LIBRE EXPRESSION
Deux visions opposées et complémentaires : en anthropologie politique, celle d’Asma Mhalla, et, en neurosciences et psychologie du sommeil, celle de Matthew Walker.
Les nombreuses sous-disciplines des sciences de la vie dissociées de l’anthropologie, a fortiori de la psychologie et des sciences sociales, font que de nombreux pans de la connaissance échappent à une nécessité attendue de synthèse.
Deux ouvrages peuvent nous aider à proposer un angle d’approche qui pourrait s’avérer suggestif pour cette synthèse et une compréhension de notre complexité humaine.
Le premier ouvrage est « Technopolitique – Comment la technologie fait de nous des soldats », d’Asma Mhalla, Seuil, 2024. La métaphore du « soldat » se justifierait doublement si l’auteur avait eu recours à l’image intériorisée du « commandant » gardée en chacun de nous, plus ou moins autoritaire ; qui nous habiterait et que les psychanalystes nomment le Surmoi, instance psychique héritée culturellement de nos parents et du mode de vie. L’intériorisation du Surmoi se réalise à notre insu, rappelons-le. C’est cette dimension extériorisée, culturelle, qui structure la psyché qu’Asma Mhalla explore, sans tenir compte du sommeil, ce n’est pas sa spécialité.
Avec l’ère industrielle et l’urbanisation grégaire, à outrance parfois, qui nous éloignent de la nature, les changements tant organiques que psychiques se sont amplifiés au point, effectivement, de faire de chacun un soldat risquant de se retrouver « aliéné » ; à la solde, dira-t-on, de ceux qui en profiteraient. La jeune et brillante docteure en études politiques, chercheuse au Laboratoire d’Anthropologie Politique de L’EHESS et spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech et de l’IA, se découvre « néo-marxiste » à la lecture d’Hannah Arendt. Elle expose cette rencontre et ose ainsi une « thèse forte et perturbante » lorsqu’elle dit : « Les technologies de l’hyper-vitesse, à la fois civiles et militaires, font de chacun d’entre nous, qu’on le veuille ou non, un soldat ». Pour cette auteure, « nos cerveaux sont devenus ultime champ de bataille. Il est urgent de le penser car ce n’est rien de moins que le nouvel ordre mondial qui est en jeu, outre la démocratie ». Nous verrons plus tard les prouesses régulatrices que tente le sommeil dans son « intimité » pour « restaurer ce champ de bataille », mais n’allons pas trop vite !
Elle va plus loin page 49 : « Or l’intime est fondamentalement politique. C’est en substance l’une des hypothèses de travail du sociologue américain Christopher Lasch, accusé à son époque d’être réactionnaire car proposant une critique trop acerbe de la modernité et du « progrès » avant d’être timidement redécouvert. Reste que là où Arendt explique l’avènement de la société de masse par l’invasion des logiques économiques dans la sphère politique, Lasch, dans « La culture du narcissisme » ou plus tard dans « Le Moi assiégé », argumente le phénomène d’atomisation des individus par l’effondrement de la structure familiale, proposant une grille de lecture davantage axée sur la psychologie sociale. Le contrôle de l’individu ne passe plus exclusivement par la coercition mais par la « séduction » standardisée et ultra consumériste, qui flatte et exploite des egos affaiblis. La société de masse composée d’individus psychiquement perdus, fragiles, sans repères solides, se transforme en « société de survie » avec une aspiration forte pour un Etat paternaliste, substitut de la figure castrée du père. La société de survie, celle qui, précisément, caractérise la société de masse, la nôtre, est une société par nature égoïste, violente, brutale. Car, c’est assez simple : trop occupés à survivre, seul, matériellement ou psychiquement, comment, avec qui, contre qui, se battre ? », In « Technopolitique », Seuil, 2024.
Ce premier ouvrage d’Asma Mhalla pourrait se lire en interaction cognitive et complémentaire avec une lecture neuroscientifique et psychologique du sommeil de l’ouvrage (génial, aussi !) du Professeur Matthew Walker de l’université de Berkeley : « Pourquoi nous dormons », Pocket, 2018. Cet écrit nous plonge dans l’intimité du sommeil et sa pulsion trans-fonctionnelle et téléo-sémantique que nous aborderons plus tard. Le sommeil régulerait notre physiologie, et lorsque celle-ci est malmenée, le sommeil « s’évertue », pourrait-on dire à réguler nos organismes. Sur le plan psychique, il tenterait de nous « dé-névrotiser » de nos complexes, sans être baguette magique pour autant… !, si toutefois ces derniers étaient épigénétiquement et psychiquement suffisamment labiles, nous libérant de l’habitus (nos façons d’agir, de penser et d’être) figé et discipliné qui aura « modelé » le « soldat » assujetti à l’autorité du « commandant » Surmoi.
Un processus d’une subtilité prodigieuse, sous-jacent à notre développement, alternativement régulé par le sommeil, serait à l’œuvre lors de ses différentes phases, cinq avec le sommeil REM (Rapid Eye Movment animé de nos rêves), en référence à l’évolution ; quand les oiseaux et mammifères rêvent aussi. Celle de notre espèce nous aura effectivement transformés en nous différenciant, surtout à mon sens depuis Homo-Erectus, et en risquant de nous égarer avec Homo-Loquens doté d’un langage parlé et articulé, dont la culture réunionnaise dirait : « La langue na poin l’zo ! ».
De ces deux ouvrages il ressort que la socio-culture exerce sur nos cerveaux, nos esprits et nos représentations conscientes et inconscientes des influences, aucun doute à ce propos. Le cerveau, de par sa formidable structuration – notamment suite à la bipédie – et l’organisation symbiotique et plastique des différentes phases du sommeil, s’autorégulerait constamment durant nos nuits. Nous en prenons progressivement conscience grâce au livre de Walker, notamment lorsqu’il écrit : « En agissant sur notre cerveau, le sommeil favorise nos capacités à apprendre, à mémoriser et à prendre des décisions logiques et rationnelles. Il réajuste nos émotions, réapprovisionne notre système immunitaire et règle avec précision notre métabolisme. Quant aux rêves, ils apaisent nos souvenirs douloureux et créent un espace favorable à la créativité », Pocket, 2019.
La psychologie ne peut être envisagée indépendamment de la biologie, certes, et de l’ignorance des effets de l’environnement, des idéologies et des économies. C’est cette dimension intégrée qui peut nous être reprochée au CEVOI (Centre d’Etudes du Vivant de l’Océan Indien), ce que nous tenterons de réparer sans engagements partisans, faisant appel à terme à l’intelligence singulière des citoyens…
Et je rajouterai : En plus de la démocratie, la santé de notre cerveau, organe terriblement plastique et de ce fait épigénétiquement vulnérable, est en jeu. Heureusement, le sommeil offre une alternative sanitaire à une reconfiguration naturelle de ses capacités de connectivité, à condition de reconnaître les prouesses naturelles misent en fonction à ce moment-là.
Ces deux livres se complètent. Celui d’Asma Mhalla offre un panorama des cadres de la pensée qui structure et limite à la fois notre sphère cognitive. Celui de Matthew Walker pénètre l’intimité de notre sommeil jusque dans nos rêves, où nous aurons notre contribution complémentaire de clinicien, pour nous aider à nous individuer, c’est à dire à devenir CE QUE NOUS SOMMES, à l’opposé du « moi-soldat ».
Permettons-nous une parenthèse en aparté, un soldat récalcitrant aux dictateurs, suivez mon regard.
Frédéric Paulus
Docteur en psychologie
Expert Extérieur Haut conseil de Santé Publique
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