de désenchantement Amandine Ramaye, élue de gauche au conseil régional, candidate malheureuse à la Plaine-des-Palmistes pour la France Insoumise (LFI) aux dernières municipales. Il y a un énorme ras-le-bol. On leur fait croire qu’aux municipales on vote pour la république de la Plaine-des-Palmistes et que le maire est gouverneur. Ce grand déficit d’éducation populaire, le manque de perspectives pour la jeunesse, l’enclavement et l’absence d’infrastructures, la misère aussi, produisent une frustration considérable. » À La Réunion, le taux de chômage des jeunes (moins de 25 ans) est de 45% en 2020, selon les chiffres de l’Insee : c’est plus du double de celui de la France métropolitaine (20%). 

À Mayotte, elle soutient les manifs contre la Cimade

Il est une autre île de l’océan Indien où la frustration est « considérable », où les indicateurs sociaux donnent le tournis et où Marine Le Pen est reçue à bras ouverts : à Mayotte, 77% de la population vit sous le seuil de pauvreté français. Une part non négligeable survit sous le seuil de pauvreté des Nations-Unies soit avec moins de 1,90 dollars par jour. Jamel Mekkaoui, directeur de l’antenne locale de l’Insee confiait en 2020 à Mediapart que sur cette île de l’archipel des Comores, «  le carrelage dans une maison est un signe extérieur de richesse »

La circulation entre les îles, aussi ancienne que le peuplement de cet archipel d’Afrique de l’Est, dans le canal du Mozambique, est devenue un délit depuis que le gouvernement d’Édouard Balladur, en 1995, a instauré un visa entre Mayotte et les autres îles de l’archipel, Anjouan, Mohéli et Grande-Comore. Les trajets entre Anjouan et Mayotte, environ 75 kilomètres, moins de 5 heures de pirogue, sont qualifiées par l’état français « d’immigration illégale ». « Au total, 20 600 étrangers en situation irrégulière ont été reconduits depuis le début de l’année », écrit en novembre 2021 la préfecture de Mayotte sur son site internet. Ces personnes ont été transportées de force de Mayotte à Anjouan, elles représentent plus de la moitié de toutes les reconduites à la frontière de France.

L’assemblée générale des Nations-Unies a rappelé à 14 reprises « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli ». Ces 20 600 « reconduites à la frontière », c’est-à-dire dans la République des Comores,pour la seule année 2021,représentent des « déportations ou transferts forcés de population » à l’intérieur d’un seul pays selon le droit international. C’est un « crime contre l’humanité » d’après les critères édictés à l’article 7 du Statut de Rome, constitutif de la Cour pénale internationale (CPI). 

« Je viens dire aux Mahorais : je vais régler le problème de l’immigration clandestine », souriait Marine Le Pen, sur le plateau du service public de l’information, La Première, le 16 décembre 2021. « Je suis revenue dire mon amour des Mahorais et de Mayotte, parce que ce territoire souffre au-delà de ce qui est envisageable », déclarait-elle au début de la journée, au tout début de sa tournée de campagne présidentielle dans l’Outre-mer. Avant d’apporter son soutien à une association qui bloquait illégalement les locaux de l’ONG Cimade, agréée par l’État, qui apporte un soutien juridique aux personnes expulsées.

Elle double son score aux Antilles

Ce discours et ces affirmations catégoriques, extrêmes, séduisent une opinion publique mahoraise chauffée à blanc, sur une île où la violence augmente d’année en année. Entre 2012 et 2017, le score de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle s’est amélioré de près de 25 points. La dirigeante du Rassemblement national a réuni 43% des suffrages au second tour de l’élection de 2017, à l’échelle de cette île qui compte 300 000 habitants.

La progression du RN n’est pas aussi spectaculaire partout dans l’Outre-mer mais elle constitue une lame de fond, une constante, sur tous les océans. Aux Antilles française, en Martinique, la fille de Jean-Marie Le Pen a doublé son score en cinq ans, passant de moins de 5% au premier tour en 2012 à plus de 10% en 2017. « La première explication tient au fait que les gens des Outre-mer et notamment ceux des départements ultramarins, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Guyane, Mayotte, vivent très mal la fin de l’État-providence et la distance que les gouvernements successifs de la droite ou de la gauche républicaine ont créé vis à vis d’eux, analyse Pierre-Yves Chicot, maître de conférences de droit public HDR à l’université des Antilles, avocat au barreau de Guadeloupe. Cette distance était connue, établie, pour la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et la Polynésie, qui relèvent d’un article différent de la Constitution française, mais elle est très mal vécue par les territoires où le processus de départementalisation consiste à ressembler le plus possible aux territoires de France hexagonale. L’ancien discours affectif, qui disait “nos” départements d’Outre-mer, de la droite et de la gauche républicaine, a été repris par le Rassemblement national et Marine Le Pen. À telle enseigne que Marine Le Pen, en 2017, avait une partie substantielle consacrée à l’Outre-mer. »

Zemmour, candidat de la « France blanche »

Ce positionnement politique, « à l’ancienne », n’explique pas à lui seul la montée de l’extrême-droite en Outre-mer. Pour Pierre-Yves Chicot, « le deuxième élément d’explication c’est qu’il y a une montée de la xénophobie dans ces endroits parce qu’il y a une immigration clandestine notamment haïtienne en Guadeloupe, Sainte-Lucienne en Martinique et brésilienne, surinamaise, guyanienne et haïtienne en Guyane. Il y a aussi des Syriens qui sont arrivés en Guyane et qui vivent dans les rues. Une partie des citoyens fait une connexion entre l’État providence qui n’est plus aussi généreux avec nous et l’impression qu’il nous faut supporter la misère d’Amérique du sud et de la Caraïbe alors que nous n’en avons pas les moyens. »

Et Éric Zemmour dans tout cela ? Étant donné qu’il est primo-candidat à une élection et que les sondages nationaux, déjà très contestables en métropole, ne prennent pas en compte l’Outre-mer, difficile de se faire une idée précise de la place qu’il pourrait occuper au scrutin d’avril prochain. Pour l’heure, le candidat d’extrême-droite est complètement méconnu dans les départements et territoires français ultramarins. Ses outrances « pour une France blanche, un peuple historique, blanc, pourraient avoir un effet de répulsion chez nous et notamment pour les nombreux Ultramarins qui vivent en métropole, même s’il faut rester très prudent », conclut Pierre-Yves Chicot. Sur le site officiel de ce candidat, on ne trouve aucune mention de l’Outre-mer. Dans son programme, le mot n’y apparaît même pas. La relation la plus étroite connue entre Éric Zemmour et les départements d’Outre-mer est à chercher du côté de ses vacances dans de luxueux hôtels en Martinique et à Saint-Martin.

Loin des plages et des clichés sur les Dom-Tom comme lieux de villégiature et de détente, Marine Le Pen a su transformer des lieux où son père était persona non grata en véritables fiefs électoraux – uniquement à l’occasion des scrutins nationaux. À la Plaine-des-Palmistes, au cœur du Parc national de La Réunion, entre les montagnes striées de cascades, non loin des anciens lieux de marronnage, c’est pour elle qu’une majorité d’électeurs votera en avril prochain. 

Julien Sartre

A propos de l'auteur

Julien Sartre | Journaliste

Journaliste d’investigation autant que reporter multipliant les aller-retour entre tous les « confettis de l’empire », Julien Sartre est spécialiste de l’Outre-mer français. Ancien correspondant du Quotidien de La Réunion à Paris, il travaille pour plusieurs journaux basés à Tahiti, aux Antilles et en Guyane et dans la capitale française. À Parallèle Sud, il a promis de compenser son empreinte carbone, sans renoncer à la lutte contre l’État colonial.