LIBRE EXPRESSION
Les anciens disaient : « Les bœufs se font prendre par leurs cornes et les êtres humains par leur langue. »
Au milieu des années 1850, au moment du triomphe de l’industrie sucrière, lorsque quelques Dionysiens érigent sur la place du Gouvernement un monument, ils mettent en avant leur désir d’embellir la ville. Comme cette île de La Réunion a été généreuse envers eux, ils décident de lui rendre la pareille, d’être généreux envers elle, en dotant sa première ville de squares, qui s’ajouteraient au seul lieu public fréquenté à l’époque, le jardin colonial. Quand ils ont cette idée, ils ne demandent pas à l’État d’agir à leur place. Ils souscrivent entre eux pour la concrétiser. Le fonds du musée Léon-Dierx relève du même état d’esprit.
Comme les hommes de chaque temps interprètent les faits historiques à leur manière, aujourd’hui, la lecture de ce désir est bien différente. Comme ce monument a été érigé sur la place qui a rassemblé les esclaves affranchis le 20 décembre 1848, certains considèrent sa présence en ce lieu comme une insulte. Cet argument pourrait paraître à plus d’un, imparable. Il justifie amplement le fait qu’en haut lieu, tous répètent : « Il ne s’agit pas d’un déboulonnage, mais d’un simple déplacement d’une œuvre d’art, qui heurte les sensibilités d’aujourd’hui, mais le grand marin est respecté. » Ce qui veut dire en clair, cette œuvre-là ne peut pas être n’importe où, car elle indispose, elle doit être dans un lieu peu visible, peu accessible, une caserne pour les uns, un musée pour les autres. Or, s’il est mauvais, car esclavagiste là où il est, il reste mauvais, car esclavagiste partout ailleurs.
Le décor se précise et change, quand ils ajoutent que ceux qui ont eu cette idée ont voulu, par cette statue imposante, signifier qu’ils voulaient perpétuer l’esclavage et leur domination, effacer l’abolition de l’esclavage, préciser que l’abolition ne sera pas entièrement accomplie, manifester leur anti-républicanisme et magnifier celui qui a « activement contribué à la création d’un empire colonial et esclavagiste ». Précisons en passant que Mahé de la Bourdonnais a installé des sucreries à l’île de France/Maurice, mais pas à l’île Bourbon/La Réunion.
Tout un chacun sait que depuis 1828, l’engagisme était en vigueur. Ce système de recrutement de travailleurs a été proposé par ces colons de l’île Bourbon au républicain Sarda-Garriga à la veille de l’abolition de l’esclavage, il l’a validé, et celui-ci est passé à la vitesse supérieure à partir du 20 décembre 1848. Si l’engagisme convient aux colons du second XIXe siècle, s’il représente pour eux, l’avenir, et si ce terme n’est pour eux qu’un habillage de l’ancien, la faute revient à Sarda-Garriga.
Mais pour ceux qui disent aujourd’hui que Mahé de la Bourdonnais « a contribué à la création d’un empire colonial et esclavagiste », l’ancien qui pose problème, c’est aussi le système colonial. Dès lors, en sourdine, c’est bien la guerre des temps qui est ouverte. D’un côté, le temps colonial qui, avec l’esclavage puis l’engagisme, est un temps imposé, un temps maudit, de misère, de restrictions, qu’il ne faut plus regarder en face, de l’autre, le temps départemental qui est un temps choisi, un temps béni, d’abondance, où l’argent coule à flots, où tout va pour le mieux.
En disant cela, je ne fais qu’analyser le dit. Mon objectif n’est surtout pas de vanter le temps colonial et de médire le temps départemental, mais d’essayer de faire comprendre que l’Histoire ne peut pas être saucissonnée. Aucun pays ne peut gommer la partie laide ou peu reluisante de son Histoire. Le temps départemental n’existe pas sans le temps colonial. C’est bien parce que La Réunion a été une colonie française depuis le XVIIe siècle qu’elle est devenue un département français au milieu du XXe siècle. Dire que les esclaves ont construit notre Réunion d’aujourd’hui, c’est évidemment une vérité, et c’est reconnaître par la même occasion, que la période coloniale ne peut pas être évacuée. Et dans la foulée, si les esclaves sont vraiment aimés, il leur faut un monument haut et majestueux sur le Barachois, à l’endroit où leurs pères et leurs mères sont entrés.
Car au fond, le rejet du temps colonial, passe logiquement par le rejet des grands voyages et de toute la politique coloniale mise en œuvre par les gouvernants en Europe, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la France… Ce rejet-là contient en filigrane le rejet de nous-mêmes, car nous sommes les fruits de cette histoire, un fardeau qu’il faut bien porter.
Au nom de Marie-Madeleine !
L’annonce en fanfare
Par les plus hautes autorités de l’État
Du transfert de la statue de Mahé la Bourdonnais,
Coupable de crime contre l’humanité,
Dans la cour de la caserne Lambert,
Seul lieu où il est légitime d’y figurer,
Disgrâcie le vilain de sa vie,
L’esclavagiste,
Et glorifie le bon de sa vie,
Le marin,
Le guerrier,
Le défenseur des intérêts de la France en Inde.
Comment les militaires sont-ils armés pour supporter le vilain ?
Taisons les contradictions de cette décision !
Le pot de fer triomphe toujours.
Cette chasse à l’impur
Par ricochet, gomme
La drôle et sombre histoire de sa fille,
Marie-Madeleine
Fruit de sa liaison avec une esclave
Au moment de son veuvage.
La mère donnant son statut à son nouveau-né,
Cet esclavagiste est bien particulier,
Puisqu’il est le père d’une enfant
Née d’une esclave blanchisseuse
Pendant son premier temps de présence
À l’île de France
En tant que gouverneur général des îles Mascareignes.
En éliminant Mahé de la Bourdonnais,
Qui est de trop,
En tant qu’esclavagiste,
C’est aussi Marie-Madeleine,
L’exilée, l’oubliée,
Le pot de terre,
Qui est renvoyée à son néant.
Pourtant, en l’installant en France,
À l’âge de dix-huit mois,
Dans sa propre famille,
Auprès de sa mère et de ses sœurs.
Il la sort de la société esclavagiste,
Et cherche visiblement
À la mettre dans la lumière.
En affectant une somme
Pour sa survie, son éducation et son établissement
Il signe sa paternité et l’assume à sa manière.
Mais comme il refait sa vie
Et retourne à ses affaires,
Loin de Paris,
Il ne peut suivre les pas de sa fille,
Pas à pas.
Dès qu’elle peut être admise dans un couvent
Qui assure l’éducation des petites filles,
Elle l’est
Elle connaît le triste sort des enfants abandonnés.
Elle grandit sans les siens.
Sans une personne aimante
Pour la consoler
Et essuyer ses larmes
De bébé,
De jeune enfant,
D’adolescente,
D’adulte.
Elle ne dépasse pas sa mère,
Elle devient lingère.
Qui se dira bon
Et doté d’un cœur de chair,
En soutenant que Marie-Madeleine
N’a pas souffert
Dans ce pays où elle est une étrangère,
Sans mère,
Loin de son père,
Victime de la jalousie,
Embastillé à son retour de l’Inde,
Et disculpé
Après trois longues années
D’âpres combats juridiques.
Il meurt deux ans plus tard.
Marie-Madeleine a souffert
De tout et de tout cela.
Elle a fait ce qu’elle a pu pour survivre.
Après une phase de maladie,
Elle en ressort avec une vue très diminuée
Qui ne lui permet plus d’exercer son métier.
Elle connaît la descente aux enfers.
Quand elle est au bout du rouleau,
N’en pouvant plus,
Elle cherche une bouée de sauvetage,
Une main bienfaisante,
Un cœur généreux,
Elle ne trouve que dédain,
De la part d’êtres humains au cœur de pierre.
Elle ose s’adresser aux plus hauts dignitaires politiques
Pour l’aider à obtenir une aide de la famille de son père.
Ruinée,
Par les indélicatesses du tuteur
Nommé pour gérer les biens
Des enfants légitimes de son père,
Celle-ci ne peut rien pour elle.
Elle essuie un échec décourageant.
Elle est renvoyée à sa misère
Avec entre les mains
Un bon remis par le lieutenant de police de Paris
Pour rentrer à l’Hôpital des pauvres.
C’est bien l’amour de son père
Qui l’anime à ce moment de sa vie !
Même s’il a été rarement à ses côtés,
Il était sa boussole,
Son point de repère,
Sa figure de proue,
Son môle d’espoir.
Au plus profond de sa misère,
Elle lance à cette famille qui ne la connaît point
Son cri de détresse.
Pauvre, la société n’a aucune pitié d’elle.
Elle la renvoie parmi les pauvres.
Elle lui intime d’aller vivre et mourir parmi eux,
Si d’elle-même,
Elle ne peut rien de mieux pour elle.
Elle subit la haine
que les Grands éprouvent pour son père.
Tous ceux qui ont été indignés
Par le sort des pupilles de l’État
Dits enfants de la Creuse
Devraient verser des larmes de sang
En imaginant le sort de Marie Madeleine,
Fille d’une esclave
Exilée en France hexagonale,
Où personne n’a pu rien pour elle.
Puisque la mort unit depuis longtemps
Ce père et cette fille,
Que les livreurs de bataille de pureté de notre temps
Aient pitié de la fille
En se vengeant eux aussi sur le père !
Que Marie Madeleine,
Malgré son histoire chaotique,
Malgré son peu,
Malgré son absence de titre de gloire,
Sauve par-delà la mort
François,
Son père !
Que ces deux-là ne soient pas mis dos à dos !
Que leur histoire ne soit pas envoyée aux oubliettes
Par tous les libéraux puristes
Que La Réunion compte aujourd’hui !
Dans cette île de La Réunion,
Qui renvoie au soleil de l’union,
Et au Piton des Calumets de la paix,
Ceux-ci se grandiraient
En agissant en faveur de Marie Madeleine.
En passant de la vengeance,
À la tolérance,
À la clémence,
En ne faisant pas ce qu’elle ne voudrait pas
Qu’on fît à son père !
Car, envers et contre tout,
Il reste son père.
C’est auprès de lui
Que Marie-Madeleine, enfant,
A trouvé
Pendant leurs très rares moments
De proximité et d’intimité,
Un peu de confiance,
Un peu d’affection,
Un peu d’amour.
La perfection est un long combat
Dans ce monde.
Il ne faut pas se bercer d’illusions,
Les Grands restent les Grands.
Les Parfaits restent les Parfaits.
Qui peut jouer dans la cour des Grands ?
Qui peut égaler les Parfaits ?
C’est cela aussi l’Histoire.
Prosper Ève, professeur émérite d’histoire moderne, université de La Réunion, spécialiste de l’histoire coloniale, président de l’Association Historique Internationale de l’Océan Indien (AHIOI, fondée en 1960)
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