[LIBRE EXPRESSION]
« Je voudrais m’adresser au peuple, au peuple français, qui malgré la fatigue et la lassitude de cinq années de confrontation permanente, de dégradation de son niveau de vie, de privations, y compris de libertés individuelles et collectives, aspire à la tranquillité, aspire au retour du bon sens dans la gestion des affaires de l’État. »
C’est par cette phrase, riche d’enseignements, que Marine Le Pen (désormais MLP) amorce sa conclusion, à l’occasion du débat de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle 2022, conclusion qui se développera par la suite en prenant la forme d’une anaphore. Cet énoncé, par l’adresse au peuple et non à une classe sociale particulière, apparemment, confère d’emblée une tonalité populiste à son intervention. Pour Ernesto Laclau, « il y a populisme chaque fois que l’ordre social est ressenti comme essentiellement injuste et que l’on fait appel à la construction d’un nouveau sujet de l’action collective – le peuple – capable de reconfigurer cet ordre dans ses fondements mêmes. » Notons en passant que, selon cette définition, Jean-Luc Mélenchon apparaît aussi comme populiste, ce qui accréditerait la théorie du fer à cheval, qui identifie un certain nombre de similarités entre l’extrême gauche et l’extrême droite. Pour en revenir à MLP, ce peuple auquel elle s’adresse, sans le constituer en sujet de l’interaction ( il n’y a aucun pronom de la deuxième personne pour le désigner ) est en fin de compte confiné, sur le plan linguistique, dans la catégorie de la non-personne. La proximité, qu’elle ne cesse d’afficher, avec l’entité populaire s’évanouit ici, ce qui pose question quant à la sincérité de la candidate.
D’autre part, qui est ce peuple à qui elle parle ou plutôt dont elle parle ? Il s’agit du « peuple français », précisant dans la clausule de son discours « tous les Français », pour se poser en rassembleuse. Mais ce n’est là qu’apparence d’unité, la lecture de son programme révèle en effet une conception rabougrie de la francité, qui exclut par exemple les binationaux de certaines sphères d’emplois.
D’ailleurs, le peuple dont elle parle partage avec elle une vertu cardinale, le bon sens, syntagme qui sera repris six fois (hexagone discursif ?) dans la structure d’une anaphore destinée à marquer les esprits, mais que je reçois comme un non-événement rhétorique, du fait de son caractère citationnel. Est cité en effet le procédé utilisé en 2012 par F. Hollande, avec son fameux « Moi président, je serai » martelé à 15 reprises, qui a montré une efficacité certaine. Le bon sens aurait voulu que MLP fît preuve d’originalité sans chercher à se lancer dans une pâle imitation ; mais cela est d’une certaine manière symptomatique de l’incapacité du RN à sortir de la nécrologie politique pour proposer des idées qui ne soient pas des idées mortes.
De plus, avec cette promotion du bon sens, MLP renoue avec le poujadisme. Roland Barthes, en étudiant la phraséologie de Pierre Poujade (chef de file d’un mouvement politique et syndical d’extrême-droite entre 1953 et 1958), dénonce dans ses « Mythologies » le mythe du bon sens valorisé par ce dernier. Pour Poujade, le bon sens, le ce-qui-va-de-soi, est consubstantiel aux « petites gens », viscéralement attachées au « réel » (un certain réel, petit bourgeois, où dominent les rapports quantitatifs) qu’il faut « prendre pour de l’argent comptant ». Les intellectuels, assimilés à l’abstraction et échappant à la quantification, ne disposent pas de cet « organe particulier de perception » (RB) ; ils sont méprisés par Poujade. On retrouve ce même désaveu des intellectuels – on dirait maintenant « élites » – dans le discours de MLP qui reproche à EM de faire partie de ceux qui ne sont pas dans « la vraie vie », expression qu’elle a utilisée plusieurs fois, et qui précipitent « le peuple » dans l’intranquillité. Son discours ne s’adresse pas à ceux-là, qui sont cependant des Français.
Ainsi elle donne l’illusion de parler à un peuple-corps-civique, figure de la généralité politique, expression d’une unité, alors qu’elle parle à un peuple social, une partie bien spécifique de la population dotée de ce fameux bon sens, poujadiquement marqué. Ce n’est pas là un discours de « femme d’État ».
Terminons avec Barthes : « […] le langage de M. Poujade montre […] que toute la mythologie petite-bourgeoise implique le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l’exaltation du semblable. » Mutatis mutandis, cela s’applique parfaitement au populisme de Marine Le Pen.
Jean-Louis ROBERT (Sainte-Clotilde)
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