Les défis des repreneurs du Quotidien

LIBRE EXPRESSION

Le 3 octobre, le journal Le Quotidien de la Réunion s’est déclaré en cessation de paiements, ainsi que l’annonçait le journaliste Cédric Boulland (lien en commentaire). La demande de liquidation judiciaire avec poursuite de l’activité pendant trois mois permet au titre de rechercher un repreneur. Cet événement ne peut me laisser indifférent en tant qu’ancien journaliste de ce titre, mais surtout en tant que citoyen. J’aimerais donc partager ici une réflexion sur les défis auxquels la #presse écrite, et le Quotidien de La Réunion en particulier, est confrontée. Je me concentrerai aujourd’hui sur l’aspect économique du #journal.

Premier média de masse dans l’histoire, la presse écrite s’est développée au XIXè siècle avec le développement de l’École et l’alphabétisation de la population. Dès les premiers journaux, tous les ingrédients que la radio ou la télévision reprendront existent déjà : information (des faits divers au sport en passant par la politique), divertissement (feuilletons, jeux), annonces. Le modèle économique actuel apparaît à la même époque, il combine le paiement d’une somme modique par les lecteurs à la vente d’encarts publicitaires et d’annonces payantes.

Ce modèle combine deux approches : une vente directe à des clients qu’il faut convaincre (B to C) et une approche indirecte pour laquelle on vend à des clients la perspective d’en toucher d’autres (B to C to B). À noter que certains journaux (comme le Canard enchaîné) font le choix de se concentrer sur le premier modèle (B to C) en refusant la publicité, quand d’autres journaux mettent en place une approche uniquement orientée publicité (B to B) avec la distribution gratuite du journal.

Un journal, avec une impression papier, est un investissement conséquent. Il suppose la mise en place d’une rédaction de journalistes, couplée souvent avec l’abonnement à une agence de presse (AFP, Reuters ou A.P.) pour compléter l’information sur des sujets internationaux. À cette rédaction s’ajoutent des services commerciaux de traitement des petites annonces (gratuites et payantes), de la publicité (avec offre de création publicitaire), démarchage des clients. L’imprimerie et ses besoins (approvisionnement en papier, encre) rattachent les journaux à l’industrie. Il faut imprimer le journal et le distribuer.

Dans le cas du Quotidien de La Réunion, l’entreprise à vendre est uniquement celle qui se charge de la rédaction du journal et sa mise en page. L’imprimerie (la Safi) et la distribution resteraient dans le groupe Chane Ki Chune. Un éventuel repreneur devra donc acheter ce service (impression et distribution) au groupe Chane Ki Chune (avec rachat à terme ?) ou faire appel à un concurrent. À La Réunion, une seconde imprimerie à la taille pour imprimer un journal à tirage conséquent : l’imprimerie Chane Pane. Côté distribution, l’ARDP est présente dans l’île, mais avec un nombre de points de ventes couvert plus réduit que ceux des deux journaux actuels. À noter que des imprimeries de plus petites tailles existent, pour des tirages de quelques milliers d’exemplaires.

L’apparition de la radio après la Première Guerre mondiale puis la généralisation de la télévision après la Seconde Guerre mondiale créent pour les journaux une première concurrence proposant une information gratuite. L’existence de monopoles d’État sur la radio et la télévision jusqu’aux années quatre-vingt limite cette concurrence, puisque la presse écrite apparaît comme un espace de plus grande liberté éditoriale. De fait l’âge d’or de la presse quotidienne régionale, à La Réunion, a lieu au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

Face à cette nouvelle concurrence gratuite, la presse écrite dispose de quelques atouts. Elle dispose d’un plus grand nombre de journalistes permettant une couverture médiatique plus large. Elle n’est pas limitée par le temps. Elle offre à son lecteur la possibilité de choisir les sujets qu’il veut lire.

À La Réunion, la presse écrite a mis en place son propre système de distribution des journaux (les journaux en France passent par les services de deux groupes). Ce système s’appuie sur un réseau conséquent de petits revendeurs (tabacs, stations-service, boulangeries, boutiques « chinoises »). Un journal, comme le Quotidien, est vendu dans plus de mille points de vente, avec, à chaque fois quelques exemplaires proposés.

À l’île de La Réunion, la libéralisation des ondes voit naître un mastodonte radiophonique : Radio Freedom, qui réunit en moyenne 200 000 auditeurs par jour (soit un Réunionnais sur quatre). Avec son système de libre antenne, ce média fonctionne comme un réseau social oral, ce qui est un atout dans une île où une partie de la population est en difficulté avec la lecture. Le moindre accident de la route est signalé immédiatement par un réseau d’auditeurs, qui deviennent également des informateurs. Freedom occupe alors une place centrale dans les informations immédiates et pratiques.

Dans les années quatre-vingt-dix, le Quotidien de La Réunion ne ressent pas cette concurrence de manière directe. L’alphabétisation croissante sur l’île a augmenté le nombre de lecteurs potentiels et le média propose un accès privilégié à l’information, y compris nationale et internationale. Il faut attendre les années deux-mille-dix pour que les journaux nationaux soit diffusés sans retard dans l’île, mais l’Internet est déjà là. Pour le Quotidien, les années Quatre-vingt-dix sont florissantes. Avec une moyenne de 40 000 journaux vendus, le journal est plus que rentable (le nombre de ventes est d’environ 11 000 exemplaires aujourd’hui d’après l’OJD). Le groupe Chane Ki Chune se développe alors dans d’autres secteurs économiques, du bâtiment au convoyage de fonds en passant par les radios. En interne, l’entreprise génère de l’argent qui est optimisé par des montages parfois complexes.

L’arrivée d’internet à La Réunion au début des années 2000 se fait lentement mais sûrement. Les majorités régionales, qui se succèdent, travaillent d’arrache-pied pour développer le réseau. Aujourd’hui, la région est une des plus fibrées de France, tandis que le réseau de téléphonie mobile couvre presque l’ensemble du territoire. L’internet permet un accès rapide aux journaux nationaux et internationaux. Il voit également le lancement de médias d’informations, comme ZINFOS 97-4. Le concurrent du Quotidien de La Réunion, le Journal de l’île, prend très rapidement la mesure de l’Internet avec la naissance du site Clicanoo. Le Quotidien mettra dix ans avant de lancer un premier site. Si l’existence de Clicanoo est un atout en termes d’expérience, d’image et de visibilité, il ne permet pas au Journal de l’île de dépasser le Quotidien en nombre de ventes et ne lui offre pas un avantage compétitif sur le plan financier.

En ce début des années 2000, la consommation de l’information change. À l’arrivée d’Internet s’ajoutent la naissance de la télévision numérique terrestre et ses chaînes d’information en continue. Un régional, comme le Quotidien, a un avantage concurrentiel, qui lui permet de se maintenir : il fournit une information locale qui ne se trouve pas ailleurs. Il y a bien sûr le JIR, mais la concurrence entre les deux titres fait qu’ils ne donnent pas entièrement les mêmes informations et proposent deux lignes éditoriales différentes. Cette concurrence des deux titres est d’ailleurs un stimulant important pour le dynamisme des deux entités.

Autour de 2010, le Quotidien vend un journal pouvant aller jusqu’à 80 pages. On y trouve des informations sur la vie associative, le compte rendu des conseils municipaux de toutes les communes de l’île, un suivi en profondeur du sport local. Ce sont autant d’informations qui passent rarement à la télé ou en radio. Ce n’est malheureusement pas suffisant pour maintenir des ventes élevées et financer une pagination grande et pour disposer d’une rédaction conséquente. La pagination va baisser, la rédaction perdre des journalistes.

2010, c’est également l’année d’une grève historique dans le journal. À l’occasion d’une négociation annuelle salariale, les salariés découvrent (et publient) le modèle économique du Quotidien et réclament leur part. Cette grève joue un rôle important dans la dégradation des relations au sein de l’entreprise, mais elle signe aussi la fin d’une époque. Avec la réduction du nombre de lecteurs, le Quotidien entre dans une spirale déflationniste : réduction des pages, réduction du nombre de journalistes, réduction de l’information vendue. Avec la réduction du nombre de lecteurs, la publicité fond. L’utilité sociale d’une presse pluraliste a conduit la France à créer un système d’aides à la presse. Elles deviennent une bouée de secours, bien fragile. Avec la réduction de son fonds de roulement, l’entreprise est en danger et les aléas se payent cash, notamment lorsque des cadres licenciés obtiennent des réparations conséquentes pour leurs licenciements. Le contexte de hausse des prix, consécutif à la crise Covid et à la guerre en Ukraine n’aide pas, puisque la facture productive du journal s’alourdit, elle aussi.

Une crise qui atteint le marché publicitaire

Internet a également apporté une révolution dans la vente de publicité. Le journal papier s’appuyait sur un nombre de numéros vendus (certifié par l’OJD dans le cas du Quotidien). Ce chiffre de ventes était converti en nombre de lecteurs potentiels, un journal acheté étant lu par plusieurs personnes. Les encarts sont vendus en fonction de leur position dans la maquette, qui apporte plus ou moins de visibilité.

Avec l’émergence des réseaux sociaux et le développement du moteur de recherche Google, il est devenu plus simple pour un annonceur d’atteindre des clients. Les réseaux sociaux offrent la possibilité de placer des publicités à des prix plus bas que ceux de la presse écrite, tout en fournissant des données précises sur les personnes exposées. Il en va de même pour les publicités en ligne, dont certaines vont littéralement traquer le client en fonction de ses habitudes et de ses besoins. C’est un avantage compétitif indéniable.

Le journal est-il condamné à disparaître ? Il est de bon ton d’annoncer la mort de la presse écrite, ou tout au moins de la presse papier. Variante de ce poncif, celui du maintien d’un unique journal dans l’île, qui survivrait sur le monopole des annonces classées et d’aides publiques. La véritable question est celle du service rendu. Est-ce que les différents médias peuvent remplacer le service rendu par la presse papier (hors annonces classées) ? La question peut se poser autrement. La presse écrite (et papier) a-t-elle encore des atouts pour retrouver un modèle économique pérenne, voire profitable ?

Il serait présomptueux d’affirmer détenir « La » vérité que des centaines d’organes de presse cherchent à travers le monde, mais il est certain que c’est la question que devra se poser un éventuel repreneur du Quotidien. À ce titre, c’est moins l’histoire d’une marque qu’il faut regarder que la manière dont le média répondra à un besoin : celui de ses clients. Le repreneur devra d’ailleurs se demander quel est le client du Quotidien ? Le modèle dual, lectorat plus publicité, ne conduit-il pas le journal à courir après deux lièvres différents ? La réponse est loin d’être simple.

Il est fréquent dans une industrie en crise de commencer par se pencher sur le produit pour le changer. Je vends moins de pains au chocolat, je vais changer la recette. Cette approche a le mérite d’être rassurante, on regarde quelque chose qu’on maîtrise, car on le produit. Au passage, on oublie souvent que le problème est moins la recette que l’emplacement sur le marché. Un très bon pain au chocolat ne se vendra pas s’il est mis en vente à un endroit où il n’y a pas de clients. Dans le cas du Quotidien, c’est le positionnement sur le marché qui est en train de tuer cette entreprise.

Pour disposer d’un journal, le client doit être particulièrement motivé. Il doit se déplacer vers un point de vente, espérer qu’il reste un journal disponible. S’il veut bénéficier de son journal à domicile, il doit attendre une livraison par la Poste dans la matinée (sauf quelques quartiers livrés directement). Il y a quelques années, les lecteurs avaient une motivation suffisamment forte pour faire cet effort. Pour certains, c’était une habitude, mais le lectorat habituel vieillit.

Il reste la possibilité de passer par hasard dans un lieu où le journal se vend. Avec l’important maillage territorial du journal, les chances de le croiser sur sa route sont grandes. Encore faut-il avoir envie d’acheter le journal. Pour susciter l’envie, le journal s’appuie sur la Une, qui réunit les titres qu’on pense être les plus vendeurs. Est-ce que cet appel à l’action fonctionne encore ? Le faible nombre de ventes du journal montre que non. Est-ce le choix des Unes qui est problématique ou l’idée que dans une société hyperindividualisée, les citoyens ne sont pas attirés par les mêmes informations ?

Qu’en est-il de l’Internet ? Avec la fourniture gratuite d’articles par les médias du monde entier, il est aujourd’hui simple de lire des informations sans payer. Beaucoup de journaux ont fait le choix d’offrir une partie de leurs articles à lire gratuitement. Ce système peut être financé par la publicité. Il peut également permettre un contact client à qui vendre ensuite un abonnement numérique. Sur ce point, la presse française et internationale a, maintenant, de l’expérience. Le Quotidien a également de l’expérience dans ce domaine. Du lancement de son premier site en flash en 2010, à la nouvelle formule, en passant par la création, puis la fermeture d’une rédaction dédiée, le journal a cumulé les échecs, mais n’apprend-on pas de ses erreurs ?

Depuis plusieurs années, les journaux misent sur la diversification pour toucher le public et vendre leur expertise. L’organisation de salons thématiques est un des exemples de stratégies mises en place et le Quotidien a récemment monté un tel salon autour de la thématique de la production locale. Est-ce une stratégie viable ou un moyen de doper des ventes publicitaires ? Seul le comptable de l’entreprise peut le dire. Est-ce que la presse écrite doit multiplier les initiatives pour développer de petits business à partir d’un seul ou, au contraire, doit-elle simplifier son modèle pour retrouver une clientèle conséquente ? Là encore, la réponse est loin d’être simple.

L’avenir du Quotidien de La Réunion se jouera dans la capacité de la nouvelle équipe à répondre à un besoin de ses futurs clients. Longtemps, le journal a travaillé à conserver ses habitués. Ce temps est clos et le journal n’a pas d’autre choix que de repartir à la conquête d’un nouveau lectorat. Ce n’est pas un défi simple, mais il a le mérite d’être exaltant. Le Quotidien s’appuie sur des équipes solides et expérimentées. Il a de nombreux atouts en interne pour rebondir et l’île de La Réunion héberge les talents dont ce journal aura besoin pour répondre à ces défis. En 1976, c’est la population réunionnaise qui avait sauvé le journal. En 2023, c’est en retrouvant un chemin vers cette même population que le journal s’en sortira.

Nicolas Bonin

Chaque contribution publiée sur le média nous semble répondre aux critères élémentaires de respect des personnes et des communautés. Elle reflète l’opinion de son ou ses signataires, pas forcément celle du comité de lecture de Parallèle Sud.

A propos de l'auteur

Kozé libre

A Parallèle Sud nous nous faisons un devoir de libérer la parole, de la partager, sous quelque forme que ce soit (texte, vidéo, son, BD...). Chaque lecteur peut être acteur et créer l'information. Celle-ci est relue par le comité de lecture de Parallèle Sud avant d'être publiée dans la Libre expression.